« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 5 novembre 2020

Les leçons à tirer de l'attentat de Vienne


Les attentats qui se sont déroulés à Vienne, dans la soirée du 2 novembre 2020, ont fait plusieurs morts dans le centre de la capitale autrichienne, notamment dans une rue où se situe la plus importante synagogue de la ville, et près de l'opéra. De nombreux coups de feu ont été tirés, visant en particulier des cafés encore ouverts au public dans cette dernière soirée précédent le confinement lié à la Covid. Dans l'état actuel de l'enquête on ignore encore le déroulement exact des évènements ainsi que le nombre de terroristes impliqués. Mais les forces de l'ordre ont tué un auteur de coups de feu, et il s'agirait d'un citoyen autrichien d'origine albanaise, condamné en avril 2019 pour avoir tenté de rejoindre Daech en Syrie. Il avait été libéré en décembre, à la condition de suivre une thérapie de déradicalisation. Sans doute ne fut-elle pas un succès. 

Au-delà du sentiment d'horreur qu'il suscite, cet attentat devrait inciter à la réflexion ceux qui pensent qu'il ne faut pas publier de caricatures de Mahomet, qu'il ne faut pas rire des religions et notamment de l'islam. Ceux-là préfèrent renoncer à leur liberté d'expression au motif que cet abandon serait le seul moyen d'éviter les violences terroristes. Ce choix de renoncer aux valeurs démocratiques pour ne pas déplaire à des groupes religieux n'est pas nouveau et ne vise pas nécessairement l'islam. 

 

La politique de l'Autriche

 

Précisément, il n'existe pas d'Etat européen qui, dans sa législation, soit plus protecteur des religions. Au nom des valeurs catholiques, l'Autriche a en effet intégré dans son code pénal un article 188 relatif au délit de "dénigrement de doctrine religieuse" ainsi rédigé : « Quiconque dénigre ou bafoue, dans des conditions de nature à provoquer une indignation légitime, une personne ou une chose faisant l’objet de la vénération d’une Église ou communauté religieuse établie dans le pays, ou une doctrine, une coutume autorisée par la loi ou une institution autorisée par la loi de cette Église ou communauté encourt une peine d’emprisonnement de six mois au plus ou une peine pécuniaire de 360 jours-amende au plus". Il s'agit ni plus ni moins que d'un délit de blasphème modernisé, car le fait de rire d'une religion ou de la critiquer provoque toujours l'indignation des fidèles ou plutôt des plus rigoristes d'entre eux.

 

 

Vision d'un célèbre Autrichien sur l'islam

Mozart. L'Enlèvement au sérail. 

Amadeus. Milos Forman. 1984

 

La jurisprudence de la CEDH

 

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a été saisie de cette incrimination et s'est prononcée dans un arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018.  La requérante avait assuré en 2008, à l'institut d'éducation du parti libéral autrichien (FPÖ), une série de conférences intitulée "les bases de l'islam". Elle y accusait le prophète Mahomet de pédophilie, évoquant son mariage avec Aïcha, une enfant de six ans, union qui aurait été consommée lorsque celle-ci avait atteint l'âge de neuf ans". Ses propos ayant été repris par un journaliste qui s'était glissé parmi le public, la requérante fut poursuivie pour "dénigrement de doctrine religieuse" et condamnée à une amende de 480 €. 

Pour les juges autrichiens, la requérante avait "accusé une figure vénérée d’un culte religieux d’être attirée sexuellement et de façon prédominante par le corps des enfants". C'est donc la vénération à l'égard du prophète Mahomet qui est atteinte, définition même du blasphème qui ne vise que des propos tenus à l'encontre du dogme. La Cour suprême autrichienne ajoute d'ailleurs qu'il est du devoir de l'Etat de réprimer une expression gratuitement offensante et qui avait un "caractère profanateur". 

Saisie de l'affaire, la CEDH constate donc que la condamnation constitue bien une ingérence dans la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle est prévue par la loi, en l'espèce le code pénal, et répond à un but légitime, à savoir la paix religieuse. 

Reste à savoir cependant si cette ingérence est "nécessaire dans une société démocratique" au sens de l'article 10 § 2 de la Convention. La jurisprudence traditionnelle de la CEDH est marquée par un grand libéralisme, et elle affirme, par exemple dans l'arrêt Baka c. Hongrie du 23 juin 2016, que l'article 10 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression en matière de discours politique ou de débat sur des questions d'intérêt général. Ceux qui affichent publiquement leurs convictions religieuses doivent donc tolérer les propos hostiles à leur foi.

Une jurisprudence récente, formulée dans la décision du 30 janvier 2018 Sekmadienis Ltd c. Lituanie, est pourtant venue nuancer ce libéralisme. Pour permettre l'exercice paisible de la liberté religieuse, les Etats peuvent contraindre la liberté d'expression, en sanctionnant les propos qui " relativement à des objets de vénération, peuvent apparaître gratuitement offensants pour autrui et profanateurs". Il ne s'agit donc pas, stricto sensu, de propos de nature à inciter à la discrimination religieuse, mais de propos blasphémateurs pour les croyants qui les entendent. Précisément, la CEDH reprend exactement cette idée en l'espèce en considérant que la requérante a présenté le prophète, objet de vénération religieuse, "d'une manière provocatrice propre à heurter les sentiments des adeptes de la religion concernée".


