« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 6 juin 2015

L'affaire Vincent Lambert devant la Cour européenne des droits de l'homme

Dans un arrêt très attendu du 5 juin 2015, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme s'est penchée sur le cas de Vincent Lambert, tétraplégique en "état de conscience minimum" depuis plus de cinq ans.

Sa famille se déchire depuis cinq ans. D'un côté, son épouse et son frère ont demandé et obtenu l'application de la loi Léonetti du 22 avril 2005 qui énonce que: "les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnables. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". L'équipe médicale a donc décidé d'interrompre l'alimentation et l'hydratation du patient, qui précisément n'ont pas d'autre effet que de le maintenir en vie, sans espoir d'amélioration de son état. De l'autre côté, ses parents, ainsi qu'une soeur et un demi-frère, veulent garder l'espoir d'une éventuelle guérison. Ils ont donc engagé un contentieux pour écarter l'application de la loi Léonetti et obtenir le maintien en vie de Vincent Lambert.

Devant la Cour européenne, ils ont contesté la décision rendue par le Conseil d'Etat le 24 juin 2014. Celui-ci avait estimé que les procédures exigées pour la mise en oeuvre de la loi Léonetti avaient été respectées, et que le maintien artificiel en vie de Vincent Lambert devait être considéré comme une "obstination déraisonnable". Dans de telles conditions, l'interruption du traitement était donc conforme au droit français de la fin de vie.

Pour contester cette décision, les requérants se sont appuyés évidemment sur l'article 2 qui garantit le droit à la vie. Ils ont aussi estimé que la privation de nourriture et d'hydratation constitue un acte de torture au sens de l'article 3 de la Convention ainsi qu'une atteinte à l'intégrité physique, au sens cette fois de l'article 8.


La notion de victime  Le droit à la vie

 

Avant de se pencher sur ces questions de fond, la Cour doit préalablement statuer sur la recevabilité du recours. Aux termes de l'article 34 de la Convention, toute personne "qui se prétend victime" de la violation par un Etat partie des droits qu'elle garantit peut saisir la Cour. Cette condition est différente de la notion d'"intérêt pour agir" qui conditionne la recevabilité des recours en droit français. Selon un principe rappelé dans l'arrêt de Grande Chambre Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Campeanu c. Roumanie du 17 juillet 2014, le requérant doit être en mesure de démontrer qu'il a "subi directement les effets" de la mesure contestée.

Le problème posé en l'espèce est que les requérants prétendent agir au nom et pour le compte de leur fils Vincent Lambert. La Cour va donc examiner s'il est possible de déroger au principe selon lequel le requérant ne peut être que la victime directe de la violation des droits qu'elle invoque. La jurisprudence prévoit effectivement deux exceptions. 

La première, reconnue dans l'arrêt Nencheva et autres du 18 juin 2013, autorise les proches d'une personne décédée à saisir la Cour, lorsqu'ils invoquent des violations de la Convention liées à ce décès et engageant, éventuellement, la responsabilité de l'Etat. Cette condition n'est évidemment pas remplie, dès lors que Vincent Lambert n'est pas décédé mais survit dans un état végétatif. 

La seconde réside dans l'hypothèse où le recours est introduit au nom d'une personne vulnérable qui n'est pas en état de donner pouvoir à ceux qui agissent en son nom. Tel était le cas dans l'arrêt Valentin Campeanu, puisque ce jeune Rom handicapé et atteint du Sida était décédé sans proches connus et sans que l'Etat roumain lui ait jamais désigné un représentant légal. La Cour avait donc déclaré la requête recevable, en tenant compte de la vulnérabilité de l'intéressé et du fait qu'il n'existait aucune opposition d'intérêt entre le représentant et le représenté. Dans le cas de Vincent Lambert, la Cour reconnaît évidemment sa vulnérabilité. En revanche, elle ne peut que constater une opposition d'intérêt, dès lors que les requérants ne sont pas les seuls à défendre ses intérêts. S'appuyant sur l'arrêt  Diane Pretty c. Royaume-Uni du 29 avril 2002 l'épouse et le frère de Vincent Lambert estiment, de leur côté, que le refus d'interrompre le traitement porte atteinte à son droit au respect de la vie privée, qui implique le droit de décider à quel moment sa vie doit prendre fin. Ils veulent donc représenter Vincent Lambert à l'instance comme tiers interveant.

La Cour affirme que les parents de Vincent Lambert comme son épouse ne peuvent développer des griefs en son nom. En revanche, rien n'interdit aux uns et aux autres de faire un recours en leur nom propre. Chacun d'entre eux peut prétendre à la qualité de "victime" au sens de l'article 34 de la Convention, dès lors que la décision prise de mettre fin au traitement de Vincent Lambert a des conséquences sur leur situation personnelle.

Cette analyse de la recevabilité a des conséquences importantes sur l'analyse de fond. Elle conduit à écarter directement le moyen tiré du traitement inhumain et dégradant que constituerait l'interruption de l'alimentation et de l'hydratation du patient, traitement dont ses parents ne sont pas les victimes directes. En revanche, le moyen fondé sur la violation du droit à la vie de l'article 2 doit être examiné.

 
Cimetière de Passy



Le droit à la vie


Dans son arrêt McCann c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, la Cour européenne rappelle que le droit à la vie n'a rien d'absolu. Il se borne à imposer certaines obligations aux Etats. 

Obligation négative, l'Etat doit d'abord s'abstenir de donner la mort intentionnellement. Sur ce point, on observe que l'article 2 ne concerne pas la peine de mort, abolie par le Protocole n° 6 à la Convention européenne, ratifié par tous les Etats membres du Conseil de l'Europe à l'exception de la Russie.  Aux yeux des requérants, le fait d'interrompre ou de ne pas entreprendre un traitement devenu "déraisonnable" conduit à donner volontairement la mort. Ils emploient ainsi le mot "euthanasie" que la loi Léonetti de 2005 n'emploie jamais. Au contraire, dans ses conclusions sous l'arrêt du Conseil d'Etat de juin 2014, le rapporteur public Rémi Keller affirme que lorsqu'il décide l'interruption du traitement, "le médecin ne tue pas, il se résout à se retirer lorsqu’il n’y a plus rien à faire". 

