« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 10 mai 2018

Fake News : L'avis du Conseil d'Etat

L'avis du Conseil d'Etat sur la proposition de loi relative aux fausses informations a été publié tout récemment. La première observation, de pure forme, est qu'il est long, du moins si on considère que la proposition ne contient pas plus d'une dizaine d'articles. Sans doute le Conseil d'Etat a-t-il voulu expliquer, déployer une démarche pédagogique à l'égard d'un texte dont le contenu n'est pas toujours très clair.

Une terminologie fluctuante


Le Conseil d'Etat commence par observer une imprécision terminologique. Le titre de la proposition de loi vise "les fausses informations" mais son contenu se réfère tantôt aux "fausses informations", tantôt aux "fausses nouvelles".  C'est ainsi que l'article 1er énonce que, durant la période électorale, le juge des référés pourra être saisi "lorsque des faits constituant de fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusés artificiellement et de manière massive par le biais d'un service de communication au public en ligne (...)". De son côté l'article 4 permet au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de refuser une convention demandée par "une personne morale contrôlée par un Etat étranger ou sous l'influence de cet Etat", lorsque le service numérique est "susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de participer à une entreprise de déstabilisation des ses institutions, notamment par la diffusion de fausses nouvelles".

La fausse nouvelle est déjà connue du droit positif. L'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 la réprime lorsque "faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique ou aura été susceptible de la troubler". Mais ces dispositions ne s'appliquent qu'au droit de la presse et précisément ce ne sont pas les journalistes qui, en général, sont à l'origine de ce que l'on appelle souvent les Fake News, car leur déontologie leur impose de vérifier leurs informations. Ces Fake News sont plutôt initiées par des militants, voire  par des officines plus moins opaques qui les répandent sur le net comme une trainée de poudre, avant qu'elles aient pu être vérifiées. De son côté, l'article 97 du code électoral punit ceux qui "à l'aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manoeuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages (...)". Mais ces dispositions sont d'ordre uniquement pénal, et elles en sont guère utilisées que par personnes mises en cause par les médias et qui portent plainte pour affirmer leur innocence devant les médias. C'est ainsi que la plainte de Nicolas Sarkozy contre Médiapart après les révélations sur le financement de sa campagne s'est terminée par un non-lieu et que celle de François Fillon contre le Canard enchaîné a été classée sans suite.

La fausse information permet donc de sortir du champ pénal, puisque l'objet de la proposition de loi est de créer un recours spécifique devant le juge des référés civil, afin qu'il ordonne toute mesure de nature à faire cesser la diffusion. Dans son champ d'application, elle est également plus large, puisqu'elle supprime la condition de divulgation préalable de l'information contestée, critère pratiquement impossible à utiliser dans le cas d'une information virale diffusée de manière simultanée sur les réseaux sociaux et dans les médias. Aux yeux du Conseil d'Etat, la notion de fausse information est, en l'espèce, plus opératoire que celle de fausse nouvelle. Il suggère, "par souci de cohérence et d'intelligibilité du texte, (...) d'harmoniser les différentes dispositions" de ne retenir  qu'elle.

Le champ d'application dans le temps


Il convient de rappeler que la proposition de loi a pour unique objet de sanctionner les fausses informations diffusées pendant la période électorale, c'est à dire pendant celle qui s'étend entre le décret de convocation des électeurs et la fin des opérations de vote. Le problème est qu'aucun texte ne fixe de délai impératif entre le décret et l'élection, à l'exception de la loi du 7 juillet 1977 qui, dans le cas particulier des élections au parlement européen, prévoit que le décret intervient "cinq semaines au moins" avant le scrutin. Avouons que ce n'est guère plus précis. Le Conseil d'Etat suggère donc de fixer un délai impératif de trois mois avant l'élection, délai durant lequel la diffusion de fausses informations pourra susciter la saisine du juge des référés.


Nungesser et Coli ont réussi. La Presse. 10 mai 1927

Le nouveau référé

 

Précisément, le Conseil d'Etat manque beaucoup d'enthousiasme vis-à-vis de ce nouveau recours. Il s'agit de permettre la saisine du juge des référés, afin qu'il prescrive aux hébergeurs ou aux fournisseurs d'accès toutes mesures nécessaires pour "faire cesser la diffusion artificielle et massive, par le biais d’un service de communication au public en ligne, de faits constituant des fausses informations".  A une époque marquée par l'extrême rapidité de la diffusion de l'information, la réponse du juge, même dans un délai de 48 heures, "risque d'intervenir trop tard", et le Conseil d'Etat s'interroge sur "l'efficacité incertaine" du dispositif. Il note cependant que cette nouvelle voie de référé permettra aux candidats victimes de fausses informations de se prévaloir d'une décision de justice devant l'opinion, acceptant ainsi la création d'une procédure juridictionnelle uniquement destinée à jouer un rôle de communication politique. On peut se demander si le Conseil d'Etat ne s'écarte pas quelque peu de son rôle de conseiller juridique...

Les services "sous l'influence d'un Etat étranger"


Une observation identique peut être faite si l'on étudie les observations du Conseil d'Etat sur l'article 4 de la proposition de loi. Son objet est de modifier la loi du 30 septembre 1986 qui organise l'édition de services de communication audiovisuelle distribués par les réseaux n'utilisant pas les fréquences assignées par le CSA. Dans ce cas, la loi prévoit une convention avec le CSA précisant les obligations spécifiques du service. Les auteurs de l'actuelle proposition suggèrent d'autoriser le CSA à refuser une convention sollicitée par "une personne morale contrôlée par un Etat étranger ou sous l'influence de cet Etat", lorsque le service est "susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de participer à une entreprise de déstabilisation de ses institutions, notamment par la diffusion de fausses nouvelles". La substitution de notion de fausse information à celle de fausse nouvelle, suggérée par le Conseil d'Etat, ne suffit pas à lever toutes les incertitudes sur cette disposition.