La politique de l'autruche


Cette décision est doublement surprenante. D'une part, elle va directement à l'encontre de la jurisprudence selon laquelle la liberté d'expression doit s'imposer avec d'autant plus de vigueur qu'elle concerne des idées qui heurtent ou qui dérangent. Or, en l'espèce, la Cour interdit la formulation de tels propos en matière religieuse, comme si la liberté d'expression disparaissait en ce domaine. D'autre part, en réaffirmant l'autonomie des Etats, la Cour tolère des restrictions à la liberté d'expression au nom des valeurs religieuses. Dans un pays comme l'Autriche, où la religion catholique est très majoritaire et largement pratiquée, il est présenté comme normal que l'on admette le blasphème, dont va pouvoir bénéficier la minorité musulmane. Le droit européen est ainsi construit au regard du poids de la religion dans les Etats, principe qui porte atteinte à l'idée même d'un standard européen en matière de liberté d'expression.

Quoi qu'il en soit, l'Autriche, soutenue sur ce point par la jurisprudence de la Cour européenne, n'a rien gagné. Elle n'a pas échappé à la vague d'attentats, alors même que la publication d'une seule caricature de Mahomet pouvait y être condamnée pour "discrimination contre une religion". Ceux qui affirment qu'il faut se taire, s'abstenir de rire du prophète, ceux qui pensent que les journalistes de Charlie Hebdo, comme le malheureux Samuel Paty, ont un peu cherché ce qui leur était arrivé puisqu'ils avaient offensé la religion... Ceux-là n'ont rien compris. Ils n'ont pas compris que le seul moyen de faire échec au terrorisme est de montrer à ses auteurs qu'ils ne gagneront pas et qu'ils ne nous empêcheront pas de rire des religions, si nous en avons envie d'en rire. Dans le cas contraire, c'est la célèbre formule de Churchill qui trouverait à s'appliquer : "Vous aviez à choisir entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre".


Sur le principe de laïcité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, sections 1 et 2.
 

 

dimanche 1 novembre 2020

La dissolution de Barakacity : ce que dit le droit

Un décret du 28 octobre 2020 prononce la dissolution de l'association Barakacity, association dont les statuts avaient été déposés à la préfecture du Val d'Oise le 9 janvier 2010. Présidée par Driss Yemmou, dit Idriss Sihamedi, cette association se présentait comme une organisation non gouvernementale (ONG) ayant pour objet « la création, la promotion et le développement d'actions permettant de venir en aide aux démunis en France et à l'international, mais également de combattre le racisme ou d'assister les victimes de discrimination […], de défendre ou d'assister l'enfance martyrisée ou les mineurs victimes d'atteintes sexuelles, de combattre les crimes contre l'humanité ou les crimes de guerre ou de défendre les intérêts moraux et l'honneur de la résistance ou des déportés […] ». Ces statuts ressemblent à ceux de n'importe quelle ONG humanitaire, mais la réalité est bien différente, et le gouvernement reproche à Barakacity sa proximité avec un islam politique particulièrement radical.

 

La liberté d'association 

 

On sait qu'il n'est pas facile de dissoudre une association, car la liberté d'association, bien que consacrée dans la loi du 1er juillet 1901, a valeur constitutionnelle. C'est même elle qui est à l'origine de la grande décision rendue par le Conseil constitutionnel le 16 juillet 1971. Il a alors érigé la liberté d'association en Principe fondamental reconnu par les lois de la République, notion figurant dans le Préambule de la Constitution de 1946. L'opération permettait à la liberté d'association d'acquérir, elle aussi, une valeur constitutionnelle.  De fait, le Conseil constitutionnalisait aussi le régime déclaratoire qui est son mode d'aménagement. Pour créer une association, il suffit, en principe de la déclarer en préfecture, et le préfet ne peut refuser son enregistrement. Si le groupement lui semble illégal, il peut toutefois saisir le juge et demander sa dissolution judiciaire. 

 

La dissolution administrative

 

Certes, mais cette procédure constitue le droit commun, et le droit commun s'accompagne souvent de dérogations. Il existe une procédure de dissolution administrative des associations, issue d'une ancienne loi du 10 janvier 1936 reprise sans changement dans l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure. Le texte de 1936 était le fruit d'une situation conjoncturelle. Après le 6 février 1934, l’activité de « ligues » armées, souvent violentes et peu respectueuses de l’État de droit, est apparue suffisamment dangereuse pour justifier un régime très restrictif qui a perduré jusqu'à aujourd'hui, et c'est précisément sur l'article L 212-1 csi que se fonde le décret de dissolution de Barakacity

Aujourd'hui, la dissolution administrative demeure donc possible si le groupement organise des manifestations armées, s’il a pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou à la forme républicaine du gouvernement, ou enfin s’il développe une action de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales. Ont ensuite été ajoutés à ces motifs traditionnels, les groupements « qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger". 

 


 

 Les Indégivrables. Xavier Gorce, avril 2019

 

Le contrôle des motifs


Le juge administratif opère un contrôle normal de la qualification juridique des faits. A la suite du décès d’un jeune homme lors d’une rixe avec des militants d’extrême‑droite, un décret du 12 juillet 2013 a ainsi prononcé la dissolution de trois mouvements : les "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (JNR), « Troisième voie" et "Envie de rêver". Le Conseil d’État admet, dans un arrêt du 30 juillet 2014, la légalité de la dissolution des deux premiers qui avaient le caractère de « groupe de combat » au sens de la loi de 1936. En revanche, il annule la dissolution du troisième groupement, l’association « Envie de rêver » qui se bornait à prêter un local aux deux autres.

