La Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) fête ses soixante-dix ans. Le 10 décembre 1948, elle était en effet adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unis, au Palais de Chaillot. Il était important, surtout après les très graves violations des droits de l'homme intervenues durant le second conflit mondial, de rappeler la nécessité de leur garantie par les États. La démarche s'inscrit dans la droite ligne de la Charte des Nations Unies pour laquelle le respect des droits de l'homme est un instrument destiné à "créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaires pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales". A l'époque, les droits de l'homme ne sont pas tant un objectif à atteindre à travers une reconnaissance universelle qu'un instrument au service de la paix.
La perception de la DUDH a aujourd'hui considérablement évolué. On oublie volontiers les conditions de son adoption pour affirmer qu'elle constitue le socle du droit international des droits de l'homme. On dénonce volontiers les violations de la DUDH, on la présente comme un texte impératif qui s'impose aux États. Le seul problème est que tout cela est faux. La DUDH n'a pas grand chose à voir avec le droit positif, ce qui ne l'empêche pas d'être un texte de référence, au plan purement symbolique.
Valeur juridique de la DUDH
C'est ainsi que la DUDH ne saurait servir de fondement à une décision de la Cour internationale de Justice. Ses dispositions ne peuvent pas davantage être utilement invoquées devant les juridictions internes. Dans une formulation toujours identique, le Conseil d'Etat affirme ainsi que "la seule publication faite au Journal Officiel du 9 février 1949 du texte de la Déclaration (...) ne permet pas de ranger cette dernière au nombre des textes diplomatiques qui, ayant été ratifiés et publiés en vertu d'une loi, ont aux termes de l'article 55 de la Constitution, une autorité supérieure à celle de la loi". La DUDH n'est donc pas un texte susceptible d'être invoqué à l'appui d'une procédure devant les tribunaux français.
Un texte de compromis
Le résultat a été un texte de compromis, marqué par des formules ambiguës et des silences pesants. Au nombre des premières, figure le droit de propriété, l'article 17 énonçant que son titulaire peut être "toute personne, aussi bien seule qu'en collectivité". Autant dire qu'un États peut renoncer à la propriété privée et ne garantir que la propriété collective, concession de nature à satisfaire l'URSS de l'époque. Une constatation identique peut être réalisée à propos de l'article 21 qui prévoit des "élections honnêtes", formulation dépourvue de sens juridique et qui autorise les États du bloc soviétique de considérer comme "honnête" une consultation organisée autour d'un parti unique. Car des élections "honnêtes" ne sont pas des élections "pluralistes"... Quant aux silences pesants, il suffit de mentionner l'absence du droit de grève, de la liberté du commerce et de l'industrie, et même de la liberté de presse.
Toutes ces concessions ont pourtant été vaines, car le consensus n'a pas été obtenu. Au moment du vote, huit États se sont abstenus, dont l'URSS et un bon nombre de pays de l'Est. Comptaient également parmi les abstentionnistes l'Afrique du Sud, à l'époque pratiquant un régime d'Apartheid qui refusait l'égalité sans distinction de race figurant dans la DUDH, ainsi que l'Arabie Saoudite qui n'avait pas de sympathie pour la liberté religieuse garantie dans l'article 18. Au moment où elle est votée, la DUDH ne reflète donc pas un consensus.
Ce consensus existe-t-il aujourd'hui ? Au moment du vote de la DUDH, les États membres de l'ONU sont 58, et ils sont aujourd'hui 193. Les 2/3 des États n'ont donc jamais voté la DUDH et s'ils déclarent généralement l'accepter, il s'agit là de propos qui n'emportent aucun engagement particulier. Sur le plan strictement juridique, rien n'interdit donc de proclamer son immense respect pour la DUDH tout en violant allègrement les droits qu'elle consacre.
La dimension symbolique des droits de l'homme
Doit-on pour autant rejeter la malheureuse DUDH en la considérant comme un simple leurre destiné à proclamer les droits de l'homme sans pour autant être tenu de les respecter ? Pas totalement, car sa faiblesse même permet de mesurer le travail réalisé depuis 1948. C'est parce qu'elle n'avait pas de puissance obligatoire que des traités ont ensuite été négociés, d'abord les pactes de 1966, le premier sur les droits civils et politiques, le second sur les droits sociaux. S'ils ne disposent pas de systèmes de garanties réellement efficaces, ils présentent tout de même l'intérêt de lier les États qui les ont signés et ratifiés. D'autres conventions portant sur des domaines particuliers ont suivi, mais le plus important réside dans l'effort réalisé au plan régional.
La convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme a été signée à peine deux ans après le vote de la DUDH, le 4 novembre 1950 et il faut bien reconnaître qu'elle apparaît comme étant d'une extraordinaire modernité par rapport à la Déclaration. Alors que la DUDH se veut universelle mais se montre incapable d'imposer le respect des droits qu'elle garantit, la Convention européenne n'a qu'une ambition régionale mais repose sur un contrôle effectué par une juridiction, la Cour européenne des droits de l'homme. Alors que la DUDH proclame des principes flous et lacunaires, la Convention européenne consacre des droits précis. Si l'on compare les deux instruments internationaux, la DUDH assure ainsi la dimension symbolique et déclaratoire des droits de l'homme, alors que le Cour européenne offre une garantie efficace, mais limitée au plan européen. Autant dire que l'universalité des droits de l'homme, telle qu'elle s'incarne dans la DUDH, est d'abord un beau mythe que chacun s'efforce de faire vivre, sans oublier que l'efficacité est ailleurs.