« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 30 mai 2017

L'avocat en garde à vue : oui.. mais.

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Le droit à l'assistance d'un avocat durant la garde à vue est-il un droit qui doit être garanti en tant que tel, indépendamment de la procédure pénale dont il constitue la première étape ? La Cour européenne des droits de l'homme répond négativement à cette question dans son arrêt de Grande Chambre du 12 mai 2017 Simeonovi c. Bulgarie.

Le requérant Lyuben Filipov Simeonov a été condamné par les tribunaux bulgares à une peine de réclusion à perpétuité pour le braquage d'un bureau de change au cours duquel deux personnes ont été tuées. La cour suprême de cassation bulgare a confirmé cette condamnation en 2003. Devant la Cour européenne des droits de l'homme. M. Simeonov conteste d'une part ses conditions de détention, d'autre part le fait qu'il n'a pas eu accès à l'assistance d'un avocat dès le début de la garde à vue. Dans un arrêt de chambre du 20 octobre 2015, il a obtenu satisfaction sur le premier point, les juges estimant que ses conditions de détention s'analysaient comme un traitement inhumain et  dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. En revanche, le second moyen fondé sur l'absence d'avocat dès le début de la garde à vue a été rejeté. C'est donc sur ce point, et uniquement sur ce point, que la Grande Chambre est invitée à se prononcer.

La requête est ainsi de nature purement procédurale, d'autant que la culpabilité de M. Simeonov n'est pas sérieusement contestée. Il a certes refusé de passer aux aveux durant sa garde à vue, en l'absence d'un défenseur, et même devant le juge d'instruction lorsqu'il a été assisté, dans un premier temps, par un avocat commis d'office. C'est seulement après avoir finalement recruté celui de son choix qu'il a avoué être l'auteur du braquage et des deux meurtres, avant de se rétracter partiellement. En tout état de cause, des preuves scientifiques, des témoignages et de nombreux éléments matériels et documentaires venaient appuyer l'accusation et la condamnation repose sur un ensemble de preuves.

L'assistance d'un avocat durant la garde à vue


La présence de l'avocat dès le début de la garde à vue a été imposée par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008. On sait que cette décision est directement à l'origine de la condamnation de la France par la décision Brusco c. France du 14 octobre 2010, condamnation qui a suscité une évolution radicale du droit de la garde à vue. Depuis cette date, il est constamment répété que le droit à l'assistance d'un avocat dès le début de la garde à vue est un droit fondamental. Et de la nature fondamentale de ce droit, on finit par déduire son caractère absolu. C'est du moins ce qu'affirment les avocats, parfaitement dans leur rôle, qui, depuis lors, combattent inlassablement pour étendre leurs prérogatives durant cette période clé de la procédure pénale, en demandant en particulier l'accès à l'intégralité du dossier.

L'interrogatoire. Léonard-Tsuguharu Foujita (1886-1968)

Un droit qui n'est pas absolu


L'analyse de la jurisprudence montre pourtant que le droit à l'assistance durant la garde à vue n'a rien d'absolu dès lors qu'il n'est pas autonome.  Dès l'affaire Salduz, la Cour affirme qu'il est possible d'y déroger si deux conditions sont réunies. D'une part, l'Etat doit démontrer qu'il a des "raisons impérieuses" de restreindre ce droit.  C'est sur ce fondement que l'arrêt Ibrahim et autres c. Royaume-Uni, rendu le 16 décembre 2014 déclare conformes à la Convention européenne les procédures dérogatoires au droit commun de la garde à vue, lorsque les faits incriminés relèvent du terrorisme.

Dans l'affaire Simeonov, il n'est pas question de "raisons impérieuses" car la garde à vue de l'intéressé intervient dans le cadre d'une procédure de droit commun, en l'absence d'une quelconque urgence. La Cour énonce alors un autre cas dans lequel l'absence de l'avocat durant la garde à vue n'encourt aucune sanction.

Une procédure globale


Depuis l'arrêt du 24 novembre 1993 Imbriosca c. Suisse, il est acquis que le droit au procès équitable s'étend aux "phases qui se déroulent avant la procédure de jugement", à commencer par la garde à vue. Par conséquent, le droit de tout accusé d'être assisté d'un avocat, mentionné à l'article 6 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, "ne garantit pas un droit autonome, mais doit être lu et interprété à la lumière de l'exigence, plus générale, d'équité de la procédure pénale". Autrement dit, le respect du droit au procès équitable s'apprécie au cas par cas, "à l'aune de la conduite de la procédure dans son ensemble". L'absence de l'avocat durant la garde à vue n'est donc pas suffisante pour entraîner une violation de l'article 6.

Dans l'arrêt Ibrahim et autres, la Cour précise les éléments à prendre en compte dans cette appréciation globale de la procédure, éléments qui sont précisément examinés dans l'affaire Simeonov. Le premier d'entre eux est évidemment le dispositif légal encadrant la procédure antérieure au jugement. Dans le droit bulgare,  la loi prévoit l'assistance d'un avocat durant la garde à vue. A l'époque des faits, elle était subordonnée à une demande du suspect. Le problème est que cette demande d'avocat, comme d'ailleurs la renonciation à cette assistance, pouvait être purement orale et non transcrite sur les procès verbaux. En l'espèce, rien dans le dossier ne permet de savoir si une demande a été formulée ou si l'intéressé a choisi de renoncer à son droit. En l'absence de toute trace, on ignore même si le droit à l'assistance d'un avocat a été notifié à l'intéressé.