Ce contrôle incite l'autorité administrative à motiver soigneusement le décret de dissolution, et c'est précisément ce qu'a fait le Premier ministre dans le décret du 28 octobre 2020.  

Il affirme d'abord que Barakacity "diffuse et invite à la diffusion d'idées haineuses, discriminatoires et violentes". Il cite ainsi le compte Twitter et les pages Facebook de son président et de l'association elle-même qui ont prôné un islamisme radical, messages qui eux-mêmes ont suscité des commentaires antisémites, des menaces de mort, des propos apologétiques de crimes contre l'humanité, des messages anti-chiites, ou encore des appels à la condamnation à mort des apostats. Nul, au sein de Barakacity n'a alors songé à modérer de tels propos. 

Le décret considère ensuite que Barakacity se livre "à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger". Le dossier est lourd, et sont mentionnés les éléments de propagande islamiste saisis lors d'une perquisition chez son président en mai 2017, l'apologie de la mort en martyr sur les réseaux sociaux ainsi que les messages se réjouissant de l'attentat contre Charlie Hebdo, et des liens avec différents groupes djihadistes. C'est ainsi que l'auteur de l'attentat contre deux policiers de Magnanville avait fait un don financier à Barakacity. Ces éléments, connus depuis plusieurs années, conduisent ainsi à s'interroger sur le discours tenu par les avocats qui dénoncent la célérité de la mesure de dissolution. Celle-ci est au contraire intervenue bien tardivement si l'on considère que le fondement juridique existait au lendemain de l'attentat contre Charlie-Hebdo.

 

Constitutionnalité et conventionnalité


Les chances de succès du recours annoncé par les avocats de Barakacity semblent donc fort modestes. C'est d'autant plus vrai qu'ils n'auront vraisemblablement pas la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la Constitution. En effet, au moment de l'arrêt du 30 juillet 2014, le code de la sécurité intérieure avait pour fondement une ordonnance non encore ratifiée. Le Conseil d'Etat pouvait donc s'interroger directement sur la conformité de cette procédure de dissolution administrative à la liberté d'association. Et il affirme qu'elle répond " à la nécessité de sauvegarder l’ordre public, compte tenu de la gravité des troubles qui sont susceptibles de lui être portés par les associations et groupements visés par ces dispositions". Il est donc aujourd'hui peu probable que le Conseil d'Etat admette de renvoyer au Conseil constitutionnel une QPC portant sur une disposition dont il a lui-même admis la constitutionnalité.

Quant à la conformité de la procédure de dissolution à la  Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, elle ne fait guère de doute. Dans un arrêt du 13 février 2003, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et a. c. Turquie, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme ainsi que la dissolution d'une association prônant l'instauration de la Charia ne porte pas une atteinte excessive à la liberté d'association. Cette jurisprudence a ensuite été confirmée dans une décision du 11 décembre 2006, Kalifatstaat c. Allemagne. La dissolution de Barakacity s'inscrit à l'évidence dans cette jurisprudence, d'autant que la CEDH n'exige pas que le groupement soit passé à l'acte. Il suffit que ses dirigeants aient refusé de se désolidariser d'actions terroristes pour justifier la dissolution. 

Reste évidemment la procédure. Mais le décret est motivé et la procédure contradictoire a été respectée. Certes, cinq jours pour préparer une défense, cela peut sembler un peu court, surtout lorsque le président de l'association est en garde à vue pour des actes de harcèlement sur les réseaux sociaux. Mais le Conseil d'Etat a admis, dès 1995, que l'urgence et les "nécessité de l'ordre public" pouvaient justifier une absence totale de procédure contradictoire, dans le cas de dissolution de deux associations prônant l'indépendance du Kurdistan qui s'étaient livrées à différentes formes de violences. A fortiori, en période de menace terroriste, est-il peu probable qu'il sanctionne comme insuffisante une procédure contradictoire qui a eu lieu et qui a laissé cinq jours à Barakacity pour préparer sa défense. 

L'intérêt du décret du 28 octobre 2020 dépasse ainsi largement le cas de Barakacity. Ceux qui, aujourd'hui, remettent en cause l'état de droit, réclament un "Guantanamo à la française" devraient commencer par considérer le droit positif. Les instruments juridiques de lutte contre l'islamisme radical existent déjà. L'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure présente l'avantage d'être un élément de l'état de droit, et la dissolution administrative qu'il autorise reste une procédure exceptionnelle susceptible d'un contrôle étendu du Conseil d'Etat. L'atteinte à la liberté d'association demeure très modeste, puisque la dissolution ne peut concerner que les mouvements les plus extrémistes, une infime partie du mouvement associatif. Au lieu d'inventer des outils beaucoup plus attentatoires aux libertés, peut-être convient-il seulement de faire usage de ceux dont nous disposons. Il reste évidemment à se demander si la dissolution de Barakacity restera ou non un cas isolé, satisfaction symbolique donnée à une opinion choquée par des attentats particulièrement violents ou première étape vers un contrôle efficace de l'islam radical.



Sur la dissolution administrative des associations : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, section 2 § 1 B.



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jeudi 29 octobre 2020

Les conflits d'intérêts reconnus par décret


Un décret du 23 octobre 2020 pris en application de l'article 2-1 du décret du 22 janvier 1959 relatif aux attributions des ministres modifie l'étendue des compétences du ministre de la justice. Il est précisé qu'il "ne connaît pas" des actes relatifs à des requérants ayant engagé des actions judiciaires contre lui en sa qualité de ministre ou d'avocat, qu'il ne peut recevoir de remontées d'informations des procureurs dans des affaires dont il a eu connaître alors qu'il était avocat. Enfin, il ne connaît pas davantage, "des actes de toute nature (...) relatifs à la mise en cause du comportement d'un magistrat à raison d'affaires impliquant des parties dont il a été l'avocat ou dans lesquelles il a été impliqué". Ces compétences sont désormais dévolues au Premier ministre, du moins en apparence.