La Cour observe que le droit français, contrairement à d'autres systèmes juridiques, n'autorise ni le suicide assisté, ni l'euthanasie. Dans son arrêt Glass c. Royaume-Uni du 18 mars 2003, la Cour avait déjà estimé que l'administration de doses élevées de morphine à un enfant en fin de vie ne relevait pas de l'intention délibérée de le tuer mais tout simplement d'alléger ses souffrances, avant un décès de toute manière inéluctable. En tout état de cause, le système juridique français n'emporte aucune violation des obligations négatives liées à l'article 2.

Obligation positive, l'Etat doit également prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes. Sur ce point, les requérants considèrent que le droit français manque de clarté, en particulier sur les notions d'"obstination déraisonnable" et de "traitement n'ayant d'autre effet que le maintien artificiel de la vie". L'argument n'est pas nouveau. Devant les juges internes, ils avaient déjà invoqué le fait que l'alimentation et l'hydratation d'une personne n'est pas un "traitement" au sens médical et n'avait rien de "déraisonnable". Ils avaient été désavoués sur ce point par le Conseil d'Etat dont la décision s'appuyait sur plusieurs expertises médicales. Pour tenir compte de cette décision, l'actuelle proposition de de loi relative eaux droits de la personne en fin de vie précise clairement que "la nutrition et l'hydratation artificielles constituent un traitement".

Sur le plan de ces obligations positives, la Cour prend soin de noter qu'il n'existe aucun consensus au sein des Etats du Conseil de l'Europe sur ces questions. Conformément à sa jurisprudence Haas c. Suisse de 2011, elle estime alors que la marge d'appréciation des Etats est "considérable", d'autant qu'il s'agit en l'espèce de "questions médicales, juridiques et éthiques de la plus grande complexité". C'est donc aux autorités internes de définir le droit applicable et de vérifier la conformité des décisions d'arrêt des traitements. La Cour se borne, quant à elle, à s'assurer de l'existence d'un cadre législatif et de recours contentieux permettant un débat contradictoire sur les dossiers les plus sensibles. C'est exactement ce qui existe en France, et la Cour observe que les arguments développés par les parents de Vincent Lambert ont déjà été largement discutés devant le juge interne. L'Etat n'a donc pas manqué aux obligations positives résultant de l'article 2. 

Que va-t-il se passer maintenant ? On peut penser que les parents de Vincent Lambert vont s'efforcer de susciter de nouvelles décisions médicales. Même si elles décident l'interruption du traitement, ils pourront les contester, aller devant tous les juges possibles, gagner des mois ou des années...D'une manière ou d'une autre, le recours devant la Cour européenne n'était-il pas lui-même destiné à gagner du temps, sachant que les chances de succès étaient fort minces ? Au-delà du cas de Vincent Lambert, il a permis à la Cour d'affirmer qu'une loi sur les droits des patients en fin de vie ne porte, en soi, aucune atteinte à l'article 2 de la Convention européenne. Ce n'était sans doute pas le but des requérants. En revanche, c'est une bonne nouvelle pour le parlement qui débat actuellement du texte proposée par Alain Claeys et Jean Léonetti. 

mercredi 3 juin 2015

Film d'horreur au Conseil d'Etat

Le 1er juin 2015, le Conseil d'Etat, saisi par l'association Promouvoir a rendu une décision annulant le visa d'exploitant accordé au film Saw 3D Chapitre Final, visa accordé en novembre 2010. A l'époque, ce visa était accompagné d'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans et de l'obligation de diffuser l'avertissement suivant : "Ce film comporte un grand nombre de scènes de torture particulièrement réalistes et d'une grande brutalité, voire sauvagerie".

L'association requérante on le sait, se donne pour objet, selon les termes figurant sur son site, "la promotion des valeurs judéo-chrétiennes, dans tous les domaines de la vie sociale". Particulièrement orientée sur la lutte contre la pornographie et la violence, elle a déjà obtenu du Conseil d'Etat l'annulation d'un certain nombre de visas d'exploitation accordés avec interdiction aux mineurs de moins de seize ans alors qu'elle souhaitait une interdiction à l'ensemble des moins de dix-huit ans. Parmi les visas ainsi annulés figurent celui de  Baise-moi, film de Virginie Despentes dans un arrêt du 30 juin 2000, ou celui d'Antichrist, de Lars von Trier, dans une  décision du 29 juin 2012.

Dans le film Saw 3D Chapitre Final, ce n'est pas la pornographie qui dérange l'association requérante mais précisément les scènes de violence qu'il contient. Le Conseil d'Etat lui donne satisfaction et annule le visa d'exploitation. Il aurait pu le faire avec une grande économie de moyen, dès lors que la Cour administrative d'appel avait commis une erreur de droit dans l'application des articles pertinents du code du cinéma et de l'image animée. Il va cependant plus loin et exerce son contrôle sur l'appréciation effectuée par la Commission de classification, lui rappelant ainsi les éléments qui doivent guider sa décision en matière de violence cinématographique.

Le cinéma, un régime d'autorisation


Rappelons que le visa d'exploitation s'analyse comme une autorisation administrative de mise sur le marché, témoignage du traitement juridique tout à fait particulier dont le cinéma fait l'objet. Il ne relève pas du droit commun de la liberté d'expression, qui permet à chacun de s'exprimer librement, sauf à rendre compte de différents excès devant le juge pénal. L'expression cinématographique, au contraire, est soumise à un régime d'autorisation, dont la Cour européenne admet la conformité à la Convention, depuis une décision Wingrove c. Royaume Uni du 25 novembre 1996.

Organisé par l'ordonnance du 1er juillet 1945, désormais intégrée dans le code du cinéma et de l'image, la police du cinéma repose sur une autorisation délivrée par le ministre de la culture, précisément ce visa d'exploitation. Celui ci est attribué après avis d'une Commission de classification, qui a le choix entre six propositions possibles : autorisation du film pour "tous publics", interdiction aux mineurs de moins de 12, de 16, ou de 18 ans, inscription sur la liste des oeuvres pornographiques ou enfin interdiction générale et absolue de toute diffusion.

Dans le cas de Saw 3D Chapitre Final, l'annulation du visa d'interdiction aux moins de seize ans ne laissera plus d'autre choix à la Commission que de proposer une interdiction aux moins de dix-huit ans.