Ces lacunes du dossier doivent cependant être appréciées à l'aune de l'ensemble de la procédure pénale, en appréciant l'impact qu'elles ont eu sur l'ensemble du procès. La Cour européenne fait d'abord observer que M. Simeonov n'a jamais invoqué l'absence d'avocat durant la garde à vue à l'appui de ses différents recours devant la justice bulgare, à l'exception d'une mention très marginale (portant sur une seule journée de la garde à vue) dans son pourvoi en cassation. Le moyen n'a été réellement soulevé par ses avocats que devant la Cour européenne, dès lors qu'il apparaissait comme un instrument utile pour tenter d'obtenir l'annulation de l'ensemble de la procédure. Surtout, et c'est sans doute l'élément le plus important, la Cour note que la garde à vue de M. Simeonov présente une certaine originalité, dans la mesure où il ne s'est rien passé. Tous les éléments versés au dossier pénal et qui ont fondé sa condamnation ont été réunis pendant l'instruction. Sa garde à vue, quand bien même elle se serait déroulée dans des conditions non conformes à l'article 6 § 3 de la Convention, n'a eu aucune conséquence sur cette condamnation. De ces éléments, la Cour déduit qu'il est impossible d'invoquer une quelconque atteinte au droit de ne pas s'auto-incriminer.

L'arrêt Simeonov illustre ainsi le refus de la Cour européenne des droits de l'homme de s'engager dans une vision dogmatique du procès pénal. Celui-ci est perçu comme un tout, chaque procédure  participant à la cohérence de l'ensemble. En cela, la Cour européenne s'oppose résolument aux analyses des avocats qui voient dans la garde à vue une procédure détachable de l'ensemble du procès, et dont ils voudraient développer le caractère contradictoire. De toute évidence, la jurisprudence de la Cour européenne ne va pas tout-à-fait dans ce sens.

Sur la garde à vue : Chapitre 4, section 2 § 1 du manuel de libertés publiques.

samedi 27 mai 2017

Moralisation de la vie politique : le chantier est ouvert

L'une des promesses électorales les plus emblématiques d'Emmanuel Macron est sans doute l'annonce d'une loi de moralisation de la vie politique. Portée par François Bayrou, ministre de la justice, elle devrait être débattue dès le début de la prochaine législature. Elle est, à l'évidence destinée à marquer une rupture, alors que chacun conserve en mémoire une campagne électorale marquée par les affaires, de l'emploi de Pénélope Fillon à celui des filles de Bruno Le Roux.

François Bayrou consulte les associations et notamment Anticor pendant que René Dosière dépose à l'Assemblée deux propositions de loi, l'une constitutionnelle l'autre organique. Il n'est pas du tout certains qu'elles soient débattues, ne serait-ce que parce que leur auteur (PS. Aisne) ne se représente pas aux élections législatives. C'est donc une certaine forme de testament politique pour celui qui, depuis de nombreuses années, fait des propositions pour améliorer la gestion des fonds publics et lutter contre la corruption. C'est aussi un moyen de faire pression sur François Bayrou pour que la loi sur la moralisation de la vie publique soit aussi complète que possible.

Mais qu'entend-on par "moralisation de la vie politique" ? Il s'agit, à dire vrai, d'un concept-valise qui englobe des réformes de nature pénale, financière, fiscale, administrative etc. Certaines réformes ont déjà été mises en oeuvre. La création de la Haute autorité pour la transparence de la vie politique par la loi du 11 octobre 2013 et celle du Procureur de la République financier par celle du 6 décembre 2013 interviennent à la suite de l'affaire Cahuzac. L'institution d'un registre des lobbies par la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016, l'interdiction de cumuler une fonction parlementaire et la présidence d'un exécutif local avec la loi du 14 février 2014, tous ces éléments montrent que le dernier quinquennat a marqué des progrès substantiels dans ce domaine. Substantiels certes, mais insuffisants, comme l'ont montré les récents scandales.

Une révision constitutionnelle ?


René Dosière envisage une réforme extrêmement ambitieuse. Il suggère d'abord une révision constitutionnelle portant sur deux dispositions de la Constitution. La première est la modification de l'article 23 al. 2 : la proposition envisage d'interdire aux membres du gouvernement l'exercice de tout mandat "électoral" et non plus seulement "parlementaire". François Hollande avait déjà exigé des ministres le non-cumul avec une fonction exécutive locale, mais cette prohibition ne reposait sur aucun fondement juridique. René Dosière propose d'introduire dans la Constitution une disposition qui a pour but de lutter contre certains conflits d'intérêts.

En même temps, il souhaite supprimer l'alinéa 2 de l'article 56, ce qui revient à supprimer les membres de droit du Conseil constitutionnel. On ne peut que se féliciter d'une telle démarche, même si elle relève d'une notion de "moralisation" pour le moins élargie. En effet, les anciens présidents ne sont pas accusés de corruption ou de conflit d'intérêts. C'est leur présence seule, quelle que soit leur honnêteté personnelle, qui porte atteinte à l'impartialité de l'institution.

Le gouvernement et le Président Macron reprendront ils cette idée ? En tout état de cause, c'est seulement à l'issue des élections législatives qu'ils sauront s'ils disposent d'une majorité suffisante pour voter la révision. Ils devront en effet obtenir le vote en termes identiques de l'Assemblée nationale et du Sénat. Ensuite, c'est une majorité des 3/5è qu'il faudra réunir devant le Congrès pour que la révision soit définitivement adoptée.

Le statut des élus


La proposition de loi organique, quant à elle, porte sur la situation des élus. Bien entendu, et l'on trouve aussi ces dispositions dans les propos de François Bayrou, elle commence par interdire les emplois familiaux, prohibition que tout le monde attendait. Il sera cependant indispensable d'accompagner cette réforme d'une transparence totale dans ce domaine, dans le but de prévenir un détournement du texte qui consisterait à échanger les emplois, sur le thème "je recrute ton fils et tu recrutes ma femme"... De même est-il assez facile d'exiger un casier judiciaire vierge pour tous les candidats à des élections nationales ou locales, ainsi qu'un quitus fiscal pour tous les élus ou une déclaration de patrimoine rédigée par l'ensemble du foyer fiscal. La loi peut aussi, sans trop de difficultés, interdire le cumul d'un mandat parlementaire avec des fonctions de consultation ou l'exercice de la profession d'avocat.