Ce décret concerne très directement la décision prise par Eric Dupond-Moretti de saisir l'Inspection générale de la justice pour qu'elle diligente une seconde enquête, recherchant cette fois des faits pouvant être retenus à l'encontre des magistrats du Parquet national financier (PNF) pour fonder des poursuites disciplinaires. On se souvient qu'un premier rapport de cette même inspection avait conclu qu'aucun manquement au code de procédure pénale ne pouvait être reproché aux magistrats, comme d'ailleurs un avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Après avoir saisi l'IGJ d'une seconde enquête, le Garde des sceaux est donc dessaisi, au profit du Premier ministre qui sera le destinataire du second rapport.

 

Les conflits d'intérêts, une situation fréquente sous l'actuel quinquennat


Ce décret reconnaît clairement l'existence de conflits d'intérêts concernant le Garde des Sceaux. L'avocat Dupond-Moretti avait en effet porté plainte contre le PNF en contestant l'enquête diligentée pour rechercher l'éventuel informateur de Nicolas Sarkozy et de son avocat lors de l'affaire "Paul Bismuth". D'une manière plus générale, son cabinet avait, et a toujours, des clients impliqués dans des enquêtes ouvertes par le PNF et les clients qu'il a défendus dans ce cadre ont généralement été lourdement condamnés. Le contentieux est donc lourd entre l'avocat Dupond-Moretti et le PNF. Le présent décret vise donc officiellement à empêcher le ministre de régler les comptes de l'avocat.

Cette reconnaissance par décret de l'existence d'un conflit d'intérêts n'est pas propre à Eric Dupond-Moretti. Depuis 2017, le conflit d'intérêts irrigue bon nombre de ministères. On considère aujourd'hui que l'intéressé n'a pas besoin de démissionner et qu'il suffit de le priver temporairement de quelques compétences pour faire disparaître le problème.

Un décret du 29 mai 2017 précise ainsi qu'Agnès Buzyn, ministre de la Santé, ne pourra connaître des actes liés à l'Inserm, son époux y exerçant des fonctions de responsabilité. Le 9 juillet 2018, ce sont les activités d'Actes Sud qui sortent des compétences de Françoise Nyssen, propriétaire de cette maison d'édition. Enfin, un décret du 17 juillet 2019 retire à la ministre de la transition écologique la compétence en matière de marchés de transports, sachant qu'elle a présidé la RATP jusqu'en 2017, date de sa désignation comme ministre des transports du gouvernement d'Edouard Philippe. De 2017 à 2019, personne ne s'était pourtant préoccupé de cet éventuel conflit d'intérêts.

Eric Dupond-Moretti n'est donc pas le premier à être l'objet d'une telle modification de ses compétences, mais le conflit d'intérêts qui le concerne est, de loin, le plus grave. Il ne concerne pas en effet de simples questions de liens familiaux comme Agnès Buzyn ou de grande proximité avec une entreprise privée comme Françoise Nyssen ou Elisabeth Borne. Il concerne la séparation des pouvoirs, le fait qu'un ministre, membre du pouvoir exécutif, est désormais en mesure d'exercer une vengeance privée à l'égard de magistrats avec lesquels il a eu des relations tendues, lorsqu'il était avocat.

 

 



 

Le Chat. Gelück

 

Un décret cosmétique

 

La question qui se pose est toutefois celle de l'efficacité du dispositif, dans le cas d'Eric Dupond-Moretti. Devant l'ampleur des critiques, il avait pris la décision de se déporter avant même l'intervention du décret, dans une démarche déjà trop tardive pour présenter une quelconque utilité.

Ce transfert de compétences ne fait pas disparaître le conflit d'intérêt qui existait dès la saisine de l'Inspection, bien avant le décret transférant les compétences vers le premier ministre. L'auteur de l'acte de saisine de l'IGJ demeure aujourd'hui Eric Dupond-Moretti. Si cette décision faisait l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, l'annulation pour détournement de pouvoir ou détournement de procédure serait possible. En effet, l'existence d'affaires pendantes du cabinet Dupond-Moretti devant le PNF n'est guère contestable, pas plus que n'est contestable le premier rapport de l'IGJ qui ne relève aucun manquement au code de procédure pénale par les membres du PNF. De même, la violente animosité à l'égard de l'ancienne responsable du PNF a été affichée urbi et orbi, lors d'une réponse d'Eric Dupond-Moretti à la question d'une parlementaire à l'Assemblée nationale, le 22 septembre 2020. Le juge administratif éventuellement saisi pourrait s'interroger  sur la finalité réelle de la procédure.  Répond-elle à un but d'intérêt général ou à une finalité d'intérêt privé ? 

Surtout, il semble que personne ne se soit interrogé sur l'articulation entre ces nouvelles compétences attribuées au Premier ministre et celles du ministre de la justice. Dans l'état actuel du droit, la seule modification intervenue réside dans le fait que le second rapport de l'IGJ sera remis au Premier ministre et non pas au Garde des Sceaux. 

