La
loi égalité et citoyenneté du 27 janvier 2017 est l'un de ces textes qui, derrière un titre englobant, développe des mesures aussi ponctuelles que diverses. Le législateur traite donc tout à la fois du logement social, de la réserve et du service civiques, du congé formation, de l'accès au 3è concours dans les fonctions publiques pour les élus locaux, du racisme, de la discrimination et du négationnisme. C'est précisément ce dernier point, le traitement du négationnisme, qui suscite la censure du Conseil constitutionnel dans sa
décision du 26 janvier 2016, alors même que les auteurs des saisines parlementaires n'avaient pas développé ce cas d'inconstitutionnalité.
La disposition censurée par le Conseil est
l'alinéa 2 de l'article 173 du texte qui réprime la négation de certains crimes, génocide, crime contre l'humanité, réduction en esclavage ou exploitation d’une personne réduite en esclavage,
"lorsque cette négation constitue une incitation à la violence ou à la haine par référence à la prétendue race, la couleur, la religion, l'ascendance ou l'origine nationale, y compris lorsque ces crimes n'ont pas donné lieu à la condamnation de leurs auteurs". On comprend que le Conseil s'en soit saisi d'office, car il apparaît évident qu'aucun parlementaire n'oserait contester un texte qui semble reposer sur des valeurs incontestables.
La négation du génocide arménien, toujours lui
Ces dispositions s'analysent pourtant comme une tentative de réintroduire subrepticement dans le droit positif la sanction de la négation du génocide arménien de 1915. On sait que, par
une décision du 28 février 2012, le Conseil avait déjà considéré comme non conforme à la Constitution un texte pénalisant la contestation d'un génocide seulement reconnu par la loi. C'était précisément le cas du génocide arménien qualifié comme tel par une
loi du 29 janvier 2001.
Le gouvernement est donc revenu à la charge, et l'on observe que la disposition annulée avait été introduite dans la loi par un amendement gouvernemental. Cette fois, un autre argumentaire juridique est employé, puisque le premier n'a pas réussi. L'amendement introduit en effet une distinction nouvelle, évoquant en réalité deux négationnismes différents. Le premier, que l'on connaît déjà, existe lorsque le crime nié a déjà été condamné par les juges. Le second, introduit par les dispositions censurées, est réprimé "y compris lorsque le crime qui est nié n'a pas fait l'objet d'une condamnation judiciaire". Dans ce cas, il faut alors que les propos tenus soient constitutifs d'une incitation à la haine. On arrive donc à deux incriminations distinctes, l'une pour négationnisme que l'on n'ose qualifier d'ordinaire, l'autre pour négationnisme entraînant une incitation à la haine.
Tout cela manque de clarté, mais permet de sanctionner la négation du génocide arménien. S'il est vrai que la Shoah a été qualifiée de génocide par l'Accord de Londres du 8 août 1945, et
par un certain nombre de décisions de justice rendues à la fois par le
Tribunal de Nüremberg et par des juridictions françaises, il n'en est pas de même des massacres intervenus en Arménie en 1915. Ils n'ont été qualifiés de génocide par aucune convention internationale ni aucune décision rendue par une juridiction internationale ou française. Pour sanctionner leur négation, il est donc juridiquement nécessairement de lever la condition de qualification du crime par un traité ou une juridiction, et c'est précisément ce qui est fait.
Mais le Conseil constitutionnel ne s'y laisse pas prendre. Comme en 2012, il juge que la disposition ainsi ajoutée à la loi Egalité et Citoyenneté n'est ni nécessaire ni proportionnée. Elle porte donc une atteinte excessive à la liberté d'expression. Pour parvenir à cette conclusion, le Conseil raisonne en trois temps.
Ils sont tombés. Charles Aznavour. 1976
Le lien entre le négationnisme et la haine
Le Conseil commence par observer que si la négation, la minoration ou la banalisation de certains crimes "peuvent constituer une incitation à la haine ou à la violence à caractère raciste ou religieux", de tels propos ne sont, par eux-mêmes et "en toute hypothèse" constitutifs d'une telle incitation ni d'ailleurs d'une apologie. Dans ce cas, l'atteinte à la liberté d'expression est évidemment excessive.