Plus complexe en revanche est la réforme consistant à fiscaliser l'indemnité de représentation et de frais de mandat (IRFM). Rappelons qu'il ne s'agit pas de l'enveloppe destinée à rémunérer les collaborateurs mais de celle affectée, d'une manière générale, aux frais de fonctionnement et de représentation. Sa fiscalisation revient à la considérer comme une rémunération et à l'intégrer au revenu global du parlementaire. Pourquoi pas ? Mais dans ce cas, pourquoi ne pas augmenter l'indemnité parlementaire qui s'apparente déjà à un salaire en supprimant l'IRFM ? Quoi qu'il en soit, sa fiscalisation a au moins l'avantage de permettre au fisc de demander des justificatifs sur son utilisation.

Couplets du caissier. Les Brigands. Jacques Offenbach
Dranem. 1931

Le financement de la vie politique


Les dispositions relatives au financement de la vie politique feront-elles l'objet d'un consensus ? Pour le moment, Emmanuel Macron et François Bayrou n'ont pas évoqué de réforme des micro-partis, alors même qu'il s'agit de structures davantage destinées à recueillir des fonds qu'à représenter des groupes militant pour leurs idées. On sait que l'une des causes du maintien de la candidature Fillon résidait dans le fait qu'il avait fondé un micro-parti vers lequel étaient dirigés les dons. Sa candidature mise en péril par les scandales, il refusait absolument de rendre l'argent aux Républicains s'ils choisissaient un autre candidat.

La proposition Dosière conditionne le financement public des partis politiques à trois conditions : avoir un objet politique, rassembler des militants et soutenir des candidats à toutes les élections, locales et nationales. Une telle mesure semble de nature à exclure de la manne publique les micro-partis, en particulier aux élections présidentielles. Pour les législatives, René Dosière propose de limiter la participation aux groupements ayant présenté au moins cent candidats, ayant déjà obtenu chacun 2,5 % des suffrages, à une précédente élection. Cette disposition vise à empêcher la création de pseudo-partis au moment des élections, objectif que ne parviennent pas à remplir les seuils actuels de cinquante candidats et 1 % de suffrages.

Il est vrai que l'article 4 de la Constitution énonce que "les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage", dispositions qui semblent exclure toute atteinte à la liberté de créer un mouvement politique. Dans une décision du 23 août 2000, le Conseil constitutionnel a pourtant considéré que ne portaient pas atteinte à l'article 4 la loi qui limitait la participation aux élections européennes aux partis représentés par au moins cinq députés ou cinq sénateurs. Les élections au parlement européen se déroulent cependant avec un scrutin de liste marqué par la prééminence des partis dans le choix des candidats. La situation est bien différente aux élections législatives auxquelles chaque citoyen peut être candidat.

La lutte contre la professionnalisation de la vie politique


La disposition la plus délicate de la proposition Dosière, au moins sur le plan constitutionnel, vise à interdire à un parlementaire d'effectuer plus de trois mandats dans la même assemblée. L'objet est d'assurer le renouvellement des générations et de lutter contre la professionnalisation de la vie politique qui conduit les élus à considérer qu'il s'agit d'une véritable carrière destinée à les enrichir.

Derrière ces excellents motifs se cachent de vraies difficultés. Matérielles d'abord, car ces dispositions n'interdisent pas de faire une très longue carrière politique en alternant mandats parlementaires à l'Assemblée et au Sénat, avec peut-être quelques années consacrées à la présidence d'un exécutif local. Constitutionnelles aussi, car le droit d'éligibilité est une liberté publique. Certes, le Président de la République ne peut faire plus de deux mandats successifs. Mais cette contrainte lui est imposée par l'article 6 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la révision de 2008. Une contrainte de même nature pesant sur les parlementaires par la voie législative ne bénéficierait pas d'un fondement constitutionnel.  Depuis sa décision du 6 avril 2012, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que "la loi ne saurait priver un citoyen du droit d'éligibilité que dans la mesure nécessaire au respect d'égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l'électeur".  Il appartiendra donc au Conseil constitutionnel d'apprécier la nécessité d'une telle réforme.

Pour le moment, on constate une certaine convergence entre les propositions Dosière et celles de François Bayrou sur le régime juridique applicable aux parlementaires. En revanche, la question de savoir si les dispositions relatives au financement la vie politique et aux micro-partis seront finalement intégrées à la réforme n'est pas encore résolue. De toute évidence, René Dosière a voulu placer le Président de la République et le nouveau ministre de la justice devant ses responsabilités. Il y est parvenu et il ne fait aucun doute que sa proposition suscitera le débat, même si son auteur n'est plus à l'Assemblée pour la défendre.


lundi 22 mai 2017

Ordonnances de l'Article 38 : quand le tweet remplace le texte

Si Flaubert écrivait aujourd'hui son Dictionnaire des idées reçues, nul doute que l'on trouverait l'entrée suivante : "Ordonnances de l'article 38 : pas démocratiques, instrument scandaleux d'une dictature de l'Exécutif". Pas question, bien entendu, d'aller lire le texte de l'article 38 de la Constitution, on préfère reprendre le refrain à l'unisson, surtout lorsqu'il s'agit de s'élever contre l'annonce faite par Emmanuel Macron de modifier rapidement le droit du travail par ordonnances. Sur le site Atlantico, le 18 mai 2017, Sylvain Boulouque et Philippe Crevel affirment que la "volonté de réformer par ordonnances témoigne d'une conception du pouvoir caractérisée par la verticalité". De son côté, Alexis Corbière, chargé d'expliquer la Pensée de Jean-Luc Mélenchon aux "gens" peu informés de Son génie, déclare le 13 mai 2017 sur twitter : "L'ordonnance, c'est un seul homme qui décide sans le Parlement... c'est quasiment un discours antiparlementaire". Rien que ça..