Sans doute, mais cela ne change rien en ce qui concerne la suite des évènements. Eric Dupond-Moretti a clairement affiché ses intentions. Il est vrai que l'IGJ dans son premier rapport et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) n'ont rien trouvé de répréhensible dans les enquêtes menées par le PNF, mais le Garde des sceaux, lui, veut y voir des éléments de nature à justifier des poursuites disciplinaires. Or, ces poursuites ne peuvent être initiées que par le Garde des sceaux lui-même, et ce n'est pas un décret qui peut aller à l'encontre de l'article 47 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature. Nulle part, il n'est mentionné que le Premier ministre pourrait être compétent pour diligenter de telles poursuites à l'encontre d'un magistrat du parquet. 

L'article 48 ajoute d'ailleurs immédiatement que, après avis du Conseil supérieur de la magistrature, c'est ce même Garde des Sceaux qui est seul compétent pour prononcer une sanction. On pourrait s'interroger sur le respect du principe d'impartialité objective dans une procédure disciplinaire initiée par le Garde des sceaux, dont le dossier est alimenté par une commission administrative placée sous son autorité, le prononcé de la sanction lui revenant finalement. Or, là encore, c'est l'ordonnance de 1958 qui définit la procédure, et le décret du 23 octobre 2020 ne saurait y déroger.

Le décret du 23 octobre 2020 est donc un texte purement cosmétique, dont la seule fonction est de laisser passer l'orage, en attendant que le Garde des sceaux puisse continuer à mener sa guerre privée contre les magistrats du PNF, à tenter de décrédibiliser à quelques semaines du procès du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy. A moins que ses conflits d'intérêts ne finissent pas avoir raison de la crédibilité du Garde des sceaux ? Il y a, dans ce domaine, quelques précédents fâcheux. Les décrets identiques visant à protéger Agnès Buzyn et, avant elle, François Nyssen, n'ont guère porté chance aux intéressées.

 

 


lundi 26 octobre 2020

Le blasphème revient, masqué


Liberté Libertés Chéries publie un texte dont la rédaction a été demandée par The Conversation. Après réception de l'article, la rédaction a réécrit des passages entiers, exigeant de l'auteur des modifications telles que la substance même de ses propos était atteinte. Une telle pratique s'analyse comme une censure préalable sur des travaux académiques, dès lors que l'auteur se voit contraint de négocier le contenu de sa publication. Mais la liberté d'expression ne se négocie pas. L'article est donc finalement diffusé sur Liberté Libertés Chéries qui, depuis sa création, il y a bientôt dix ans, n'a jamais exercé de contrôle préalable sur les opinions exprimées par les auteurs et les commentateurs.


 

Le professeur Samuel Paty a été assassiné avec la barbarie la plus extrême parce qu’il avait fait son métier de professeur. Usant de sa liberté d’expression, il l’avait enseignée à ses élèves et c’est précisément parce que sa leçon portait sur le droit de chacun de s’exprimer qu’il a été tué. Un acte aussi horrible a toujours quelque chose d’impensable et donc d’imprévisible, même si les faits révèlent un certain abandon d’un professeur dont le nom a été jeté en pâture aux extrémistes et qui n’a pas trouvé de soutien efficace chez les autorités chargées de le protéger. Sur un plan plus général, l’acte d’Abdoulakh Anzorov et de ceux qui l’ont incité à agir, s’inscrit dans un mouvement inquiétant pour les libertés : le retour du blasphème, considéré par certains comme une limite admissible de la liberté d’expression.

 

La leçon du professeur Samuel Paty

 

Prenant l’exemple des « caricatures de Mahomet », le professeur Samuel Paty a montré à ses élèves l’étendue de la liberté d’expression. Elle n’est pas seulement un droit qui permet à chacun d’entre nous d’exposer ses opinions, c’est aussi un devoir d’entendre celle des autres.

 

C’est ce qu’affirme la Cour européenne des droits de l’homme. Si elle reconnaît, dans son arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, l’existence d’un "droit à la jouissance paisible de la liberté de religion", elle ajoute que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi". Le discours provocateur est lui-même protégé par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme qui garantit la liberté d’expression. La Cour précise donc que la liberté d’expression doit être garantie avec d’autant plus de rigueur que les propos contestés "heurtent, choquent ou inquiètent". En montrant à ses élèves les caricatures de Mohamet, Samuel Paty leur enseignait que la liberté d’expression n’existe que dans le respect des opinions et convictions d’autrui.

 

L’assassinat du professeur Samuel Paty intervient durant le procès Charlie, et l’on se souvient qu’il y a quelques jours à peine, quelques journaux, dont L’Express et Marianne, publiaient une nouvelle fois les Caricatures de Mahomet. Comme lors de la première publication, des voix se s’élevaient alors pour protester, appeler à l’auto-censure au nom du respect des convictions religieuses de la communauté musulmane. Derrière ces appels à l’auto-censure apparaît le spectre du blasphème, notion qui devrait pourtant avoir disparu dans un État qui fait figurer le principe de laïcité dans l’article premier de sa constitution.

  

Le blasphème, une notion ignorée du droit positif

  

Le blasphème ne saurait exister, comme règle juridique, que dans un État apportant une protection judiciaire à une ou plusieurs religions, négation même du droit français qui repose sur la séparation des églises et de l’État. En d’autres termes, le blasphème n’existe pas dans notre système juridique. Lors de l’affaire « Mila », le président Macron, en déclarant que « la loi est claire, nous avons droit au blasphème », faisait ainsi un contresens juridique. Dès lors que le blasphème n’a pas de contenu juridique, le droit au blasphème n’en a pas davantage.