Le Conseil n'est évidemment pas lié par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, mais on ne peut s'empêcher de penser qu'il n'a pas été indifférent à la
décision Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015. La Cour a en effet sanctionné comme une ingérence excessive dans la liberté d'expression la condamnation par la justice suisse d'un conférencier turc qui avait mis en cause, non pas la réalité des exactions commises en 1915 mais leur qualification de génocide. La Cour avait alors estimé que la négation de cette qualification n'emportait aucune incitation à la haine.
Une disposition inutile
Le second motif développé par le Conseil réside, tout simplement, dans le caractère redondant du texte qui lui est soumis. Il observe en effet que l'article 24 al. 7 de
la loi du 29 juillet 1881 punit d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende le fait de provoquer à la
discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou
d'un groupe de personnes à
raison de leur origine ou de leur appartenance ou
de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une
religion déterminée.
L'amendement introduit par le gouvernement dans la loi Egalité et Citoyenneté réprime en effet des propos présentant exactement les mêmes caractéristiques, sans qu'il soit nécessaire de rechercher la négation d'un crime contre l'humanité. C'est donc l'absence de nécessité du texte qui est ici sanctionnée.
L'existence d'un crime
Enfin, et c'est sans doute l'élément le plus important dans le raisonnement du Conseil constitutionnel, la disposition nouvelle obligeait le juge pénal chargé de réprimer les propos négationnistes à se prononcer sur l'existence du crime dont la négation est alléguée, alors même qu'il n'en est pas saisi au fond et qu'aucune juridiction ne s'est prononcée. On est là dans une situation ubuesque puisqu'elle revient à qualifier des comportements de crime à l'occasion de leur négation. Le juge dispose t il d'un dossier pénal pour opérer une telle qualification ? Dispose-t-il aussi de tous les éléments mis en lumière par les historiens ? Poser ces questions revient à y répondre.
Certains auteurs croient pouvoir affirmer que l’affirmation selon laquelle «
Le génocide arménien est un mensonge
international » constitue une négation du génocide arménien, indépendamment de la question de savoir s’il y a bien eu un génocide arménien.
Le juge qui condamne ce propos pour négation d’un génocide ne se prononce nullement sur la réalité du génocide arménien". L'analyse a de quoi surprendre, car elle signifie que le terme "génocide" qui a pourtant un contenu juridique, pourrait être employé pour désigner n'importe quel acte, selon les convictions de celui qui est chargé de juger leur négation. Il y aurait donc deux définitions du génocide, une criminelle et une autre qui ne serait utilisée que comme fondement du délit de négationnisme. Les principes de clarté et de lisibilité seraient, à l'évidence, bien malmenés.
Le Conseil constitutionnel évite ainsi la multiplication des incriminations floues destinées à favoriser des objectifs immédiats, pour ne pas dire électoraux. Cette volonté de sanctionner coûte que coûte la négation du génocide arménien revient en effet tous les quatre ans. Souvenons-nous, la dernière fois, c'était en février 2012, quelques mois avant les élections présidentielles. Aujourd'hui, c'est une décision de fin janvier 2017 qui fait avorter une seconde tentative, encore quelques mois avant les élections présidentielles. A chaque fois, disons le franchement, il s'agit de donner satisfaction au lobby des Français d'origine arménienne qui se déclare prêt à soutenir le candidat capable de faire passer une loi sanctionnant la négation du génocide. En 2012, c'est une proposition de loi déposée par des élus de la région marseillaise, en 2017, c'est un amendement gouvernemental discret.. Et à chaque fois, le Conseil constitutionnel intervient pour rappeler que la loi n'est pas un instrument destiné à promouvoir des intérêts catégoriels mais qu'elle doit demeurer l'expression de la volonté générale.