Le texte


Alors, ne faisons pas comme Alexis Corbière, lisons l'article 38 de la Constitution. Il est ainsi rédigé :

"Le Gouvernement peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi.
Les ordonnances sont prises en Conseil des Ministres après avis du Conseil d'État. Elles entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n'est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d'habilitation. Elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse.
À l'expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif."

On rappellera que la loi ne se définit pas seulement, sous la Vème République, comme un texte voté par le Parlement. Elle fait l'objet d'une définition matérielle, c'est-à-dire d'une définition par son contenu. Autrement dit, il est indispensable de passer par la voie parlementaire pour adopter des règles portant sur les sujets énumérés dans l'article 34 de la Constitution : libertés publiques, détermination des crimes et des délits, décentralisation, état des personnes, nationalité etc. Bref, les choix les plus essentiels doivent être faits par le législateur, et parmi eux figurent "les principes fondamentaux du droit du travail (...)". Tout ce qui ne figure pas dans la liste de l'article 34 relève du pouvoir réglementaire, aux termes de l'article 37 de la Constitution

L'article 38 a pour objet d'autoriser le gouvernement, pour une durée déterminée et sur un sujet précis,  à intervenir dans le domaine de la loi. Il s'agit de lui permettre de faire adopter rapidement des dispositions considérées comme particulièrement urgentes. Le Parlement est-il pour autant dessaisi et entièrement exclu de la procédure ? Non, au contraire, il intervient à deux reprises. 

Pierre Desproges. La démocratie
Chronique la haine ordinaire. 3 mars 1986

Loi d'habilitation


Au début de la procédure d'abord, il doit autoriser le gouvernement à prendre les ordonnances "en vue de l'exécution de son programme"et pour une durée précisément définie. Une loi d'habilitation est votée dans les conditions de la loi ordinaire. Contrairement à la pratique de la IIIe République, il ne s'agit pas du tout de voter "les pleins pouvoirs". Au contraire, le Conseil constitutionnel précise, dans sa décision du 12 janvier 1977, que le Gouvernement ne peut solliciter qu'une habilitation "ponctuelle" et qu'il doit expliquer au Parlement "avec une précision suffisante, la finalité des mesures" qu'il entend prendre dans le domaine de la loi. Le Conseil constitutionnel se livre a un contrôle strict de l'exactitude et de la précision de la loi d'habilitation, dès lors qu'il peut être saisi dans les conditions du droit commun par soixante députés ou soixante sénateurs (par exemple, à propos des ordonnances réformant la désignation des conseillers prud'hommes : décision du 11 décembre 2014). Ajoutons que, toujours conformément au droit commun, la loi d'habilitation fait l'objet d'une étude d'impact.

Loi de ratification


Une fois habilité, le gouvernement peut prendre par ordonnances les dispositions qu'il juge nécessaires. Là encore, il ne s'agit pas de textes émanant du gouvernement seul, car les ordonnances doivent être signées par le Président de la République. C'est loin d'être une simple formalité, car le Président dispose, sur ce point, du pouvoir discrétionnaire de signer, ou de ne pas signer. Durant la cohabitation de 1986, François Mitterrand a ainsi refusé de signer trois ordonnances proposées par le Premier ministre Jacques Chirac, sur les privatisations, le découpage électoral et l'aménagement du temps de travail. Il a donc contraint le gouvernement à déposer une projet de loi ordinaire dans ces trois domaines.

Quoi qu'il en soit, l'ordonnance est dotée à ce stade, d'une valeur réglementaire, c'est-à-dire susceptible de recours devant le Conseil d'Etat. Mais cette compétence du juge administratif est temporaire, car les ordonnances, à l'issue de la période d'habilitation, doivent être ratifiées par le Parlement.

Il intervient donc de nouveau à la fin de la procédure et la loi de ratification confère valeur législative aux ordonnances qui sont, en quelque sorte, réintégrées dans leur domaine naturel, celui de la loi. Observons que la révision de 2008 a développé, sur ce point, les droits du Parlement. Si un projet de loi de ratification n'est pas déposé dans le délai fixé par la loi d'habilitation, les ordonnances ne subsistent plus dans l'ordre juridique et sont désormais caduques. Si le projet de loi de ratification est déposé et non voté, les ordonnances subsistent avec valeur réglementaire, mais ne peuvent plsu être modifiés que par une norme de valeur législative. Autrement dit, le gouvernement doit nécessairement avoir une majorité parlementaire pour que les ordonnances demeurent dans le système juridique avec valeur législative. C'est si vrai que le Conseil constitutionnel a décidé, dans sa décision du 17 mars 2011, la recevabilité d'une QPC dirigée contre une ordonnance ratifiée. 

Le Parlement intervient donc au début et à la fin de la procédure, avec à chaque fois la possibilité de refuser les ordonnances. Il est incontestable cependant que le débat parlementaire sur l'élaboration des règles disparaît. Mais le parlement conserve la possibilité de déposer des amendement lors de ratification et ainsi de modifier le contenu des ordonnances. 