 

Pour trouver une référence au blasphème dans le droit positif, on doit remonter à la Restauration, précisément au règne de Charles X. En 1825, fut votée une loi sur le sacrilège. Le projet prévoyait la condamnation à mort par décapitation, après avoir eu la main coupée, de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. Après débats, ce châtiment fut finalement « adouci » en peine de mort, après amende honorable. La loi se heurtait cependant à l'opposition des doctrinaires, partisans d’une séparation du temporel et du spirituel. Lanjuinais déclarait que la loi n'a pas à sanctionner les offenses à Dieu, dont lui seul est juge. Benjamin Constant, de religion protestante, affirmait que ce texte reposait sur une croyance qu'il ne partageait pas, et qu'il avait le droit de ne pas partager. La loi fut finalement votée mais jamais appliquée et elle disparut avec la Révolution de 1830.

 

La loi ironiquement qualifiée "de justice et d'amour" de 1827 visait, quant à elle, à museler la presse en cas de propos offensants pour la religion. Il s'agissait de soumettre toute publication à l'autorisation préalable du ministre de l'intérieur, et donc d’instaurer un régime de censure de la presse. La loi fut votée après bien des difficultés, et tellement modifiée par la Chambre des pairs que le gouvernement Villèle décida finalement de la retirer. Ce texte est la dernière tentative du droit français pour sanctionner juridiquement le blasphème.

 

 

 

 La lapidation pour blasphème du fils de Chelomit. Marin de Vos (école). XVIIe s.


Un blasphème insidieux

 

 

Ceux qui appellent aujourd’hui à la censure ou à l’auto-censure sont les dignes successeurs des parlementaires de 1827. Comme eux, ils souhaitent porter atteinte à la liberté d’expression, dans le but de protéger la paix religieuse. Mais peut-on parvenir à ce résultat, au prix d’une atteinte à "la libre communication des pensées et des opinions » consacrée dans l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ?

 

Le blasphème est pourtant de retour, de manière relativement marginale sur le plan strictement juridique. La Cour européenne des droits de l’homme n’interdit pas aux États de le conserver dans leur système juridique. Dans son arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018, elle ne voit pas d'atteinte à la liberté d'expression dans l'infraction de "dénigrement de doctrine religieuse", figurant dans le code criminel autrichien et passible d'une peine de six mois d'emprisonnement. La Cour affirme toutefois le caractère particulier d’une jurisprudence qui s’applique dans États dont la population pratique massivement la religion catholique. Elle laisse ainsi subsister, étrangement le blasphème comme instrument de puissance d’une communauté religieuse ultra-majoritaire.

 

Mais le retour du blasphème se manifeste surtout de manière insidieuse. Sa sanction n’est alors pas organisée par la loi mais par l’opinion, ou plutôt par une frange particulièrement militante de l’opinion et qui entend bien imposer son point de vue en saturant l’espace médiatique. L’analyse, purement rhétorique, consiste à invoquer le principe de non-discrimination pour porter atteinte à l’égalité devant la loi. C’est ainsi que l’on s’appuie sur la liberté religieuse pour justifier la soumission des femmes imposée par un islam rigoriste qui leur interdit de s’habiller comme elles le souhaitent ou de sortir seules. Toute mise en cause de ces prohibitions formulée au nom de l’égalité devant la loi est alors présentée comme une atteinte intolérable à la liberté religieuse, et donc comme une discrimination. Le blasphème est donc latent, car toute atteinte aux convictions religieuses, quelles qu’elles soient, est présenté comme discriminatoire. Cette rhétorique est admirablement résumée par Elisabeth Badinter : « « On ferme le bec de toute discussion sur l'islam en particulier ou sur d'autres religions avec la condamnation absolue que personne ne supporte : "Vous êtes raciste ou vous êtes islamophobe, taisez-vous !" Et c'est cela que les gens ne supportent plus : la peur, pour des gens de bonne foi, qu'on puisse penser que vous êtes raciste ou anti-musulman fait que vous vous taisez".

 

 

Les pompiers pyromanes

 

Cette rhétorique de la non-discrimination a connu un large succès, notamment au sein d’instances comme l’Observatoire de la laïcité, pourtant chargé de garantir le respect du principe de laïcité. Ses travaux en témoignent largement, par exemple l’ « étude » dans laquelle l’Observatoire affirme que les jeunes participant au service national universel peuvent arborer des signes religieux, exiger dans les menus des internats " des plats contenant de la nourriture confessionnelle", invoquer le jeûne religieux pour être dispensé d'activités physiques etc. Il s’agit donc d’écarter le principe de laïcité, et la neutralité qui en est le mode d’organisation, dans une politique publique pourtant destinée à former des citoyens républicains. Confier la protection de la laïcité à l’Observatoire revient ainsi, concrètement, à nommer un pyromane à la tête des pompiers.

 

Ce discours cherche sa légitimité dans des exemples étrangers. Il s’inspire du droit américain, tout d’abord, dont l’objet est de protéger les religions des ingérences de l’État, et qui affirme une liberté de culte quasiment absolue. Le droit français est pourtant bien différent, car il poursuit la finalité inverse qui est de protéger l’État des ingérences de la religion. Surtout, cette vision absolutiste de la liberté de culte est prônée par certaines organisations internationales, dont le Conseil des droits de l’homme, rattaché aux Nations Unies. En 2008, il votait une résolution "relative à la lutte contre la diffamation des religions" invitant les États à intégrer dans leur droit positif des dispositions destinées à lutter contre une telle diffamation, c’est-à-dire concrètement, à sanctionner pénalement le blasphème. La France n’a évidemment pas voté ce texte, d’ailleurs dépourvu de toute puissance juridique.