Le Conseil d'Etat dans tous ses états


Il commence par relever des incertitudes terminologiques. Si le contrôle par un Etat étranger est une notion claire, qui renvoie aux droits de vote détenues dans le conseil d'administration du service en question, la simple influence exercée sur ce dernier constitue un critère "inédit et plus incertain dans ses contours". Pour autant, le Conseil d'Etat n'envisage pas sa suppression. Il précise seulement qu'il appartiendra au juge de l'excès de pouvoir, c'est-à-dire à lui-même de trouver des "éléments concrets et convergents" prouvant que la personne morale est sous l'influence d'un Etat étranger. L'incertitude du texte n'est donc pas mise en cause par le Conseil d'Etat dans sa fonction administrative, puisque le Conseil d'Etat, cette fois dans sa formation contentieuse et dans sa grande sagesse, y remédiera.

En revanche, le Conseil d'Etat propose la suppression pure et simple de la référence à la "déstabilisation de ses institutions", dont il fait observer qu'elle n'a pas de contenu juridique et qu'elle renvoie finalement aux "intérêts fondamentaux de la Nation". Cette redondance est donc inutile, d'autant que ces derniers sont définis à l'article 410-1 du code pénal et que le conseil constitutionnel leur a accordé une valeur constitutionnelle dans une décision QPC du 21 octobre 2016.

Pour autant, le Conseil d'Etat ne met pas en question la procédure en tant que telle, rappelant toutefois qu'elle doit être contradictoire et que la décision doit être motivée. Rien ne le choque dans une disposition qui conduit à conférer au CSA, et non pas à un juge, une compétence qui risque de le conduire à des décisions susceptibles de porter atteinte au principe de libre circulation de l'information, "sans considération de frontières", garanti par plusieurs conventions internationales, décisions d'ailleurs de nature à provoquer quelques remous dans la politique extérieure de la France.   Il suggère seulement que le CSA reprenne les critères définis par le Conseil d'Etat lorsqu'il est appelé à juger d'un refus de conventionnement ou d'une résiliation unilatérale de convention, critères reposant sur les sanctions infligées à la société requérante dans d'autres pays ou aux propos tenus sur la chaîne en cause (CE, 6 janvier 2006 Société Lebanese Communication Group). Cette fois, le Conseil d'Etat statuant au contentieux doit servir de guide à l'autorité indépendante, heureusement et par un heureux hasard, présidée par un membre du Conseil d'Etat.

Il n'est évidemment dit nulle part que cette disposition a surtout pour fonction de permettre de sanctionner un site comme Sputnik ou une agence comme Russia Today, également accusés par le Président de la République d'avoir répandu de fausses informations à son égard durant la campagne de 2017. Derrière la proposition, on voit ainsi apparaître une sorte d'abaissement de l'élection, comme si les électeurs n'avaient pas assez de maturité pour juger, par eux-mêmes, de ces tentatives de manipulation. Si l'on se souvient précisément des présidentielles de 2017,  il est parfaitement vrai que le candidat Emmanuel Macron a été l'objet de nombreuses fausses informations, de sa prétendue homosexualité aux allégations sur son compte bancaire aux Bahamas... C'est vrai, mais il a finalement été largement élu. Au-delà des imperfections techniques du texte, le groupe parlementaire LREM, à l'origine de la proposition de loi, devrait peut-être méditer l'adage selon lequel « Il ne serait décent et à honneur à un roi de France de venger les querelles, indignations et inimitiés d’un duc d’Orléans. »

Sur la liberté d'expression sur internet : Chapitre 9, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier


dimanche 6 mai 2018

La QPC Berton victime d'un effet boomerang

La décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 4 mai 2018 déclare constitutionnel l'article 9 de la loi du 31 décembre 1971 selon lequel "l'avocat régulièrement commis d'office par le bâtonnier ou par le président de la cour d'assises ne peut refuser son ministère sans faire approuver ses motifs d'excuse ou d'empêchement par le bâtonnier ou par le président". Il devra donc logiquement développer les motifs de son refus devant l'autorité qui l'a commis d'office. En l'espèce c'est évidemment la compétence du président de la cour d'assises, et non pas celle du bâtonnier, qui est contestée devant le Conseil constitutionnel par un avocat poursuivi devant les instances disciplinaires pour n'avoir pas respecté cette disposition. C'est donc exclusivement sur cette compétence du président et sur le fait qu'il soit juge du refus opposé par l'avocat que porte la QPC.

Karim G. a été condamné en juillet 2012 à 29 ans d'emprisonnement pour meurtre par la cour d'assises de Douai. Au lendemain de cette condamnation, il apprend le décès de son avocat, victime d'une crise cardiaque. Il confie donc sa défense en appel à  Franck Berton, avocat au barreau de Lille, assisté d'Eric Dupont-Moretti du barreau de Paris. Ils entendent obtenir l'acquittement de leur client et ne sont pas satisfaits du choix de la cour d'assises de Saint Omer pour juger de l'appel, d'autant que leurs relations avec l'avocat général sont particulièrement mauvaises. Ils vont donc contester l'organisation même du procès pour essayer d'obtenir son report, multiplier les incidents avant de finalement quitter l'audience. Mais la présidente de la cours d'assises de Saint Omer n'entend pas permettre aux avocats de choisir eux-mêmes la date et le lieu d'un procès d'assises. Elle décide alors de commettre d'office Franck Berton. Celui-ci invoque  un "cas de conscience", refuse de se présenter devant la cour, et refuse également de soumettre à sa présidente ses "motifs d'excuse ou d'empêchement". Quant à l'accusé qui avait refusé de comparaître devant ses juges, il est finalement condamné à 25 années d'emprisonnement. 