Un seul homme ne décide donc pas sans le Parlement, contrairement à ce qu'affirme Alexis Corbière. Chacun sait que la démocratie directe se traduit par l'intervention directe du peuple dans le processus décisionnel, par exemple par referendum alors que le démocratie représentative est incarnée dans le parlement. Ces critiques des ordonnances de l'article 38, tout à fait nouvelles puisque cette pratique existe depuis 1958 sans susciter beaucoup d'agitation, ne seraient pas graves si elles ne témoignaient d'une dilution de la notion même de démocratie.
Aujourd'hui certains considèrent que la démocratie réside dans quelques centaines de personnes assemblées Place de la République et qui ne représentent qu'elles-mêmes. D'autres, ou les mêmes, signent toutes les pétitions "citoyennes" possibles en considérant qu'elles sont l'expression de la démocratie, alors qu'une seule personne peut signer la même pétition autant de fois qu'il a d'adresses courriel. Le mot "démocratie" est si joyeusement galvaudé que l'on risque d'en oublier le sens et bientôt la pratique. Alors, pour une fois, rendons hommage à François Hollande qui a déclaré, dans son discours de Crolles du 18 mars 2017 : "La démocratie est en danger quand des impulsions éclipsent la raison, quand l'invective masque les perspectives, quand le tweet remplace le texte (...)".
Sur les notions de démocratie et d'Etat de droit : introduction du manuel de libertés publiques.

jeudi 18 mai 2017

Droit au silence : l'aveu n'est plus la reine des preuves

Dans son arrêt du 25 avril 2017, la chambre criminelle de la Cour de cassation confirme l'élargissement du droit au silence et du droit de ne pas s'auto-incriminer à l'ensemble de la procédure pénale. Cette évolution trouve son fondement dans la loi du 27 mai 2014 qui transpose la directive européenne du 22 mai 2012 relative au droit à l'information dans le cadre des procédures pénales. 

L'auteur du pourvoi Hocine X., a été interpellé sur la voie publique, une arme à la main, et des témoins affirment qu'il a tiré sur M. Z.  Au moment de sa garde à vue, il est régulièrement avisé de ses droits et demande l'assistance d'un avocat avec lequel il s'entretient avant sa première audition. Mais sans doute son conseil n'a-t-il pas suffisamment insisté sur les bienfaits du droit au silence, surtout pour les personnes qui ont quelque chose à se reprocher. En effet, avant même cette première audition, alors que les enquêteurs le ramènent en voiture d'une perquisition effectuée chez lui, Hocine X. passe aux aveux. Il leur explique spontanément comment il est entré en possession de l'arme et comment il a accidentellement tiré sur M. Z. Les enquêteurs dressent un procès-verbal de ces déclarations, document qui va constituer l'élément essentiel de la mise en examen de Hocine X  pour tentative de meurtre, violences aggravées et infractions à la législation sur les armes. C'est précisément ce procès-verbal dont il demande aujourd'hui l'annulation, invoquant à la fois son droit au silence et son droit à ne pas s'auto-incriminer. 

Le droit au silence


Le droit au silence peut être considéré comme un droit d’importation, directement inspiré de la procédure accusatoire américaine reposant sur une stricte égalité entre l'accusation et la défense. Sa justification est moins évidente dans un système inquisitoire durant lequel l’enquête préliminaire et l’instruction se font à charge et à décharge. Cette situation explique certainement les difficultés qu'il a rencontrées pour s'implanter durablement dans notre système juridique. Affirmé par la loi Guigou du 15 juin 2000, il disparaît avec la loi du 18 mars 2003 pour revenir avec celle du 14 avril 2011, puis être confirmé et élargi par celle du 27 mai 2014.

Le droit au silence a connu des hauts et des bas, et il ne se serait sans doute pas développé sans la pression constante de la Cour européenne des droits de l'homme. Elle le considère en effet comme un élément du droit au procès équitable depuis l'arrêt Saunders c. Royaume-Uni du 17 décembre 1996. Le Conseil constitutionnel, dans une décision rendue sur QPC le 30 juillet 2010 a également considéré qu'il faisait partie des droits de la défense et s'imposait dès le début de la garde à vue. L'article 63-1 du code de procédure pénale confère donc à la personne placée en garde à vue "le droit, lors des auditions (...) de faire des déclarations, de répondre aux questions posées ou de se taire".

Certes, mais Hocine X. a eu la malencontreuse idée de faire ses aveux en dehors d'une audition. Il peut cependant là encore invoquer la jurisprudence libérale de la Cour européenne des droits de l'homme. Dès l'affaire Allan c. Royaume Uni de 2002, la Cour sanctionne ainsi l'utilisation à charge de confidences faites à un soi-disant co-détenu, en réalité un informateur de la police placé au contact de l'accusé pour obtenir des aveux. Ces confidences qui constituaient l'essentiel de l'accusation ont donc été obtenues contre le gré du requérant et l'utilisation qui en est faite au procès porte atteinte au droit de garder le silence qu'il avait pourtant invoqué. Le cas d'Hocine X. est très proche puisque lui aussi s'est laissé aller à faire des aveux en dehors d'une audition.  En l'espèce, il n'a d'ailleurs pas, expressément et de manière non équivoque, renoncé à l'assistance d'un avocat, seul élément qui permettrait de recueillir ses déclarations, même effectuées en dehors d'une audition proprement dite (CEDH, 1er décembre 2009, Ahmet Engin Satir c. Turquie).

N'avoue jamais. Guy Mardel. 1965

Le droit de ne pas s'auto-incriminer


Le droit de ne pas s'auto-incriminer est aussi directement inspiré du droit américain, plus exactement du 5è Amendement à la Constitution des Etats-Unis. En tant que tel, il ne figure pas formellement dans le code pénal. Il trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour européenne qui, comme le droit au silence, le rattache aux exigences du procès équitable. Consacré par un arrêt du 25 février 1993 Funke c. France, il interdit à l'accusation de recourir à des éléments de preuve obtenus sous la contrainte ou par la ruse. Dans un arrêt très remarqué du 6 mars 2015, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation reprend ce principe et sanctionne pour défaut de loyauté le fait d'avoir sonorisé deux cellules de garde à vue dans lesquelles ont été enfermées des individus soupçonnés d'avoir dévalisé une bijouterie. Or ces enregistrements sont accablants : après avoir reconnu avoir exercé des violences à l'égard d'une cliente du magasin, l'un des deux gardés à vue propose à l'autre de le disculper, moyennant finances. Ces enregistrements considérés comme des éléments de preuve et versés au dossier seront finalement annulés car ils ont conduit les gardés à vue à s'auto-incriminer.