 

Le blasphème est donc de retour, fruit d’un travail de véritables apprentis-sorciers. Derrière un discours en apparence libéral prônant le respect de la liberté religieuse, se cache la recherche d'une segmentation communautaire de la société. Derrière ce respect affiché des communautés religieuses se cache finalement le refus de tout discours déviant ou simplement ironique. C’est exactement ce que le Professeur Samuel Paty s’efforçait d’expliquer à ses élèves, et c’est pour cela qu’il est mort.

 

Sur le principe de laïcité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, sections 1 et 2.

vendredi 23 octobre 2020

Après l'Observatoire de la laïcité, passons à autre chose


Depuis l'assassinat du professeur Samuel Paty, différents groupements sont accusés de diffuser une idéologie prônant une nouvelle forme de relations entre les religions et l'Etat, idéologie plus proche du sécularisme américain que du principe de laïcité français, tel qu'il fut consacré par la loi du 9 décembre 1905. Ce texte fondateur vise à protéger l'Etat des ingérences des religions, principe essentiel à l'installation de la République, à une époque où les congrégations contrôlaient une large partie de l'enseignement secondaire et où l'"affaire des fiches" l'influence de l'église catholique dans la haute hiérarchie militaire. 

Aujourd'hui, le principe de laïcité est mis en oeuvre à travers un autre principe, celui du neutralité qui impose que le fait religieux soit tenu à l'écart des activités de service public. Aux Etats-Unis, le droit vise, à l'inverse, à protéger les religions contre les ingérences de l'Etat, principe d'autant plus puissant que le pays a été largement construit par des dissidents religieux chassés de leurs pays par les persécutions. Il s'agit alors de garantir aux différentes communautés le droit de pratiquer leur culte comme elles l'entendent. 

 

L'"apaisement", ou l'abandon de la laïcité

 

C'est précisément la vision de la laïcité développée par l'Observatoire de la laïcité depuis sa création, au mépris du droit français. Rappelons qu'il est né dans d'étranges conditions. Annoncée par Jacques Chirac dans un discours du 17 décembre 2003, sa création n'est intervenue qu'avec un décret du 25 mars 2007. Mais aucun membre n'est nommé durant la fin du mandat de Jacques Chirac ni durant celui de Nicolas Sarkozy. C'est finalement François Hollande qui procède à ces nominations le 5 avril 2013. A cette date, Jean Louis Bianco en est nommé président, et Nicolas Cadène, ancien assistant parlementaire de Jean-Louis Bianco, devient secrétaire général. Les 21 membres de l'Observatoire sont également désignés, parmi lesquels 4 parlementaires, et 7 hauts fonctionnaires représentant les administrations concernées. 

En donnant corps à l'Observatoire, François Hollande entend développer une politique d'"apaisement" dans un contexte particulier. En effet, l'Observatoire était resté lettre morte, parce qu'il faisait double emploi avec la "mission laïcité" créée en 2010 au sein du Haut Conseil à l'intégration (HCI). Mais voilà qu'en août 2013, cette mission a publié un rapport qui allait être son chant du cygne. Elle osait en effet suggérer le respect de la neutralité à l'Université, et demander l'interdiction du port de signes religieux dans les établissements d'enseignement supérieur. Le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, décida alors de ne pas publier le rapport, censure tout-à-fait exceptionnelle et on laissait le HCI mourir de mort naturelle, en ne renouvelant pas les fonctions de ses membres. 

Dès lors, la mission de l'Observatoire était clairement définie : l'"apaisement", maître mot de son action, consistait en réalité à laisser s'effriter le principe de laïcité. Disons-le franchement, cet "apaisement" est très proche des "accommodements raisonnables", notion utilisée aux Etats-Unis. Avec l'Observatoire de, la laïcité est dotée d'adjectifs, elle est "ouverte", elle est "inclusive", mais elle n'est plus un principe contraignant. 

 

Respect des croyances v. Egalité devant la loi

 

Au nom du principe de non-discrimination, du respect des croyances, l'Observatoire tolère tout, ou à peu près tout. Et le principe de non-discrimination est ainsi invoqué pour mieux détruire l'égalité devant la loi.

Bien entendu, dès 2015, l'Observatoire s'est empressé de rendre un avis allant résolument à l'encontre de celui rendu en 2013 par le HCI. Il estime alors qu'il n'est « ni utile ni opportun de légiférer sur le port de signes religieux par les étudiants à l’intérieur des établissements d’enseignement supérieur publics". Enterrée donc la laïcité dans l'enseignement supérieur.

Même chose pour les jeunes faisant leur service national universel (SNU). L'Observatoire a estimé, dans une "étude" de janvier 2019, qu'ils pouvaient arborer des signes religieux, exiger dans les menus des internats " des plats contenant de la nourriture confessionnelle", invoquer le jeûne religieux pour être dispensé d'activités physiques etc. Autant dire que le principe de laïcité se trouvait totalement écarté dans une politique publique pourtant destinée à former des citoyens républicains. 

Pour l'école, l'Observatoire définit en 2014 une "Charte de la laïcité" dont il souhaitait qu'elle soit affichée dans les écoles. En 2015, il invite au "renforcement de l'enseignement moral", tout en affirmant que le principe de laïcité ne saurait être invoqué par les élus pour refuser de servir à la cantine des menus conformes aux exigences des différentes confessions. Autant dire que l'Observatoire n'a rien fait et s'est borné à quelques propos déclaratoires. Samuel Paty comme ses collègues confrontés à des élèves qui vivent tout rappel des droits de l'homme comme une agression contre leur religion, n'ont guère trouvé de réponses dans les travaux de l'Observatoire. Ils n'ont trouvé qu'abandon et incitation à ne pas faire de vagues. 