Maître Berton, poursuivi devant le conseil discipline à l'initiative du procureur, estime que cette obligation de se justifier auprès du président de la cour d'assises qui l'a commis d'office, porte une atteinte insupportable aux droits de la défense : "Oui, je refuse, coûte que coûte et au nom de la robe que je porte, qu'un magistrat apprécie ma clause de conscience. J'estime que c'est à mon bâtonnier de la faire". Le problème est que maître Berton a été commis d'office par la présidente de la cour d'assises et que la loi affirme que c'est devant elle qu'il doit expliciter sa "clause de conscience", d'où le dépôt d'une QPC pour essayer d'en obtenir l'abrogation. 

Le requérant est soutenu par une multitude de parties intervenantes, le ban et l'arrière-ban de la profession d'avocat, différents ordres, le Conseil national des barreaux, le syndicat des avocats de France, l'association Grand Barreau de France etc. Tous ont martelé à peu près les mêmes moyens d'inconstitutionnalité. 

Ils estiment d'abord que le pouvoir discrétionnaire reconnu au président de la cour d'assises d'apprécier les motifs d'excuse ou d'empêchement présentés par l'avocat commis d'office viole les droits de la défense. On sait en effet que le Conseil constitutionnel a développé une interprétation très constructive de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Sur cette disposition, il fonde en effet le droit au recours ainsi que le respect des droits de la défense.

Les droits de la défense


En l'espèce, le Conseil constitutionnel fait observer que la décision prise par le président de la cour d'assises de commettre d'office un avocat repose précisément sur les droit de la défense, dès lors qu'aux termes de l'article 317 du code pénal, "à l'audience, la présence d'un défenseur auprès de l'accusé est obligatoire". C'est seulement lorsque cette défense est absente que le président peut décider de commettre d'office un avocat. Au demeurant, l'accusé peut, à tout moment, choisir son propre avocat, rendant caduque la commission d'office. Il n'y a donc pas d'atteinte aux droits de la défense mais plutôt une décision leur permettant de s'exercer.


Plaidoire de Maître Noguères au procès Stavisky. Pierre de Belay. 1936


Impartialité de la juridiction


Le respect des droits de la défense implique l'impartialité des juridictions, également garantie sur le fondement de l'article 16 de la Déclaration de 1789 (décision QPC du 25 mars 2011). Aux yeux du requérant, l'impartialité du président de la cour d'assises, chargé à la fois de conduire les débats, de commettre d'office l'avocat et de connaître de ses motifs d'excuse ou d'empêchement, ne serait pas assurée, surtout "dans un contexte pouvant être conflictuel entre la défense et la juridiction". La formulation est un peu surprenante, car les avocats sont des auxiliaires de justice et leur rôle n'est pas d'entrer en conflit avec la juridiction devant laquelle ils plaident. Il est donc difficile d'envisager qu'un tel motif soit de nature à fonder l'inconstitutionnalité d'une procédure pénale prévue par la loi.

La police de l'audience


C'est exactement ce qu'affirme l'article 309 du code de procédure pénale qui confère au président de la cour d'assises la police de l'audience et la direction des débats. Cette disposition s'analyse donc comme le moyen, prévu par la loi, de résoudre une éventuelle situation conflictuelle. L'article contesté est l'instrument de cette police des débats. En étant le seul à apprécier les motifs d'excuse ou d'empêchement, le président peut tenir compte de l'état d'avancement du procès, et surtout du caractère dilatoire ou non de la demande. S'agit-il d'une demande fondée sur des motifs réels ou a-t-elle pour objet de faire repousser le procès ? Seul le président peut répondre à cette question. Le Conseil constitutionnel affirme ainsi qu'"en lui permettant ainsi d'écarter des demandes qui lui paraîtraient infondées, ces dispositions mettent en œuvre l'objectif de bonne administration de la justice ainsi que les exigences qui s'attachent au respect des droits de la défense". La bonne administration de la justice est considérée par le Conseil constitutionnel comme un objectif de valeur constitutionnelle qui résulte des articles 12, 15 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et qu'il utilise notamment pour justifier des dispositions attributives de compétence

Pour comprendre cette référence à la bonne administration de la justice, il convient de se livrer à une analyse a contrario. Que se passerait-il si le président de la cour d'assises n'était pas compétent pour apprécier le motif d'excuse ou d'empêchement invoqué par l'avocat commis d'office et si, comme le désiraient ardemment les avocats cette compétence était transférée au bâtonnier ? L'équilibre du procès serait bouleversé, puisqu'un avocat pourrait interrompre un procès à sa guise. Il lui suffirait de refuser de siéger pour susciter une commission d'office. Ensuite, il pourrait avancer une quelconque excuse devant "son" bâtonnier pour justifier son retrait. Imagine-t-on un instant que le bâtonnier de l'ordre des avocats de Lille soit en mesure de rejeter la demande d'un confrère éminent, d'autant qu'il ignore tout du procès en cause ? Poser la question revient à y répondre, et on comprend que les avocats se soient mis en ordre de bataille pour plaider cette QPC et obtenir une reconnaissance de la compétence exclusive du bâtonnier.

Effet boomerang de la QPC


Le Conseil constitutionnel a résisté avec d'autant plus de vigueur que le nombre des parties intervenantes a peut-être pu lui laisser penser qu'il pourrait être l'objet d'une opération de lobbying. Il est vrai que l'enjeu allait bien au-delà de la disposition contestée. La QPC s'inscrivait dans une vision conflictuelle du procès pénal, parfaitement assumée par le requérant. Le président de la cour d'assises est considéré comme un adversaire, au même titre que le procureur, ou comme un gêneur qui empêche la défense de réaliser son rêve : diriger elle-même les débats. En l'espèce, les requérants sont parvenus, comme souvent en QPC, à un résultat opposé au but qu'ils poursuivaient. Par une sorte d'effet boomerang, le Conseil offre en effet un fondement constitutionnel au pouvoir de police des débats confié au président de la cour d'assises.


Sur les droits de la défense : Chapitre 4 section 1 § du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


lundi 30 avril 2018

Cassation : Vers un filtrage des pourvois ?