Orange mécanique. Stanley Kubrick. 1971
 

L'absence d'enjeu


L'enjeu concret demeure modeste. En effet, le film est sorti en salles en 2010. L'association Promouvoir a alors demandé l'annulation du visa successivement devant le tribunal administratif de Paris puis devant la Cour administrative d'appel. Elle a été déboutée successivement en décembre 2011 et en juillet 2013. Le Conseil d'Etat, juge de cassation, rend donc un arrêt définitif cinq ans après que le film ait fini sa carrière en salles. Il précise d'ailleurs que sa décision «n'implique pas que le ministre de la culture prenne les mesures nécessaires pour retirer le film litigieux des salles».

Cette absence d'enjeu offre au Conseil d'Etat l'opportunité de préciser les principes qui doivent guider la Commission de classification, sans pour autant porter une atteinte réelle à la liberté d'expression cinématographique. Observons que cette appréciation des faits est tout à fait possible dans le cas du contrôle de cassation exercé par la juridiction administrative.

Le contrôle normal


Le juge opère un contrôle normal sur le visa d'exploitation, et sa jurisprudence est nettement plus abondante pour les films pornographiques que pour les films comportant des scènes de violence. Si le film de Virginie Despentes a effectivement été qualifié de pornographique dans l'arrêt du 30 juin 2000, le visa du film "Fantasmes", également contesté par l'association Promouvoir le 4 octobre 2000, a été seulement considéré comme érotique, et soumis à une interdiction aux moins de seize ans.

Dans le cas de la violence, la jurisprudence est plus rare. Elle exige cependant une motivation réelle du visa, la simple référence au "climat violent" du film n'étant pas suffisante pour justifier une telle mesure. La Commission doit ainsi préciser en quoi cette violence justifie l'interdiction proposée. Autrement dit, l'avis doit expliquer pourquoi la Commission choisit d'interdire un film aux moins de seize ans, plutôt qu'aux moins de douze ou de dix-huit ans. Elle doit aussi s'interroger sur la place de la violence, si elle est utilisée pour en faire l'apologie ou, au contraire, dans une démarche "volontairement grandguignolesque", formule employée par la Cour administrative d'appel dans son arrêt du 3 juillet 2013.

Une appréciation subjective


En l'espèce, le Conseil d'Etat se livre à une appréciation rigoureusement inverse de celle effectuée par la Cour administrative d'appel. Il a constaté "que le film comportait de nombreuses de scènes de très grande violence, filmées avec réalisme et montrant notamment des actes répétés de torture et de barbarie, susceptibles de heurter la sensibilité des mineurs". La formule ressemble à un avertissement sans frais adressé à un cinéma racoleur essentiellement américain, qui privilégie l'hémoglobine au détriment du scénario. Il n'en demeure pas moins que l'appréciation de la violence demeure extrêmement subjective. Souvenons nous qu'Orange mécanique, le chef-d'oeuvre de Stanley Kubrick, fut interdit aux moins de seize ans en France, en raison des scènes de violence qu'il comportait. 

dimanche 31 mai 2015

L'interdiction administrative de manifester : L'étrange rapport Mamère-Popelin

Le 21 mai 2015, a été remis le rapport de la Commission d'enquête mise en place par l'Assemblée nationale à la suite du décès de Rémi Fraisse, l'un des participants aux manifestations dirigées contre le barrage de Sivens, en décembre 2014. A la suite de ces évènements, la Commission d'enquête avait été demandée par le groupe écologiste de l'Assemblée, et sa présidence attribuée à Noël Mamère. Le rapporteur, Pascal Popelin, était, quant à lui, membre du groupe socialiste.

Le problème est que Noël Mamère a voté contre le rapport adopté par la Commission qu'il présidait. Sur son site, il justifie cette décision en ces termes : "L’idée, après la tragédie de Sivens, était de formuler des propositions pour que l’ordre public s’adapte au droit de manifester et c’est l’inverse qui se produit". Cet effet boomerang était prévisible. Noël Mamère espérait sans doute la mise en cause de l'action des forces de l'ordre lors des manifestations autour du site du barrage et son espoir a déçu.

Le "maintien de l'ordre à la française"


La Commission loue en effet "l'efficacité du maintien de l'ordre à la française" dont le principe d'action consiste à n'utiliser la force que comme 'ultima ratio", lorsque toutes les procédures de concertation ont échoué. L'objet n'est pas de neutraliser l'adversaire en le détruisant mais de le disperser, méthode qui permet un retour à la normale le plus rapide possible.

Sur le plan de l'usage de la force par les gendarmes à Sivens, le rapport ne formule aucune critique particulière, d'autant que le ministre de l'intérieur a interdit l'usage des grenades offensives dès la mort de Rémi Fraisse. L'enquête administrative de l'inspection générale de la gendarmerie nationale a conclu à l'absence de faute des fonctionnaires. L'enquête judiciaire, quant à elle, est toujours en cours et la Commission parlementaire ne peut évidemment pas intervenir dans son déroulement.

Faute de pouvoir relever un dysfonctionnement opérationnel, la Commission s'est tournée vers l'analyse juridique de la liberté de manifestation.

 

La liberté de manifester

 

Elle relève en droit français d'un régime dit "de déclaration préalable". Autrement dit, on peut exercer sa liberté après avoir déclaré son intention auprès des autorités compétentes, en l'espèce la préfecture de police (ou la mairie en province). En soi, ce régime de déclaration préalable ne constitue pas une atteinte à la liberté d'expression, principe admis dès 1979 par la Cour européenne des droits de l'homme, dans une décision Rassemblement jurassien c. Suisse.

Le décret-loi du 23 octobre 1935. prévoit ainsi une déclaration auprès du préfet de police par les organisateurs entre trois et quinze jours avant la date prévue. Cette déclaration doit mentionner l'objet, le lieu et l'itinéraire de la manifestation. Ce même décret-loi de 1935 autorise l’autorité de police à prononcer l’interdiction quand elle estime que « la manifestation projetée est de nature à troubler l’ordre public » (art. 3). Cette possibilité d’interdiction conduit généralement à une négociation, notamment sur le jour et l'heure du rassemblement, le service d'ordre, l’itinéraire du cortège revendicatif etc, toutes mesures permettant d'assurer l'équilibre entre l'expression des manifestants et les nécessités de l'ordre public.