Dans le cas d'Hocine X., l'atteinte au droit à ne pas s'auto-incriminer est la conséquence logique de la violation de son droit au silence. Dès lors qu'il a fait des aveux en dehors d'une audition et alors qu'il n'était pas assisté par son avocat, il s'est nécessairement auto-incriminé.

L'ensemble de la procédure


D'une manière générale, la décision du 25 avril 2017 illustre une tendance de la jurisprudence à prendre en considération non plus les seules auditions mais l'ensemble de la période de garde à vue, et non pas la seule garde à vue mais l'ensemble de la procédure pénale. Appliquant la jurisprudence Bykov c. Russie du 10 mars 2009, la Cour de cassation examine donc l'ensemble de cette procédure.

La jurisprudence de la Cour européenne considère ainsi que toutes les phases antérieures à la saisine des juges du fond peuvent être soumises aux règles du procès équitable. Le célèbre arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008 ne raisonne pas autrement lorsqu'il impose la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue. De la même manière, l'audition comme témoin doit être appréhendée au cas par cas, en fonction des conséquences qu'elle a eu sur la suite de la procédure et sur la situation de la personne mise en cause.  Dans l'arrêt Schmid-Laffer c. Suisse du 16 juin 2015, la Cour européenne estime ainsi que l'atteinte au droit au procès équitable n'est pas établie. Lors de sa première audition comme témoin, la requérante s'était bornée à mentionner qu'elle avait évoqué avec son amant la disparition de son encombrant mari, mais seulement "pour plaisanter". Ses propos ne permettaient donc pas de l'incriminer directement, en l'absence d'autres preuves. Il est vrai qu'il aurait été un peu délicat, en l'espèce, d'annuler la procédure dans la mesure où l'intéressée avait ensuite fait d'autres aveux circonstanciés, à deux reprises, avant finalement de se rétracter. 

Dans l'affaire Hocine X., la Cour de cassation embrasse aussi l'ensemble de la procédure pour apprécier la violation du droit au silence. Il ne fait pas de doute qu'en l'espèce, les aveux spontanés de l'intéressé sont directement à l'origine de sa mise en examen, et qu'il n'avait pas renoncé, de manière non équivoque, à son droit au silence. La sanction pour atteinte au droit au procès équitable n'est donc pas surprenante. 

La place de l'aveu


La décision peut susciter le débat. Certains, et notamment ceux qui sont chargés des enquêtes, penseront que l'arrêt les prive de moyens bien utiles pour obtenir des aveux. Qui a oublié, par exemple, que le maréchal des logis chef Abgrall, accompagné d'un collègue, avait obtenu des aveux de Francis Heaulme.. en l'invitant à déjeuner au mess de la Gendarmerie, à la bonne franquette, entre deux auditions ? Le tueur en série avait alors avoué qu'il avait égorgé une aide-soignante, Aline Pérès, "qui avait l'air si gentille". Certes, et on peut comprendre que les forces de police ressentent une certaine frustration à la lecture de l'arrêt. 

Mais il repose, avant tout, sur l'idée que l'aveu n'est pas "la reine des preuves" et ne saurait justifier, à lui seul, la mise en examen d'une personne. Il doit s'accompagner d'autres éléments à charge, témoignages, preuves scientifiques, écoutes etc. Cette fois, on ne songe plus à Francis Heaulme mais à Patrick Dils. Lui aussi avait avoué avoir tué les enfants de Montigny-les-Metz après trente-six heures de garde à vue... et son innocence a finalement été démontrée, avec le concours actif des services de police scientifique de la Gendarmerie. La Cour de cassation impose ainsi une extrême prudence dans l'enquête pénale, seul moyen d'éviter les erreurs judiciaires.


Sur le droit au silence et le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination : Chap 4, section 1 § 2  du manuel de libertés publiques.

lundi 15 mai 2017

Le RSA est-il soluble dans l'alcool ?

Le Figaro et d'autres médias annoncent que Arnaud Dumontier, maire (Les Républicains) de Pont Sainte-Maxence, "suspend le RSA d'un ivrogne pour nettoyer les rues de sa ville". Observons immédiatement que l'élu n'est pas compétent pour suspendre le revenu de solidarité active (RSA). Cette ressource est gérée par le conseil départemental qui peut la déléguer en totalité ou en partie aux caisses d'allocations familiales ou de mutualité sociale agricole. En l'espèce, l'élu local s'est, en fait, borné à signaler un cas particulier au président du conseil départemental et celui-ci a suspendu le versement de l'allocation à hauteur de 80 % pour une durée de trois mois.

Une telle décision suscite débat. Pour ses détracteurs, la suspension du RSA constitue une atteinte à un droit et le titulaire d'une prestation peut dépenser son argent comme il l'entend, y comprend dans l'achat d'alcool, sans que les autorités aient à voir avec ses choix. Les partisans de cette suspension, et d'abord l'élu, font valoir d'autres arguments, en particulier l'ordre public qui serait troublé par les débordements de quelques joyeux ivrognes, suscitant l'irritation de la population locale et des commerçants de Pont-Sainte-Maxence. Derrière l'anecdote se cachent souvent des problèmes juridiques de fond, et c'est le cas en l'espèce.

Le RSA est-il un droit ? 


La première question posée est la suivante : le RSA est-il un droit ? On peut répondre positivement à cette question dès lors qu'il n'est pas attribué sur le fondement d'un pouvoir purement discrétionnaire, comme le serait, par exemple, une aide attribuée par une commune à une famille particulièrement méritante et provisoirement dans les difficultés. Le RSA n'est pas la charité.