Bertrand Louvel, premier président de la cour de cassation, propose une réforme ambitieuse du traitement des pourvois, réforme qu’il souhaiterait voir figurer dans la future loi de programmation pour la justice. Le dossier, entièrement accessible sur le site de la Cour, comporte le rapport qui est à l’origine de cette suggestion, l’étude d’impact d’une telle réforme ainsi que le projet de texte. Cette transparence permet d’ouvrir le débat mais on constate que celui-ci ne parvient pas guère à se développer. Pour le moment, la communication est dominée par les avocats qui, de manière très prévisible, ne sont pas enthousiastes à l’idée qu’un pourvoi en cassation soit rejeté au stade de son admission.

La procédure d’autorisation


Le projet ne concerne que les pourvois déposés en matière civile. Si le premier président n'hésite pas à évoquer un filtrage, le texte mentionne une autorisation, terminologie qui insiste sur le caractère individuel de la décision. Aux yeux de la Cour, il ne s’agit pas d’éponger du contentieux par une procédure automatique ou prise à la va-vite par un juge unique. Au contraire, la décision serait prise par un collègue de trois juges, membre de la formation qui serait appelée à juger du pourvoi.  La décision d’autorisation serait donc une décision de justice, accompagnée des mêmes garanties d’indépendance et d’impartialité que n’importe quelle autre arrêt prononcé par la Cour.

Le projet adopte donc une démarche positive : le pourvoi est autorisé, soit si l'affaire soulève une question de principe présentant un intérêt pour le développement du droit ou l'unification de la jurisprudence, soit si est en cause une atteinte grave à un droit fondamental. Cette approche contraste avec la démarche négative utilisée par nombre de juridictions. Tel est le cas de la Cour européenne des droits de l'homme, l'article 47 de son règlement prévoyant un refus des requêtes lorsqu'elles ne sont pas suffisamment étayées, par exemple pour défaut de production de documents ou défaut d'exposé des violations de la convention européennes des droits de l'homme dont le requérant se prétend victime. Dans le cas de la Cour de cassation, le pourvoi serait attribué à une formation de la Cour qui déciderait ou non de l'autoriser selon des critères liés à son contenu positif. Dans le cas de la Cour européenne, la requête est écartée pour des motifs liés aux lacunes de sa présentation par son auteur et elle n'est pas attribuée à une formation contentieuse. 

Gérer le stock d'affaires


Cette approche positive s'explique largement par les motifs de la réforme. Certes, la volonté d'éponger du contentieux n'est pas absente, et le président de la Cour fait observer que "l’obligation qui est la sienne de traiter, chaque année, plus de 20000 pourvois en matière civile, ne lui permet plus d’assurer son office de cour supérieure avec la lisibilité et la réactivité nécessaires". Sur ces 20 000 pourvois, 75 % sont voués à l'échec. Certes ce taux est ramené à 66 % si l'on envisage les pourvois qui n'ont pas fait l'objet d'un désistement, d'une décision d'irrecevabilité ou de déchéance. Il n'empêche que les chiffres demeurent élevés et que le stock d'affaires non jugées s'élevait à 23 000 à la fin 2017. 


Nattier. La Justice châtiant l'injustice dit Madame Adélaïde sous les traits de la Jutice. 1737

Lien avec l'Open Data


La constatation d'un encombrement de la Cour ne suffit cependant pas à expliquer le projet de régulation des pourvois. Le président Louvel invoque la nécessité pour la Cour de "remplir efficacement son double rôle d'éclairage de la norme et d'harmonisation de la jurisprudence", surtout au moment où s'amorce un "vaste mouvement d’open data des décisions de justice". Certains commentateurs ont pensé qu'il s'agissait seulement de "mobiliser la mise en ligne sur internet des décisions de justice pour justifier le projet". 

En réalité, il existe bien un lien entre l'autorisation des pourvois et l'accès numérique à l'ensemble de la jurisprudence, y compris celle des juges du fond. Le vice-président du Conseil d'Etat Jean-Marc Sauvé, lors d'un colloque de février 2018, témoignait en ces termes de sa méfiance à l'égard d'une accessibilité qui "a tendance à araser toute différence entre les niveaux des décisions de justice, à remettre en cause toute hiérarchie entre les différentes formations de jugement". Les juridictions suprêmes veulent donc conserver leur fonction consistant à assurer la cohérence de la jurisprudence, à garantir la verticalité en protégeant la hiérarchie des décisions et leur suprématie dans ce domaine. A propos de l'Open Data, Bertrand Louvel déclarait, lors de ce même colloque qu'il s'agissait d'une  "une évolution d’envergure que la Cour de cassation a le devoir de se mettre en situation de piloter ». De toute évidence, l'autorisation des pourvois s'analyse comme un élément de ce pilotage, dès lors que la Cour de cassation souhaite pouvoir se recentrer sur sa mission de contrôle de la jurisprudence. Le fait de pouvoir intervenir rapidement sur des décisions soigneusement choisies constitue un outil essentiel de contrôle et d'orientation de la jurisprudence des juges du fond.

Principe d'égalité et droit au recours


Contrairement à une idée reçue, l'autorisation des pourvois ne porte pas atteinte au principe d'égalité. Tous les requérants peuvent déposer un pourvoi en cassation. La différence de traitement est justifiée par des différences de situation, les uns ayant des moyens sérieux à faire valoir, les autres pas. Le pourvoi est donc traité de manière différente, parce que leurs auteurs sont dans des situations différentes. 