 Erich Schmid. Manifestation. 1962


La nouvelle génération de manifestants


Le rapport semble découvrir ce que tous les spécialistes du maintien de l'ordre savaient déjà depuis longtemps : les manifestations ont profondément changé dans les années récentes. Les acteurs tout ne sont plus les mêmes. Les services d'ordre parfaitement organisés et expérimentés de la CGT sont moins nombreux et de plus en plus de rassemblements ont lieu sans service d'ordre structuré. 
Parfois même, des manifestations n'ont pas d'organisateurs au sens du décret-loi de 1935. Les forces de police et gendarmerie qualifient ainsi de "Nouveaux rassemblements de personnes" (NRP) les manifestations initiées sur les réseaux sociaux, qu'il s'agisse de mouvements revendicatifs, de Flash-mobs ou d'apéro-géants... Le régime de déclaration ne peut donc être mis en oeuvre et la protection de l'ordre public repose alors sur l'efficacité des services de renseignement. Après la destruction du renseignement sur le territoire par la réforme Sarkozy en 2008, le rapport salue la création du Service central du renseignement territorial par le décret du 9 mai 2014.

Enfin les manifestations se déplacent de plus en plus sur le territoire. Les "ZAD" (Zones à défendre) sont généralement des territoires ruraux qui imposent aux forces de l'ordre des évolutions tactiques. Quant à ceux qui se qualifient eux-mêmes de "zadistes", ils ne provoquent qu'une atteinte indirecte à l'ordre public, leur principal mode d'action consistant à occuper illégalement des terrains privés ou publics.

Ces évolutions des manifestations suscitent évidemment celles du maintien de l'ordre qui ne se font pas sans difficultés. Il n'en demeure pas moins que ces questions ne sont pas récentes et que, sur ce point, le rapport ne fait pas réellement oeuvre originale.

L'interdiction administrative de manifester (IAM)


L'élément le plus original du rapport et aussi le plus médiatisé et le plus contestable, réside dans cette étrange proposition visant à créer une procédure d'interdiction administrative de manifester. Il s'agit, affirme le rapport, "d'interdire à un ou plusieurs individus de participer à une manifestations sur la voie publique", mesure prise dans un but de "prévention d'infractions".

Observons d'emblée que cette mesure existe déjà. D'une part, elle constitue une peine complémentaire à certains délits commis durant une manifestations, notamment les violences aux personnes, les détériorations de biens, voire la fabrication d'engins de destruction (art. L 211-13 du code de la sécurité intérieure). Dans ce cas, la peine est prononcée par le juge pénal en même temps que la peine principale, à l'issue de la procédure contradictoire qui a permis à l'intéressé d'exercer pleinement ses droits de la défense.

D'autre part, la loi du 14 mars 2011 autorise le ministre de l'intérieur à interdire le déplacement individuel ou collectif de supporteurs d'une équipe dont la présence sur les lieux d'une manifestation sportive "est susceptible d'occasionner des troubles graves pour l'ordre public" (art. L 332-16-1 code du sport). Le 20 mai 2015, Bernard Cazeneuve, dans un arrêté fortement motivé, a ainsi interdit le déplacement de l'ensemble des supporteurs de l'équipe de football de Bastia à Marseille. Dans ce cas, il s'agit bien de police administrative, mais on note que cette procédure exceptionnelle est prévue par la loi et qu'elle concerne des personnes qui se définissent elles-mêmes comme supporteurs et sont donc clairement identifiables.

Le rapporteur est bien conscient de la difficulté d'établir un critère permettant d'identifier les "individus" susceptibles de se voir privés du droit de manifester. Il propose donc de limiter l'IAM à ceux qui sont déjà "condamnés comme casseurs violents" ou qui "connus" comme tels. Dans le premier cas, l'IAM est inutile car il suffit que les juges prononcent de manière plus ou moins systématique la peine complémentaire déjà prévue par le code de la sécurité intérieure pour écarter le risque de nouvelles violences. Dans le second cas, on se demande d'où viendront les données permettant de considérer qu'une personne est "connue" comme "casseur violent". La question n'est pas anodine, si l'on considère que l'intéressé se voit privé de sa liberté de manifester par une simple décision administrative, le juge judiciaire étant exclu de la procédure.

Ecartant ces questions, le rapport affirme la régularité juridique d'une telle mesure. L'analyse est cependant très lacunaire. Il est peut-être utile de l'approfondir un peu, pour nuancer cet optimisme. Penchons-nous donc un instant sur les arguments avancés.

Une constitutionnalité très douteuse


Aux yeux du rapporteur, la décision du Conseil constitutionnel du 21 janvier 1995 fonde, à elle seule, la constitutionnalité de la mesure. Cette décision porte précisément sur la peine complémentaire d'interdiction de manifester prévue par l'article L 211-13 du code de la sécurité intérieure. Le Conseil estime qu'une telle peine "ne porte pas atteinte au principe de proportionnalité des sanctions", mentionnant au passage qu'elle est limitée dans le temps à trois années. Certes, mais le rapporteur oublie que le Conseil ajoute comme critère de proportionnalité le fait que cette peine soit prononcée par le juge pénal. Or l'IAM est prononcée par le ministre de l'intérieur.

L'article 66 de la Constitution énonce : "Nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi". Dans sa décision du 16 juin 1999, le Conseil a clairement affirmé une définition étroite du champ d'application de cette compétence judiciaire, précisant qu'elle concernait le principe de sûreté, c'est-à-dire la situation dans laquelle la personne n'est ni arrêtée ni détenue et dispose de la liberté de ses mouvements. Celui ou celle qui fait l'objet d'une IAM est privé de sa liberté de circulation, d'autant que l'efficacité de cette mesure ne peut être garantie que par des arrestations préventives ou des assignations à résidence. On doit en déduire que la compétence du juge judiciaire s'impose et que la constitutionnalité de l'IAM est bien loin d'être acquise.

La jurisprudence administrative


Le rapporteur affirme ensuite que l'IAM est conforme à la jurisprudence du Conseil d'Etat, s'appuyant sur la décision Dieudonné du 9 janvier 2014 qui avait affirmé qu'il "appartient à l'autorité administrative de prendre des mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises". Comme dans l'affaire Dieudonné, il s'agit donc d'interdire de manière préventive l'exercice d'une liberté. 