Le RSA a remplacé à la fois le revenu minimum d'insertion (RMI) et l'allocation de parent isolé (API) le 1er juin 2009. Il est attribué si l'intéressé répond à un certain nombre de conditions fixées de manière extrêmement précises :
  • être âgé de plus de 25 ans ou assumer la charge d'un ou une plusieurs enfants, ou encore avoir exercé une activité professionnelle pendant au moins au moins deux durant les trois dernières années précédant la demande de RSA ; 
  • résider de manière stable et régulière sur le territoire français (sans condition de nationalité) ; 
  • disposer de ressources inférieures à un revenu garanti fixé par les textes ; A partir de ce montant forfaitaire, le RSA est calculé individuellement pour chaque demandeur
A partir de ce montant forfaitaire, le RSA est calculé individuellement pour chaque demandeur, en fonction de la taille de la famille et de ses ressources. Le RSA est donc un revenu minimum pour ceux qui ne travaillent pas et un complément de revenu pour ceux qui travaillent. Il a pour objet de favoriser le retour à l'activité du bénéficiaire et, le cas échéant, de son conjoint.

Considéré sous cet angle, le RSA est un droit. Le Conseil constitutionnel consacre d'ailleurs un droit à des moyens convenables d'existence, en particulier dans sa décision du 29 décembre 2009. Il trouve son fondement dans le Préambule de la Constitution de 1946, d'abord dans l'alinéa 10 selon lequel "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement", ensuite dans l'alinéa 11 qui affirme que "tout individu qui (...) se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence". Cette formulation généreuse ne doit cependant pas faire illusion. Le Conseil estime en effet qu'il appartient au législateur d'organiser l'exercice de ce droit comme il l'entend, selon des modalités que le Conseil laisse à sa libre appréciation.

Gounod. Qu'ils sont doux... Le médecin malgré lui. Lucien Fugère. 1929

Un droit et des devoirs


Le droit au RSA s'exerce donc dans le cadre des lois qui le réglementent.  Et il faut bien reconnaître que la reconnaissance d'un droit social s'accompagne aussi d'un devoir imposé à son titulaire. En juin 1792, le projet de décret sur l'organisation générale des secours publics était ainsi présenté à l'assemblée législative : "L'assistance du pauvre ne doit point être gratuite et (celui-ci) doit donner à la société son travail en échange des secours qu'il reçoit ». De nos jours, les alinéas 10 et 11 du Préambule de 1946 qui reconnaissent le droit à l'assistance doivent s'articuler avec l'alinéa 5 qui énonce que "chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi". 

En matière de RSA, nul n'ignore que la plupart des bénéficiaires préféreraient nettement travailler plutôt que vivre avec l'aide de la collectivité publique. Si la crise économique ne permet pas de leur imposer un véritable devoir de travailler, l'organisation du RSA leur impose tout de même de chercher un emploi et de se plier à une obligation d'insertion. C'est ainsi qu'un "référent" les accompagne dans leur parcours de retour à la vie active, en leur proposant, soit un projet personnalisé d'accès à l'emploi (PPAE), soit un contrat d'insertion. En dehors de cette obligation d'ordre général, ils sont également tenus de solliciter toutes les aides auxquelles ils peuvent prétendre avant de faire leur demande de RSA. 

Il n'est dit nulle part, cependant, que le RSA est versé sous condition de sobriété. Sur le plan strictement juridique, il n'est donc pas possible de refuser la prestation à un demandeur, ou de la suspendre, parce qu'il est alcoolique ou de la lui retirer pour les mêmes motifs. Or une telle décision doit être motivée, élément essentiel dans l'hypothèse d'un recours contentieux.

Cette impossibilité de se fonder sur l'alcoolisme du bénéficiaire ne signifie pas cependant que les élus locaux soient sans moyens juridiques face à une telle situation. La décision de suspension de 80 % du RSA notifiée à l'intéressé n'a pas été publiée et n'a pas à l'être. Il serait pourtant bien utile de connaître sa motivation. Si le présidence du conseil départemental se fonde uniquement sur l'alcoolisme de l'intéressé, sa légalité est sans doute très contestable. En revanche, si l'on en croit le portrait de l'intéressé brossé par le maire de Pont-Sainte-Maxence, il est certainement possible de se fonder sur le non-respect de son obligation d'insertion. Apparemment sans domicile fixe et en permanence alcoolisé, rétif à toute proposition d'aide formulée par les services sociaux de la commune, il est très probable qu'il ne se préoccupe guère de sa réinsertion. Or, parmi les causes de suspension prévues par l'article L 262-27 du code de l'action sociale et des familles (CASF), figure en effet le non-respect, "sans motif légitime" de ses obligations par le titulaire du RSA. Nul doute que l'alcool n'est pas vraiment un motif légitime justifiant par une interruption dans la recherche d'un emploi ou dans la démarche d'insertion.

L'échec du RSA


A sa manière, l'affaire de Pont-Sainte-Maxence illustre l'échec du RSA. Mesure phare du quinquennat de Nicolas Sarkozy, issue d'une initiative de Martin Hirsch, l'allocation n'est pas parvenue à remplir ses objectifs. En 2013, un rapport du Centre d'étude de l'emploi estimait que 68 % des personnes qui pourraient y prétendre ne la demandaient pas. En 2012, la Cour des comptes a refusé de certifier les comptes de la branche famille de la Sécurité sociale, en raison de trop nombreuses erreurs de paiements. Contrairement à ce que pensent certains, l'écrasante majorité de ces erreurs ne provient pas de la fraude mais de la complexité, de l'erreur de bonne foi du demandeur ou de l'organisme payeur. Nul doute que l'ensemble de la procédure mérite d'être repensée afin d'améliorer son efficacité en améliorant son efficacité par un meilleure contrôle de sa répartition. Sans doute un chantier à engager par la nouvelle équipe gouvernementale.