Le Comité des ministres du Conseil de l'Europe encourage la régulation des pourvois depuis une recommandation du 7 février 1995 qui affirme que « les recours devant le troisième tribunal devraient être réservés aux affaires pour lesquelles un troisième examen juridictionnel se justifie, comme celles, par exemple, qui contribuent au développement du droit ou à l’uniformisation de l’interprétation de la loi". La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a elle-même reconnu, dans un arrêt Valchev et autres c. Bulgarie du 21 janvier 2014,  que le droit interne d'un Etat peut soumettre le pourvoi en cassation à une procédure de régulation, dès lors que cette procédure a un but légitime. Or la Cour de cassation bulgare invoquait précisément une volonté « de se concentrer sur sa tâche principale consistant à rendre des arrêts précisant la loi et d’uniformiser son application ». Les motifs de la réforme avancés par le premier président sont absolument identiques, lorsqu'il invoque "l'éclairage de la norme et l'harmonisation de la jurisprudence". En l'état actuel de la jurisprudence, le filtrage des pourvois en cassation n'emporte donc pas d'atteinte au droit au recours et à l'article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l'homme.

Considérée isolément, l'initiative de la Cour de cassation ne pose donc pas de sérieux problème juridique. Il n'en demeure pas moins que l'on peut se demander pourquoi un pourvoi en matière civile se verrait opposer un système de filtrage alors qu'un autre intervenu en matière pénale ne serait pas soumis à une telle procédure. Le recours en cassation serait ainsi soumis à des procédures différentes selon les cas, sans que la justification de cette différence de traitement soit clairement exprimée. 

Et le Conseil d'Etat ?


Surtout, la question posée est celle... du Conseil d'Etat. La Haute Juridiction administrative rencontre les mêmes difficultés liées à l'encombrement de son rôle et à la multiplication de recours en cassation voués à l'échec, particulièrement dans certains contentieux de masse comme le droit des étrangers. La procédure préalable d'admission des pourvois qu'elle a mise en place ne lui permet d'écarter que les requêtes non argumentées ou en contradiction directe avec une jurisprudence établie. Or, le Conseil d'Etat veut aussi assurer le pilotage de l'Open Data en protégeant le contrôle qu'il exerce sur l'ensemble de la jurisprudence. Les mêmes motifs qui justifient une régulation des recours devant la Cour de cassation ne devraient-ils pas conduire aux mêmes conclusions devant le Conseil d'Etat ? Les deux procédures ne devraient elles pas reposer sur des critères d'admissibilité identiques ou, à tout le moins, comparables ? Cette absence totale de réflexion commune illustre bien l'un des gros défauts du système français, la dualité de juridictions suprêmes empêchant l'émergence d'un véritable pouvoir judiciaire.






jeudi 26 avril 2018

"Immigration maîtrisée, droit d'asile effectif et intégration réussie"...

Le projet de loi « Immigration maîtrisée, droit d'asile effectif et intégration réussie"  a été voté par l'Assemblée nationale le 22 avril 2018. Adopté selon la procédure accélérée prévue à l'article 45 de la Constitution, il ne donne lieu qu'à un seul vote dans chaque assemblée parlementaire. Il doit donc être prochainement soumis au Sénat où le débat promet d'être vif. Observons d'emblée que l'objet du texte n'est pas du tout d'encadrer l'ensemble du phénomène migratoire. Il traite essentiellement de la question du droit d'asile et des conditions d'octroi de la qualité de réfugié, qualité réservée aux personnes qui parviennent à montrer qu'elles ont été persécutées ou qu'elles étaient en danger dans leur pays, et que les institutions de celui-ci n'étaient pas en mesure de garantir leur protection. Encore n'épuise-t-il pas le sujet, car certaines questions, dont celle des mineurs isolés, sont loin d'être résolues.

Le projet a suscité un débat parlementaire particulièrement vif, au point d'avoir, pour la première fois, introduit des éléments de division dans le groupe parlementaire LREM. Pour les uns, le projet de loi est liberticide car il a pour objet de faire rapidement quitter le territoire aux étrangers qui n'ont pas obtenu le droit d'asile. Pour les autres, il est trop laxiste car il vise à améliorer l'accueil de ceux qui sont autorisés à demeurer.  En réalité, le texte illustre parfaitement l'esprit actuel, car il voudrait répondre "en même temps" à ces deux préoccupations. Le pari est toutefois loin d'être gagné.

La maîtrise du temps


Le fil rouge du texte réside dans une volonté de raccourcir les délais de traitement des demandes d'asile.

Le demandeur d'asile disposera désormais de 90 jours pour déposer son dossier, au lieu des 120 auparavant admis. Le non-respect de cette condition entraîne l'examen de sa demande en procédure accélérée, ce qui signifie que l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) statuera dans les 15 jours après sa saisine. A priori, ce délai de trois mois est suffisant après l'entrée sur le territoire pour formuler une demande d'asile et c'est d'ailleurs celui adopté en Allemagne. Encore faut-il que l'étranger puisse rapidement obtenir un rendez-vous en préfecture, sinon cette disposition risque de demeurer lettre morte.

L'objectif affiché par l'Exécutif est de réduire de moitié le délai d'instruction des demandes sans pour autant porter atteinte aux droits de la défense. La durée moyenne entre le dépôt du dossier et la réponse de l'OFPRA ne devrait donc plus dépasser six mois, objectif mis en avant par les promoteurs du projet sans qu'il s'accompagne de dispositions très claires sur les moyens de le remplir. Quoi qu'il en soit, après une décision lui refusant la qualité de réfugié, l'intéressé aura désormais 15 jours, au lieu d'un mois auparavant, pour former recours devant la Cour nationale du droit d'asile (CNDA).

L'éloignement


Le second élément saillant du projet de loi réside dans la volonté de distinguer clairement entre les étrangers en situation régulière, c'est-à-dire ceux qui ont obtenu l'asile, et ceux qui sont déboutés du droit d'asile. Admis à rester sur le territoire pendant la durée d'instruction de leur demande, quand bien même ils y ont pénétré irrégulièrement, ils redeviennent des étrangers en situation irrégulière une fois que le refus leur a été notifié. A partir de ce moment, ils n'ont plus vocation à y rester et peuvent faire l'objet d'une mesure d'éloignement, principe rappelé par la directive "retour" de 2008. C'est le cas, au premier chef, des "dublinés", c'est à dire des personnes qui ont été administrativement pris en charge dans un autre Etat européen avant de se rendre en France. Ceux-là doivent en effet y être renvoyés pour que leur demande d'asile y soit traitée.