On peut certes regretter que des parlementaires dont la mission est de protéger les libertés fassent si peu de cas d'un régime libéral pourtant solidement ancré dans nos traditions républicaines. On peut aussi regretter qu'ils n'aient pas regardé avec un peu plus de soin la jurisprudence du Conseil d'Etat. Dans une seconde décision du 6 février 2015, également rendue à propos d'un spectacle de Dieudonné, le Conseil est revenu sur son ordonnance de 2014 et a sanctionné une interdiction disproportionnée par rapport à l'atteinte à l'ordre public que le spectacle était susceptible de susciter. Autant dire que la référence à la décision de 2014 est pour le moins aventurée.

Et la Cour européenne des droits de l'homme ?


Reste la question de la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme, question que le rapport n'envisage pas.

La Cour européenne exerce un contrôle de proportionnalité sur les mesures de police privatives de liberté. Dans un arrêt Austin c. Royaume-Uni du 15 mars 2012, la Cour a ainsi été saisie des nouvelles techniques développées à l'occasion des différents G8, consistant à créer une "bulle" autour de l'évènement. Mettant en oeuvre le procédé du "kettling" ("mise en bouilloire"), les forces de l'ordre britannique avaient retenu des manifestants alter-mondialistes mais aussi quelques passants malchanceux, pendant sept heures à l'intérieur d'un cordon de police. Cette pratique a néanmoins été considérée comme proportionnée à la menace pour l'ordre public par la Cour européenne. Cette jurisprudence est-elle transposable au cas de l'IAM ? Sans doute pas, car le ketlling ne s'analyse pas comme une interdiction préventive. Il concerne des personnes définies par leur seule présence sur les lieux de la manifestation. En l'état actuel du droit, il n'est donc guère possible d'anticiper ce que serait la jurisprudence de la Cour européenne sur l'IAM.

Aux yeux du rapporteur, l'argument essentiel en faveur de l'introduction en France d'une telle procédure réside dans le fait qu'elle existe déjà en Belgique et en Allemagne. La première prévoit une "arrestation administrative préventive", la seconde une "rétention policière". Le rapport présente ces législations comme des exemples, mais il serait peut-être utile de poser la question. Pour le moment, le rapport Mamère-Popelin reste un rapport. Il ne reste plus qu'à espérer qu'il subira le sort de la plupart des rapports.

mercredi 27 mai 2015

La motivation du verdict de la Cour d'assises : une vison globale du procès pénal

Dans son arrêt Lhermitte c. Belgique rendu le 26 mai 2015, la Cour européenne des droits de l'homme revient une nouvelle fois sur la question de la motivation du verdict d'un jury de cour d'assises. Elle précise sa jurisprudence dans le sens d'une certaine souplesse : la motivation est suffisante tout simplement lorsqu'elle permet à l'intéressé de comprendre les raisons de sa condamnation. Et cette explication peut être produite tout au long de la procédure pénale.

La requérante purge actuellement une peine de réclusion à perpétuité dans la prison de Forest (Belgique). En février 2007, elle avait égorgé ses cinq enfants, et avait ensuite vainement tenté de mettre fin à ses jours. 

Circonstances atténuantes, ou pas


Les experts psychiatres avaient rendu des conclusions contradictoires. Dans un premier temps, ils avaient estimé l'accusée responsable au moment des faits même si "un état anxio-dépressif sévère avait favorisé le passage à l'acte et altéré profondément, sans l'abolir, son discernement". Durant le procès devant la Cour d'assises du Brabant wallon en décembre 2008, ce même collège de trois psychiatres était revenu sur sa première expertise, considérant cette fois que l'accusée était, au moment des faits, "dans un état grave de déséquilibre mental la rendant incapable du contrôle de ses actions". Le jury a sans doute été davantage convaincu, en son âme et conscience, par la première expertise. Il a déclaré la requérante coupable des faits qui lui étaient reprochés et l'a condamnée à la réclusion à perpétuité. 

Devant la Cour de cassation belge, puis devant la Cour européenne, la requérante invoque une violation de son droit au procès équitable, consacré par l'article 6 § 1 de la Convention européenne. Elle estime que le verdict n'a pas été suffisamment motivé. En l'espèce, le droit belge prévoit une série de questions posées au jury. L'une d'entre elles, la dernière, demandait si l'accusée était en état de démence la rendant incapable du contrôle de ces actions. Le jury a répondu par la négative et la Cour a donc rendu un verdict de culpabilité. Pour la requérante, cette motivation est insuffisante, dans la mesure où le jury n'explique pas pour quelles raisons il ne retient pas les circonstances atténuantes. 


Médée. Chérubini. Air : "Dei tuoi Figli"
Enregistré le 10 décembre 1953, sous la direction de Leonard Bernstein

 

Le jury populaire


Pour apprécier la conformité de cette motivation à l'article 6 § 1 de la Convention, la Cour européenne s'appuie sur sa jurisprudence Taxquet c. Belgique du 16 novembre 2010. Le problème posé à la Cour était identique. Richard Taxquet, condamné à vingt ans de prison pour avoir assassiné le ministre belge André Cools et tenté d'assassiner sa compagne, invoquait déjà le défaut de motivation du verdict. Les questions posées au jury à son propos étaient au nombre de quatre, deux sur la culpabilité pour chaque crime, deux sur la préméditation. Le jury avait répondu "oui" aux quatre questions. 

La Cour européenne avait alors considéré, et c'est sans doute l'élément essentiel de la décision, qu'il ne lui appartenait pas de remettre en cause le choix d'un Etat de recourir au jury populaire pour juger des crimes. Au demeurant, ce jury populaire existe dans une dizaine d'Etats parties à la Convention européenne, et la Cour n'a pas pour mission d'uniformiser le droit pénal. Sur ce point, l'opinion dissidente des juges  hongrois, danois et suisse révèle plutôt la tentation inverse. Dans ces trois pays, la justice est rendue par des juges professionnels (depuis 2011 pour la Suisse), et ils considèrent manifestement que le jury populaire devrait disparaître dans les Etats membres du Conseil de l'Europe.

Si la Cour refuse de mettre en cause le jury populaire, il lui appartient néanmoins d'apprécier si la procédure respecte le droit au procès équitable. Sur ce point, la Cour n'exige pas de procédure particulière, mais s'assure que le condamné a pu comprendre le verdict retenu. Dans l'arrêt Taxquet, elle reconnaît que ni l'acte d'accusation, ni les questions posées au jury ne  permettaient au condamné de connaître les éléments retenus à l'appui de son implication  dans les faits qui lui étaient reprochés. Ce défaut d'information apparaissait d'autant plus fâcheux que le système belge de l'époque ne permettait pas de faire appel contre les décisions des cours d'assises.