Sur le droit au travail : Chap 13 section 2 du manuel de libertés publiques.

jeudi 11 mai 2017

L'"accès indirect" aux données relevant de la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique



L'arrêt rendu le 5 mai 2017 par le Conseil d'Etat M. B. va décevoir plus d'un lecteur. Il s'agit pourtant de la première décision ordonnant au ministre de la défense d'effacer des données "illégalement contenues" dans des fichiers du renseignement territorial et de la Direction pour la protection et la sécurité de la défense (DPSD) devenue Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) depuis le décret du 7 octobre 2016. Ceux qui auraient voulu connaître le contenu de la fiche de M. B., à commencer par M. B. lui-même, seront déçus car le Conseil d'Etat se borne à mentionner que les vérifications ont été faites et qu'elles ont révélé une irrégularité. C'est tout. 

La formation spécialisée du Conseil d'Etat


Cette décision est la première injonction prononcée par la "formation spécialisée" du Conseil d'Etat. Créée par la loi renseignement du 24 juillet 2015 (art. R 773-2 du code de la justice administrative), elle est compétente pour contrôler l'usage des techniques d'interception par les services de renseignement ainsi que l'exercice du "droit d'accès indirect" prévu par l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978 informatique et libertés

Le "droit d'accès indirect"


Entendons-nous bien : ce "droit d'accès indirect" n'a rien d'un droit d'accès. La notion ne figure pas dans la loi mais est le pur produit d'une certaine forme de novlangue administrative utilisée par les praticiens et les fonctionnaires pour donner de l'ampleur à une réforme modeste. Lorsqu'une personne craint de figurer dans un fichier intéressant la "sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique", elle peut saisir la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) qui désigne l'un de ses membres, issu de la Cour de cassation, du Conseil d'Etat ou de la Cour des comptes, pour procéder aux investigations utiles ainsi qu'aux modifications éventuellement nécessaires si le contenu de la fiche n'est pas conforme à la loi. Tel est le cas lorsque les informations qui y figurent apparaissent "inexactes, incomplètes, équivoques ou périmées". Lorsque la Commission constate, en accord avec le gestionnaire du fichier, que les données stockées ne mettent pas en cause les finalités du traitement, elles peuvent être communiquées au requérant.



Dans le cas présent, M. B. a été écarté d'une procédure de recrutement à la suite d'une enquête administrative et il se plaint d'avoir perdu son emploi dans le secteur aéronautique. Il apparaît qu'il avait effectivement fait l'objet d'une procédure judiciaire en 2012, rapidement classée sans suite en 2013. Hélas, la trace de ces faits demeurait en 2015 dans le fichier du traitement des antécédents judiciaires consultable par les entreprises sensibles, en particulier celles du secteur aéronautique. M. B. a donc saisi la CNIL pour qu'il soit procédé aux vérifications d'usage. Conformément à l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978, il a  reçu une lettre de la présidente de la Commission, en novembre 2015, lui indiquant "qu'il avait été procédé à l'ensemble des vérifications demandées et que la procédure était terminée". Peu satisfait de cette réponse, M. B. saisit alors la juridiction administrative d'un recours contre le refus, révélé par ce courrier, du ministre de la Défense de lui donner communication des mentions le concernant dans le fichier de la DPSD. Il demande également que les données illégales soient rectifiées ou effacées. Il n'obtient satisfaction que sur le second point, ce qui constitue déjà une avancée non négligeable dans la protection des personnes fichées. 

L'accès aux informations couvertes par le secret


L'un des avantages de cette nouvelle formation spécialisée du Conseil d'Etat réside dans le fait que le secret de la défense nationale ne lui est pas opposable. Cette habilitation est une innovation importante, en particulier si l'on considère qu'elle a toujours été refusée au juge judiciaire. Souvenons-nous d'une époque où la loi de programmation militaire avait prévu d'interdire à ces derniers certains lieux protégés, en tant que tels, par le secret défense. Toute perquisition devenait alors impossible, et le juge d'instruction risquait rien moins qu'être poursuivi pour compromission du secret de la défense nationale. Certes, le Conseil constitutionnel a annulé ces dispositions dans une décision du 10 novembre 2011, mais le fait même qu'elles aient été votées témoigne d'une réelle méfiance à l'encontre du juge judiciaire ainsi que d'un refus des services de se plier aux règles les plus élémentaires de la procédure pénale. De toute évidence, les membres du Conseil d'Etat semblent bénéficier d'une confiance plus grande. 

La formation spécialisée a donc pu obtenir communication de la fiche de M. B. Une audience à huis-clos lui a permis d'entendre successivement le requérant, les représentants de la CNIL, et ceux des ministères de la défense et de l'intérieur. Observons cependant que les conclusions du rapporteur public sont prononcées "hors la présence des parties" afin d'empêcher le requérant d'obtenir par l'audition des seules conclusions ce qu'il demande précisément au juge. Dans le cas contraire, la procédure épuiserait le fond, et la décision contentieuse deviendrait inutile. 

Calvin et Hobbes. Bill Watterson
In fine, la formation spécialisée constate que "des données concernant M. B. figuraient illégalement dans le fichier" et elle ordonne leur effacement. On s'en réjouit pour l'intéressé, mais il convient peut-être de tempérer un peu l'enthousiasme de ceux qui pensent que la formation spécialisée du Conseil d'Etat est une sorte de chevalier blanc volant au secours de la personne fichée. D'une part, force est de constater que la procédure a pris quatre années durant lesquelles M. B. s'est retrouvé au chômage et dans l'incapacité de retrouver un emploi dans son secteur d'activité. D'autre part, il n'a finalement rien obtenu d'autre que ce que prévoit l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978. Le "droit d'accès indirect" appartient à la CNIL, puis à la formation spécialisée du Conseil d'Etat, mais pas au requérant. L'injonction ne porte en effet que la suppression des données litigieuses, pas sur leur communication à l'intéressé. L'innovation est donc procédurale par l'intervention de la formation spécialisée mais rien n'est changé sur le fond. Ceci dit, le requérant ne devrait-il pas trouver du réconfort dans la seule intervention Conseil d'Etat, protecteur des libertés publiques ?


Sur la protection des données et les fichiers intéressant la sécurité publique : Chap 8, section 5 du manuel de libertés publiques.