En l'état actuel du droit, l'étranger qui se voit refuser le droit d'asile fait l'objet d'une mesure d'obligation de quitter le territoire français (OQTF), obligation assez peu respectée, d'autant que l'étranger débouté du droit d'asile pouvait encore déposer d'autres demandes de séjour. Le projet de loi s'efforce donc d'empêcher les procédures dilatoires, c'est à dire n'ayant pas d'autres objet que de demeurer sur le territoire. C'est ainsi que le demandeur d'asile pourra faire une demande de titre de séjour sur un autre fondement durant l'instruction de sa demande. Une fois débouté, il n'aura plus cette possibilité, sauf circonstances nouvelles modifiant sa situation.

Le Lotus bleu. Hergé. 1935


La privation de liberté


Le projet de loi prévoit d'accroître la durée de rétention administrative de 45 à 90 jours. A dire vrai, cette disposition se révèle très largement inutile, dans la mesure où il était très rare qu'un éloignement ne puisse être concrètement organisé dans les 45 jours prévus par le délai initial. De toute évidence, il s'agit d'envoyer un signal aux étrangers désireux de se rendre en France pour essayer d'y obtenir la qualité de réfugié, signal montrant une volonté de mettre effectivement en oeuvre l'éloignement.

A cette rétention plus longue s'ajoute une vérification d'identité elle aussi allongée, passant de 16 h à 24 h. Il est vrai qu'il n'est pas toujours facile de vérifier l'identité d'étrangers parfois "peu coopératifs", selon la formule employée dans le rapport du Conseil d'Etat. Il est vrai que, dans ce cas, il ne s'agit pas de préparer un éloignement mais de s'assurer de l'identité de la personne et de voir si, le cas échéant, elle n'est pas en situation de bénéficier du droit au séjour. Il n'empêche que l'alignement temporel de cette vérification sur la durée de la garde à vue risque d'être mal perçu.


Le "délit de solidarité"



Pour compenser cette rigueur, le projet de loi offre quelques compensations. La première vise directement à donner satisfaction aux associations de protection des étrangers, particulièrement irritées à l'égard de ce qui est improprement appelé "délit de solidarité". Il s'agit en réalité de l'infraction visée par l'article L 622-1 ceseda qui punit d'une peine de cinq d'emprisonnement et 30 000 € d'amende "toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d'un étranger en France". Dans la pratique, les juges distinguent clairement les réseaux de passeurs qui donnent lieu à des poursuites réelles, et les militants qui ne sont condamnés que symboliquement. Ainsi l'agriculteur Cédric Herrou, dont l'aide aux étrangers a été largement médiatisée, a-t-il finalement été condamné en 2017 à quatre mois de prison avec sursis pour avoir aidé environ deux cents migrants à traverser la vallée de la Roya. Le projet de loi, à l'issue du débat parlementaire, admet un assouplissement de cette infraction. Il supprime en effet la mention de l'aide à la "circulation" sur le territoire, ne laissant subsister que l'infraction d'aide à l'entrée et au séjour, ce qui permet de poursuivre à la fois les passeurs et les marchands de sommeil. Ne seront donc plus poursuivis les personnes qui, poussées par un seul sentiment de générosité, ont aidé des étrangers en difficulté après le passage de la frontière.


L'accueil 



Le projet de loi contient aussi un certain nombre de dispositions destinées à améliorer l'accueil, par exemple en offrant immédiatement un titre pluriannuel aux réfugiés, en améliorant la réunification familiale des réfugiés mineurs ou encore en permettant aux demandeurs d'asile d'accéder au marché du travail six mois après le dépôt de leur demande, au lieu des neuf mois actuellement en vigueur. De même, devrait être facilité l'accès à la qualité de réfugiés des personnes victimes de violences conjugales ou des femmes excisées. Sur ce dernier point, la jurisprudence reconnaissait déjà que l'asile pouvait être accordé sur ce fondement.  Quoi qu'il en soit, les dispositions relatives à l'accueil sont maigres, et on comprend bien que ce n'est pas l'essentiel du projet.

Tel qu'il vient d'être voté par l'Assemblée, le projet ne mérite sans doute ni un enthousiasme débordant ni un excès de critiques. Tout au plus peut-on observer qu'il s'inscrit parfaitement dans le programme du candidat Emmanuel Macron qui annonçait en 2017 vouloir "reconduire sans délai les déboutés du droit d'asile dans leur pays, afin qu'ils ne deviennent pas des immigrés clandestins". Reste que le droit des étrangers n'en sort pas simplifié. Depuis 1980, seize lois l'ont modifié, la dernière datant du 7 mars 2016. Sur ce point, le Conseil d'Etat, dans son avis sur le texte, a raison d'observer qu'il n'était peut être pas urgent de légiférer une nouvelle fois, alors que l'on n'a même pas eu le temps de dresser un bilan statistique satisfaisant des textes les plus récents. Alors que le système actuellement en vigueur prévoit pas moins de neuf procédures d'éloignement des étrangers, sans doute aurait-il été préférable de réfléchir un peu plus longtemps à une réforme d'envergure, permettant notamment de simplifier des procédures dont la sédimentation ne fait qu'accroître la complexité d'un droit qui, au contraire, devrait être marqué par sa simplicité et sa lisibilité.




Sur le droit d'asile : Chapitre 5 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier



dimanche 22 avril 2018

La nationalité reportée à deux mains

Dans un arrêt du 11 avril 2018, le Conseil d'Etat confirme la légalité du décret refusant à Mme B. A. la nationalité française, au motif qu'elle avait refusé de serrer la main du secrétaire général de la préfecture ainsi que celle d'un élu d'une commune du département. La particularité de la situation réside précisément dans le fait que Mme B. A. a refusé ces deux cordiales poignées de main au moment précis où elle devait être accueillie dans la nationalité française lors d'une cérémonie organisée à la préfecture de l'Isère. Ayant épousé un Français en Algérie, son pays d'origine, elle était en position, après plus de quatre années de vie commune, d'obtenir la nationalité par déclaration. Hélas, ce refus, qu'elle justifie par ses convictions religieuses, a pour conséquence immédiate de susciter un autre refus, un décret du Premier ministre du 20 avril 2017 lui refusant finalement cette nationalité à laquelle elle estimait avoir droit.