L'acte d'accusation et les questions posées au jury


Dans deux arrêts du 10 janvier 2013, la Cour a mis en oeuvre cette jurisprudence. Dans la célèbre affaire Agnelet c. France, elle considère que l'acte d'accusation laissait subsister beaucoup d'incertitudes, le corps de la victime n'ayant jamais été retrouvé. Les questions posées au jury, quant à elles, se montraient très laconiques, se bornant à demander si l'accusé était coupable d'homicide et s'il y avait préméditation. Aux yeux de la Cour, elles étaient insuffisantes, compte tenu à la fois de la complexité de l'affaire et du fait que l'accusé avait été auparavant acquitté par un premier procès. 

A l'inverse, dans l'arrêt Legillon c. France rendu le même jour, la Cour estime que l'affaire ne présente aucune complexité particulière, les viols et agressions sexuelles  de l'accusé sur ses filles mineures étant avérés. La Cour observe que l'acte de mise en accusation est particulièrement circonstancié. A l'issue du procès, une douzaine de questions a été posée au jury, très individualisées afin d'établir avec précision la responsabilité pénale du requérant. L'arrêt Legillon emporte donc un constat d'absence de violation de l'article 6 § 1, ces éléments permettant à l'accusé, comme aux parties civiles, de comprendre parfaitement les motifs de la condamnations.

Depuis ces deux décisions, le droit français a évolué avec la loi du 10 août 2011 qui prévoit une "feuille de motivation". Selon l'article 365-1 du code de procédure pénale, la motivation "consiste dans l'énoncé des principaux éléments à charge qui, pour chacun des faits reprochés à l'accusé, ont convaincu la cour d'assises".

De la combinaison de ces décisions, il ressort que les motifs susceptibles de convaincre le jury proviennent de l'ensemble du dossier, de l'acte d'accusation, des plaidoiries des avocats, et d'une manière générale de l'ensemble des débats.

L'arrêt Lhermitte c. Belgique apporte une nouvelle précision dans ce domaine. La Cour reconnaît ignorer dans quelle mesure l'acte d'accusation a pu influencer le jury, mais observe qu'il était parfaitement étayé, notamment au regard des expertises psychiatriques. Les questions, en revanche, ne permettaient sans doute pas à la requérante de comprendre sur quels fondements le jury avait écarté la thèse de son irresponsabilité. En revanche, la Cour de cassation a repris, dans sa décision, tous les motifs ayant justifié sa responsabilité. Pour connaître les motifs de sa condamnation, l'intéressée devait donc tout simplement "faire une lecture combinée" de l'arrêt de la Cour d'assises et de la décision de la Cour de cassation.

Une motivation a posteriori


La motivation de la condamnation peut donc résulter, non pas d'une décision unique mais de l'ensemble d'une procédure pénale, incluant l'appel désormais possible contre une décision de Cour d'assises, jusqu'au recours en cassation. Comme souvent, la Cour apprécie le caractère équitable du procès à travers l'information fournie tout au long des débats, et le bilan n'intervient qu'à l'issue du dernier recours interne. Cette perspective globale de la procédure pénale permet au juge européen de ne pas pénétrer dans le détail de l'organisation juridictionnelle des Etats. 
Le prix à payer est celui de la motivation en quelque sorte a posteriori de la décision du jury d'assises. En l'espèce, la Cour reconnait que la requérante n'est convenablement informée qu'à l'issue de son recours en cassation. Sur ce point, la solution n'est guère satisfaisante, dans la mesure où la personne condamnée devrait, en principe, connaître les motifs de sa condamnation avant de décider si elle doit, ou non, former un pourvoi en cassation.

lundi 25 mai 2015

La liberté d'entreprendre et le duel taxis-VTC

Dans une décision du 22 mai 2015, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur trois questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) posées par la société Uber, entreprise gérant un parc de "voitures de tourisme avec chauffeur" (VTC). C'est évidemment un nouvel épisode du conflit opposant ce type de transport aux taxis, conflit déja marqué par une première QPC du 17 octobre 2014 initiée par la chambre syndicale des cochers chauffeurs de taxi CGT.  Le Conseil constitutionnel avait alors admis la conformité à la Constitution de la loi du 22 juillet 2009, organisant le régime juridique de l'exploitation des VTC et, par là-même, entériné l'existence d'une dualité des professions chargées du transport particulier des personnes à titre onéreux, d'un côté les taxis, de l'autre les VTC.




Aujourd'hui, c'est la principale entreprise de VTC qui est l'origine des QPC portant sur différentes dispositions législatives du code des transports. Elles établissent le régime juridique des deux professions. L'article L 3120-2 du code des transports (c. transp.) distingue entre les taxis qui peuvent prendre en charge un client sur la voie publique et les VTC qui doivent faire l'objet d'une réservation préalable. Au regard des tarifs, les taxis facturent leur course a posteriori par rapport à la distance parcourue, alors que les VTC doivent, en principe, faire connaître au client le prix total de la prestation au moment de la réservation (art. L 3122-2 c. transp.). Enfin, l'article L 3122-9 c.transp. interdit au chauffeur de VTC de stationner sur la voie publique, et le contraint donc à rentrer dans le parking de son entreprise lorsqu'il n'est pas en course. D'une manière générale, la société Uber conteste ainsi tout ce qui différencie le régime juridique des VTC de celui des taxis.

A l'appui de ces recours, la société Uber s'appuie sur deux moyens essentiels, d'une part l'atteinte au principe d'égalité, d'autre part l'atteinte à la liberté d'entreprendre. Le Conseil constitutionnel se livre à une appréciation nuancée, admettant la différence de régimes juridiques en matière de "maraude" et de "retour à la base" mais sanctionnant l'atteinte à la liberté d'entreprendre des entreprises de VTC en matière de fixation du prix de la course.