Cette tendance communautariste de l'Observatoire n'a certes pas fait l'unanimité. Certains de ses membres, en janvier 2016, demandaient déjà la démission de Nicolas Cadène, secrétaire général si peu ouvert au dialogue qu'une sorte de "club" de la laïcité s'est naturellement constitué sur les réseaux sociaux, regroupant les personnes "bloquées" par Nicolas Cadène. Sa pratique consiste en effet à couper toutes relations sur internet avec les personnes qui critiquent ses positions. Il est à l'évidence le maillon faible de l'institution, tant par son intolérance que pas ses liens assumés avec certaines personnalités de l'islam politique.

Mais le cas de Nicolas Cadène ne présente qu'un intérêt modeste. Son départ, très probable aujourd'hui, ne doit pas s'analyser comme une satisfaction symbolique donnée à ceux qui sont attachés à la laïcité. Il ne s'agit pas de trouver un fusible, mais de réformer l'Observatoire. Imagine-t-on que l'institution puisse continuer à fonctionner, alors que son président Jean Louis Bianco est sur la même ligne et que les membres respectueux du principe de laïcité ont depuis longtemps renoncé à siéger ? 


Dernière réunion de l'Observatoire de la laïcité

Choeur des trembleurs. Isis. Lully

Ensemble baroque Orféo. Eglise St Louis des Français. Rome. 2017


Une autorité indépendante


La solution la plus souhaitable est de supprimer une institution qui n'a pas su faire ses preuves et qui a perdu toute légitimité. Ses avis et rapports ne sont-ils pas désormais perçus comme l'expression d'un petit groupe d'idéologues souvent qualifiés d'"islamo-gauchistes" ? Une fois la suppression actée, il deviendrait possible de créer une autorité indépendante, et non pas une simple commission administrative, chargée, non pas de donner des avis ou d'organiser des colloques, mais de protéger effectivement la laïcité. 

Autorité indépendante, elle devrait être composée de personnes également indépendantes. Sans doute conviendrait-il d'écarter les parlementaires dans ce type d'institution, leur fonction étant de voter la loi et de contrôler le gouvernement. Devraient également être écartés les fonctionnaires nommés en raison de leurs fonctions et placés dans un rapport hiérarchique au sein d'un département ministériel. En d'autres termes, l'autorité indépendante doit l'être réellement indépendante, tant à l'égard du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif. 

Autorité indépendante, elle devrait aussi refléter le pluralisme des courants d'opinion. Outre les personnalités qualifiées pour leur connaissance des questions de laïcité, il conviendrait certainement d'associer des représentants des différentes confessions.

Cette nouvelle autorité serait consultée sur les textes relatifs à la laïcité, pourrait proposer des réformes dans ce domaine, notamment pour assurer la cohérence du droit positif. Est-il normal, par exemple, que les élèves des classes préparatoires des lycées se voient interdire le port du voile, alors que celles de l'Université en sont dispensées ? Est-il normal qu'une femme qui accompagne une sortie scolaire ne soit pas considérée comme participant directement au service public ? Voilà des questions qui méritent d'être sérieusement posées, par une institution chargée de mener à bien une réflexion sereine. Au parlement ensuite de donner suite, ou pas, aux suggestions.

Surtout, cette autorité pourrait, un peu à l'image du Défenseur des droits, recevoir des plaintes, notamment celles des fonctionnaires, enseignants, travailleurs sociaux ou médicaux notamment, qui estiment ne pas recevoir de soutien de leur autorité hiérarchique alors qu'ils subissent des menaces parfois physiques. Une procédure simple et dématérialisée, sorte de "signalement" sur une plateforme internet, permettrait à l'autorité de diligenter une enquête et de saisir directement le procureur lorsqu'elle constate une infraction, notamment l'outrage à une personne dépositaire de l'autorité publique. La procédure ne serait ainsi pas retardée par les éventuels atermoiements de supérieurs hiérarchiques.

De la même manière cette autorité pourrait, cette fois à l'image de la CNIL, rédiger, en liaison avec les professionnels des différents secteurs, des "lignes directrices" définissant les méthodes de traitement des différents types d'atteintes à la laïcité susceptibles d'intervenir.

D'une manière plus générale, cette nouvelle autorité devrait faire rigoureusement le contraire de ce qu'a fait, pendant de trop nombreuses années, l'Observatoire de la laïcité. L'objet essentiel était d'empêcher tout débat sur l'islam politique. Elisabeth Badinter, tant de fois insultée par Nicolas Cadène, avait parfaitement analysé la stratégie de l'Observatoire :  « On ferme le bec de toute discussion sur l'islam en particulier ou sur d'autres religions avec la condamnation absolue que personne ne supporte : "Vous êtes raciste ou vous êtes islamophobe, taisez-vous !" Et c'est cela que les gens ne supportent plus : la peur, pour des gens de bonne foi, qu'on puisse penser que vous êtes raciste ou anti-musulman fait que vous vous taisez". Il s'agit au contraire aujourd'hui d'ouvrir le débat, et c'est précisément ce que l'Observatoire de la laïcité n'a jamais su faire. Alors, oui, passons à autre chose.


Sur le principe de laïcité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, sections 1 et 2.