L'article 21-4 du code civil



La procédure n'est pas récente et la déclaration acquisitive de nationalité a été soumise à des conditions de plus en plus précises. L'article 21-4 du code civil permet ainsi au Premier ministre de refuser cette déclaration pour des motifs définis par le législateur. Ce mouvement était engagé dès la loi du 22 juillet 1993 qui prévoyait déjà le refus de déclaration "pour indignité ou défaut d'assimilation". La loi du 26 novembre 2003 est ensuite venue préciser que ce défaut d'assimilation devait être "autre que linguistique". Enfin, la loi du 24 juillet 2006 impose une durée de communauté de vie de quatre ans avant la déclaration acquisitive de nationalité, dans le but de lutter contre les mariages blancs. Mme B. À. remplissait à l'évidence cette condition, Mariée en mai 2010 en Algérie, elle a fait sa déclaration en juillet 2015 auprès de la préfecture de l’Isère.

La ci darem la mano. Don Giovanni. Mozart
Thomas Allen et Susanne Mentzer. Direction R. Muti
Mise en scène G. Strehler. Théâtre de la Scala 1987


Le défaut d'assimilation



Dans son cas, le refus repose donc sur le défaut d'assimilation, terme choisi par  le législateur et qui autorise l’Exécutif à s’opposer à l’acquisition de la nationalité par une personne qui n’a aucunement l’intention de se plier aux usages en vigueur dans la société qui l’accueille. En l’espèce, le Premier ministre a considéré que « le comportement de l’intéressée empêchait qu’elle puisse être regardée comme assimilée à la communauté française ». Ce refus d’acquisition de la nationalité ne saurait, en aucun cas, être assimilé à une déchéance, dans la mesure où il a été pris, conformément aux dispositions de l’article 21-4 du code civil, dans un délai de deux ans après la déclaration.


Cette procédure est régulièrement employée et a donné lieu à une jurisprudence qui en précise le sens. C'est ainsi que la polygamie est considérée comme révélant l'absence d'assimilation dans la société française. Dès un arrêt du 24 janvier 1994, le Conseil d'Etat estimait, à propos d'une procédure de déclaration de réintégration dans la nationalité française, qu'un Sénégalais bigame ayant laissé une de ses femmes au Sénégal avec huit de ses neuf enfants, n'était pas suffisamment assimilé dans la société française. Les dispositions de l'article 21-4 sont également utilisées pour écarter la déclaration acquisitive d'une personne qui refuse les valeurs essentielles de la société française. Tel est le cas de Monsieur A. qui, au cours des entretiens menés par les agents chargés d'instruire son dossier, a refusé d'accepter le principe d'égalité entre les hommes et les femmes (CE, 27 novembre 2013). L'arrêt du 11 avril 2018 n'est guère éloigné de cette décision, Mme B. A., acceptant la subordination des femmes comme un fait incontestable qui lui interdit de serrer la main d'un homme, surtout s'il s'agit d'un infidèle...

Les pratiques religieuses radicales



L'étude de la jurisprudence montre en effet que l'article 21- 4 du code civil est aujourd'hui surtout utilisé pour lutter contre les pratiques religieuses les plus radicales. Dans un arrêt du 31 janvier 2001,  le Conseil d'Etat admet la légalité d'un décret du Premier ministre refusant la déclaration de M. X., qui adhérait "aux valeurs d'un mouvement prônant le rejet des principes de laïcité et de tolérance et recourant à la violence et au terrorisme". Le 27 juin 2008, c'est cette fois la déclaration d'une femme qui est rejetée, au motif que l'intéressée avait adopté une "pratique radicale de sa religion". Le défaut d'assimilation peut donc être le fruit d'une pratique religieuse reposant sur l'isolement communautaire et une mise à l'écart parfaitement volontaire de l'ensemble de la société française.

Si Mme B. A. n'est pas la personne dont la déclaration acquisitive ait été refusée, elle est la première à avoir affiché sa pratique radicale et son rejet des valeurs de notre société à l'occasion de la cérémonie qui était censée l'accueillir au sein de cette même société. Le Conseil d'Etat note justement que la liberté religieuse pas affectée. Mme B. A. peut refuser de serrer la main des hommes et persévérer dans sa pratique religieuse radicale. Se plaçant ainsi à l'écart de la société française, il semble logique au Conseil d'Etat de ne pas l'intégrer dans la communauté nationale.




jeudi 19 avril 2018

Les convictions religieuses comme condition d'embauche

Saisie d’une question préjudicielle par un tribunal allemand, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans un arrêt du 17 avril 2018, limite les prérogatives des Eglises en matière de condition d'embauche de leurs salariés. Elles n'ont plus désormais la possibilité d’écarter une candidature pour des motifs de non-appartenance à l’Eglise, lorsque l’emploi postulé n’a aucun rapport avec l’éthique religieuse.

Vera Egenberger, une berlinoise sans confession, a vainement postulé, en 2012, à un emploi à durée déterminée proposé par une association Diakonie, rattachée à l'Eglise protestante d'Allemagne. La fonction proposée consistait dans la rédaction d'un rapport sur la lutte contre le racisme en Allemagne. Vera Egenberger était l'auteur de plusieurs publications sur le sujet, mais sa candidature a été rejetée sans même avoir été examinée au fond. La Diakonie exigeait en effet, dans le profil du poste, que les candidats soient de confession chrétienne. Elle a d'ailleurs finalement recruté une personne se présentant, dans son dossier de candidature, comme "un chrétien socialisé au sein de l’église protestante régionale de Berlin". Vera Egenberger a donc engagé un recours devant le tribunal du travail allemand, estimant avoir été discriminée du fait de son agnosticisme. 