La maraude


La loi du 1er octobre 2014 rappelle l'interdiction faite à tous les transporteurs particuliers à titre onéreux de pratiquer la maraude sur la voie publique, y compris dans les gares et les aéroports. La maraude peut se définir simplement comme le fait de prendre des clients sur la voie publique, en dehors même des stations réservées aux taxis. La seule exception, mais elle est de taille, existe au profit des taxis circulant dans leur zone de rattachement. 
Cette interdiction s'applique aussi, et c'est l'un des apports de la loi de 2014, à la maraude dite "électronique", le client appelant un VTC qui circule dans son quartier au moyen d'une application téléchargée sur son smartphone. Elle s'applique enfin aux "racoleurs", c'est-à-dire aux chauffeurs démarchant directement les clients à la descente du train ou de l'avion. Cette interdiction de la maraude est assortie d'une peine pénale d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende.
Dans sa décision rendue sur QPC du 7 juin 2013, à propos cette fois des motos taxis,  le Conseil constitutionnel avait déjà estimé que l'interdiction de stationner sur la chaussée en quête de clients imposée à ces véhicules ne portait pas une atteinte "manifestement disproportionnée" aux libertés de circulation et d'entreprendre, "eu égard aux objectifs (...) de police de la circulation (...)". De même, dans sa décision du 17 octobre 2014, déjà rendue à propos des VTC, le Conseil s'était borné à affirmer qu'en réservant aux taxis l'activité de maraude, "le législateur n'a pas porté à la liberté d'entreprendre (...) une atteinte disproportionnée eu égard des objectifs d'ordre public poursuivis". La décision du 22 mai 2015 ne fait que reprendre une nouvelle fois cette jurisprudence, considérant que les nécessités de la police de la circulation justifient une telle mesure. 
 Les Tontons Flingueurs. Georges Lautner 1963. Lino Ventura et Charles Lavialle

Le "retour à la base"

L'obligation de "retour à la base" posée par l'article L 3122-9 c.transp. fait l'objet d'une analyse comparable. Pour le Conseil constitutionnel, cette obligation faite aux VTC de rentrer dans le parking de leur entreprise lorsqu'ils ne sont pas en course est la conséquence directe de l'interdiction de la maraude : c'est parce qu'il ne peuvent chercher le client sur la voie publique ni stationnement dans les espaces réservés aux taxis qu'ils doivent effectuer ce "retour à la base". 
Cette fois, c'est sur le principe d'égalité que se fonde la société Uber pour contester cette disposition. Le Conseil constitutionnel écarte ce moyen, en affirmant que les taxis sont également soumis à cette règle qui s'applique non seulement aux VTC mais aussi aux taxis qui se trouvent en dehors de leur zone de rattachement. Autrement dit, hors de sa zone de maraude, le taxi est exactement dans la même situation juridique que le VTC. De cette situation, le Conseil constitutionnel déduit qu'il n'y a pas atteinte au principe d'égalité.

La fixation du prix

La décision du 22 mai 2015 marque cependant les limites de cette jurisprudence. S'il est possible de porter atteinte à la liberté d'entreprendre pour des motifs liés à la police de la circulation et donc à la sécurité publique, l'atteinte est moins justifiée lorsqu'il s'agit tout simplement de définir le prix d'une prestation. La société Uber conteste ainsi l'interdiction qui lui est faite de facturer ses clients à partir d'une tarification horokilométrique, semblable à celle appliquée au client d'un taxi. 
Dans sa décision du 23 mai 2013, le Conseil a été confronté à une loi imposant une majoration du prix de la prestation de transport de marchandises pour compte d'autrui, et il a considéré que cette mesure ne "portait pas une atteinte disproportionnée" à la liberté d'entreprendre. Autant dire qu'une intervention de la loi dans les modalités de fixation d'un prix emporte bien une atteinte à cette liberté, même s'il appartient au Conseil constitutionnel d'en apprécier le bien-fondé. Dans ce domaine, le contrôle du Conseil est donc celui de la disproportion manifeste, dont on sait qu'il conduit rarement à la censure (par exemple : décision du 13 janvier 2000).

La question ne manque pas de pertinence. Il y a effectivement atteinte à la liberté d'entreprendre dès lors que la société de VTC ne peut définir elle-même ses modalités de facturation. Et il faut bien reconnaître que le motif d'intérêt général sur lequel repose cette restriction demeure peu clair. Il ne s'agit pas de protéger le consommateur, car la prévisibilité du prix n'est pas différente de celle qui existe dans un taxi. Quant à la volonté de différencier le régime juridique des VTC de celui des taxis, elle existe sans doute mais ne repose pas sur un motif d'intérêt général clairement établi. On comprend bien qu'aux yeux de l'entreprise Uber, cette disposition vise seulement à protéger le marché des taxis en leur évitant la concurrence directe des VTC.

Sur ce point, le Conseil constitutionnel donne satisfaction à l'entreprise requérante en estimant que l'interdiction faite aux VTC de facturer ses clients en fonction de la distance parcourue porte une atteinte excessive à la liberté d'entreprendre.

Ce dernier épisode du conflit entre VTC et taxis s'achève donc par une décision nuancée qui entérine finalement la différence de régimes juridiques entre les deux secteurs. Il est probable que le conflit va désormais se déplacer, sans doute vers le droit de la concurrence ou vers le droit fiscal. Le premier devra résoudre la question de l'existence d'un marché unique du transport de voyageurs ou de deux marchés non substituables. Le second devra sans doute s'interroger sur le statut des entreprises de VTC généralement domiciliées à l'étranger et payant fort peu d'impôts dans notre pays. A suivre.


vendredi 22 mai 2015

Enfants nés à l'étranger d'une GPA : normalisation en cours

Le 13 mai 2015, le tribunal de grande instance de Nantes a ordonné au procureur de la République de cette ville la transcription sur les registres d'état-civil des actes de naissance de trois enfants nés en Ukraine, en Inde et aux Etats-Unis d'un père français et d'une mère porteuse. Observons d'emblée que ce recours à la gestation pour autrui (GPA) était en l'espèce le choix de couples hétérosexuels, couples dont la femme n'était pas en mesure, pour des raisons médicales, de porter un enfant. Ces décisions montrent donc, une nouvelle fois, que le débat sur la GPA est totalement indépendant de celui sur les droits des couples homosexuels.

La jurisprudence Mennesson


A dire vrai, le jugement n'a rien de surprenant. Dans deux importantes décisions Mennesson c. France et Labassee c. France rendues le 26 juin 2014, la Cour européenne avait déjà affirmé que l'intérêt supérieur des enfants nés aux Etats Unis d'une gestation pour autrui (GPA) était d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays. Le tribunal de Nantes applique donc purement et simplement la jurisprudence de la Cour européenne.