Elle invoque la violation de sa liberté de conviction, qui est aussi une liberté de ne pas croire, consacrée par l'article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Elle estime ainsi avoir été discriminée, au sens de l'article 21 de cette même Charte. De manière plus précise, elle s'appuie sur la directive du 27 novembre 2000 relative à l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail. Son article 4 al. 2 autorise les Etats membres à maintenir dans leur système juridique une différence de traitement en raison des convictions, dans le cas des « activités professionnelles d’églises et d’autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions ». Avant de statuer au fond, le tribunal du travail pose ainsi une question préjudicielle à la CJUE pour lui demander comment interpréter ces dispositions et si une Eglise peut déterminer elle-même les emplois pour lesquels la religion d'un candidat constitue "une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée". 

Le contrôle du juge



La CJUE rappelle que l'article 4 al 2 pour objet d'assurer un juste équilibre entre, d'une part le droit à l'autonomie des Eglises, et d'autre part le droit des travailleurs de ne pas faire l'objet de mesures discriminatoires, en particulier lors de la procédure de recrutement. Dès lors, la dérogation apportée par l'article 4 al. 2 autorisant les Eglises à déroger au principe de non-discrimination ne saurait être mise en oeuvre sans qu'elle s'accompagne d'un véritable droit au recours, et donc d'un contrôle du juge. 

Observons que la Cour écarte une jurisprudence issue de l'arrêt Udo Steynmann de 1988, qui estimait que la participation à une communauté religieuse ne relevait du droit de l'Union que dans la mesure où elle pouvait être considérée comme une activité économique. Avec les modifications des traités, ce lien entre intégration économique et compétence de l'Union s'est estompé. Aujourd'hui, Eglises et demandeurs individuels peuvent invoquer l'article 10 de la Charte peuvent défendre leur droit à la liberté religieuse à l'égard des Etats lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit de l'Union, y compris lorsque les mesures prises sont dépourvues de toute finalité économique. En l'espèce, la question de savoir si le poste auquel postulait Vera Egenberger faisait exercer à son titulaire une activité économique n'est donc plus pertinente.

Elle l'est d'autant moins que la CJUE se réfère désormais directement à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt du 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, elle rappelle que le droit garanti à l'article 10 de la Charte "correspond au droit garanti à l’article 9 de la CEDH (qui lui aussi protège la liberté religieuse) et, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, il a le même sens et la même portée que celui-ci » . Or on sait que la CEDH garantit la liberté de religion, qui inclut celle de ne pas en avoir (CEDH, 6 avril 2017, Klein c. Allemagne). Si l'on se réfère au droit issu de la convention européenne des droit de l'homme, il convient alors de déterminer si la requérante a été victime d'une discrimination ou si, au contraire, elle a fait l'objet d'une différence de traitement justifiée. Seul un juge peut procéder à la mise en balance de ces intérêts divergents, et l'article 4 al. 2 de la directive ne peut donc s'appliquer que s'il s'accompagne d'un droit de recours effectif.

Sur ce point, la CJUE écarte l'obstacle que constitue l'article 17 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) qui énonce que "l'Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres.". Ces dispositions expriment certes la neutralité de l'Union à l'égard de la manière dont les Etats organisent leurs relations avec les Eglises et communautés religieuses. Mais cette disposition n'a pas pour effet de faire échapper à un contrôle juridictionnel effectif le respect des critères définis par la directive du 27 novembre 2000. 


Mouloudji. Autoportrait (Athée, rends grâce à Dieu). 
1974. Théâtre de la Renaissance

Le choix des emplois



Cette exigence d'un contrôle du juge n'implique pas qu'un blanc-seing soit accordé aux églises dans le choix des emplois justifiant une dérogation au principe de non-discrimination. Certes, la CEDH comme la CJUE insistent sur la nécessaire autonomie des communautés religieuses et sur leur protection contre les ingérences des Etats. Mais  cela ne signifie pas que le droit de l'Etat ne puisse pas intervenir pour déterminer si l'appartenance à une religion chrétienne s'analyse comme une exigence professionnelle indispensable pour rédiger un rapport sur la discrimination raciale. La CEDH n'hésite pas, en effet, à rechercher si le droit à l'autonomie d'une église n'a pas eu des conséquences disproportionnées sur l'exercice d'autres droits protégés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CEDH, 4 octobre 2016 Travas c. Croatie).

La CJUE affirme donc que l'article 4 al. 2 de la directive doit être interprété de manière étroite. L'exigence professionnelle justifiant une dérogation au principe de non discrimination ne saurait concerner que les fonctions pour lesquelles les convictions religieuses sont nécessaires, liées à la nature de la mission confiée à la personne, directement ou indirectement liées au sacerdoce. En revanche, il serait disproportionné de l'appliquer à des fonctions non liées à l'éthique religieuse, comme la rédaction d'un rapport sur la lutte contre la discrimination en Allemagne.

La décision de la CJUE pose ainsi des bornes à la tradition allemande de très grande autonomie des Eglises, qui leur laissait décider seules de leurs critères d'embauche, voire des règles de licenciement. Le journal La Croix cite ainsi une affaire remontant à 2014, dans laquelle les juges allemands avaient admis qu'un médecin exerçant ses fonctions dans une clinique gérée par l'Eglise catholique pouvait être licencié pour s'être remarié après un divorce. On peut penser qu'une telle décision pourrait aujourd'hui être remise en cause, dès lors que l'activité médicale n'a rien à voir avec l'éthique religieuse prônée par l'Eglise. Dans un pays marqué par la puissance d'Eglises largement dotées de financements publics, il n'est sans doute pas inutile que l'Etat impose le respect des règles fondamentales gouvernant les droits et libertés des personnes.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.