De son côté, le Conseil d'Etat a adopté une position très proche dans un arrêt du 12 décembre 2014, dirigé contre la circulaire Taubira du 25 janvier 2013 qui porte sur la délivrance de certificats de nationalité française aux enfants nés à l'étranger de parents français, y compris « lorsqu’il apparaît, avec suffisamment de vraisemblance qu’il a été fait recours à une convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui ».  L'article 18 du code civil énonce qu'"est français l'enfant dont l'un des parents au moins est français". Dès lors que sa filiation avec un Français est établie, sa nationalité française est un droit, quelles que soient les circonstances de sa naissance, circonstances dont il n'est en aucun cas responsable. Dans ce cas, le Conseil d'Etat s'appuie sur le droit au respect de la vie privée de l'enfant, le droit d'avoir la nationalité de ses parents et de pouvoir l'attester étant précisément un élément de cette vie privée.

Certes, la jurisprudence du Conseil d'Etat concerne la nationalité, mais le raisonnement peut parfaitement s'appliquer à l'état-civil. Le fait, pour un enfant, d'avoir un état-civil américain, ukrainien ou indien alors qu'il réside en France avec ses parents ne porte-t-il pas atteinte de la même manière à sa vie privée ?

La construction jurisprudentielle semble donc solide, et on peut s'étonner que le procureur de Nantes ait cru bon d'annoncer un appel contre la décision du TGI. S'agit-il d'une démarche purement idéologique manifestant une opposition personnelle à la GPA ? Ce n'est pas impossible, à moins qu'il espère le maintien par la Cour de cassation de sa jurisprudence antérieure à l'arrêt Mennesson de la Cour européenne.

La position traditionnelle de la Cour de cassation


Saisie le 17 décembre 2008 de l'affaire Mennesson, la Cour de cassation avait développé un raisonnement aussi simple qu'implacable : dès lors que la naissance est l'aboutissement d'un processus frauduleux comportant une convention de GPA, tous les actes qui en résultent sont entachés d'une nullité d'ordre public. Par la suite, cette position bien peu soucieuse de l'intérêt supérieur de l'enfant avait été confirmée dans deux décisions du 13 septembre 2013, dans lesquelles la première Chambre civile avait  refusé la transcription sur les registres de l'état civil français de l'acte de naissance d'enfants nés d'une GPA à Mumbay (Inde). 
Cette sévérité résultait d'une application rigoureuse de l'adage "Fraus omnia corrumpit", depuis longtemps intégré dans la jurisprudence de la Cour de cassation, et qui lui permet de prononcer la nullité de tous les actes issus d'une fraude. Le problème est tout de même que la fraude, qu'elle soit civile ou pénale, se définit par la volonté de nuire, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Les parties à un contrat de gestation pour autrui n'ont pas réellement le désir de nuire à qui que ce soit, seulement celui de mettre un enfant au monde.
Depuis la décision Mennesson, celle rendue par la Cour européenne des droits de l'homme en 2014, la Cour de cassation n'a pas eu l'occasion de se prononcer sur l'état-civil d'un enfant né d'une GPA à l'étranger. Le procureur de Nantes pouvait donc espérer que la juridiction suprême française maintiendrait sa position, envers et contre tous.

Gelück. Le Chat 1999,9999. 1999


Vers une évolution jurisprudentielle ?



Rien n'est moins sûr, du moins si l'on en croit les informations diffusées dans la presse, à propos de deux pourvois que la Cour de cassation devrait prochainement examiner. Ils sont dirigés contre deux décisions rendues par la Cour d'appel de Rennes à propos de l'état-civil d'enfants nés par GPA en Russie. Le 19 mai, le procureur près la Cour de cassation, Jean-Claude Marin, a fait savoir qu'il demanderait l'inscription de ces enfants à l'état-civil français. Reprenant l'argument du Conseil d'Etat, il affirme que "le droit au respect de la vie privée de l’enfant justifie que son état civil mentionne le lien de filiation biologique à l’égard de son père à condition que ce lien soit incontestablement établi". En d'autres termes, il suffira d'une expertise biologique prouvant la filiation paternelle avec un Français pour que l'inscription soit acquise.

Si les réquisitions du procureur sont suivies, la Cour de cassation fera un grand pas en avant dans le sens de la jurisprudence européenne. Il demeure tout de même deux interrogations.

La première réside dans cette répugnance un peu surprenante, que la Cour de cassation partage avec le Conseil d'Etat, à l'égard de la notion d'intérêt supérieur de l'enfant. Or, cette notion figure dans la Convention de 1989 relative aux droits de l'enfant, pourtant signée et ratifiée par la France. Son article 3 énonce que dans "toutes les décisions qui concernent les enfants (...) l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale". De toute évidence, les juges suprêmes internes préfèrent se référer à une notion tirée du droit interne, en l'espèce celle de vie privée. 

La seconde interrogation porte sur la situation des couples qui ont besoin non seulement d'une mère porteuse mais aussi d'une fécondation hétérologue. Autrement dit, ils ne peuvent procréer qu'avec des gamètes données par un tiers, soit par insémination avec donneur (IAD), soit par fécondation in vitro. Ces pratiques sont parfaitement licite en droit français. Or, l'exigence d'un lien de filiation biologique risque de conduire à interdire la reconnaissance de l'état-civil de l'enfant, s'il est né à la suite d'un tel don. L'objet d'une telle exigence n'est évidemment pas d'exclure les couples homosexuels, car rien ne les empêche de procéder à l'insémination de la mère porteuse avec les gamètes de l'un des conjoints. Cette exigence conduit cependant à empêcher la reconnaissance de l'état-civil français d'un enfant né par GPA à l'étranger d'un père stérile. Doit-on établir une discrimination uniquement fondée sur cette stérilité, alors que l'intervention d'un donneur est parfaitement licite ? C'est la question actuellement posée. Ceci dit, elle ne résout pas le problème du procureur de Nantes dont la position se trouve singulièrement affaiblie par l'annonce du procureur près la Cour de cassation.

D'une manière générale, ces hésitations jurisprudentielles, voire ces combats d'arrière-garde, ne modifient guère un mouvement global qui tend à reconnaître aux enfants nés à l'étranger par GPA les mêmes droits que les autres enfants nés de parents français. C'est, en soi, une évolution favorable. L'intérêt supérieur de l'enfant ne constitue peut-être pas le fondement de la jurisprudence mais il en est la conséquence.