Le
18 décembre 2014, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu un avis négatif à la question suivante : "
Le projet d'accord portant adhésion de l'Union européenne (UE) à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (...) est-il compatible avec les traités ?". Il est probable que cet avis négatif va considérablement repousser, si ce n'est enterrer, la mise en oeuvre d'un projet ambitieux réunissant deux organisations, l'UE et le Conseil de l'Europe, qui n'ont ni les mêmes ambitions ni la même histoire. On peut y voir la convergence de deux résistances : d'une part, un protectionnisme institutionnel, celui de la CJUE qui n'entend pas se subordonner à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ; d'autre part, la résistance du Royaume-Uni, en lutte ouverte avec certains aspects de la jurisprudence de la CEDH.
Deux ambitions, deux histoires
L'Union européenne, rappelons-le, avait à l'origine l'ambition essentielle de garantir la paix sur un continent ravagé par la seconde guerre mondiale. Les droits de l'homme étaient envisagés de manière à la fois partielle, essentiellement à travers le concept de libre circulation, et contextuelle, dès lors qu'ils étaient considérés comme un instrument au service de la paix. Le Conseil de l'Europe, au contraire, est une organisation dont les droits de l'homme sont l'objet même, dans un premier temps pour affirmer le libéralisme des Etats de l'Europe occidentale face au glacis constitué par le bloc soviétique en Europe orientale. Aujourd'hui, son activité essentielle réside dans la négociation et l'adoption de conventions dans ce domaine, la plus importante étant la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme de 1950 dont la mise en oeuvre est garantie par la Cour européenne des droits de l'homme.
A ces différences de perspectives s'ajoutent des différences d'implantation territoriale. L'UE, on le sait, compte vingt-huit Etats membres depuis l'adhésion de la Croatie en juillet 2013. Le Conseil de l'Europe, quant à lui, regroupe quarante-sept Etats, l'éclatement du bloc soviétique ayant suscité une masse d'adhésions, dont celle de la Russie elle-même.
Le projet d'adhésion de l'UE à la Convention européenne peut donc être présenté comme un rapprochement entre deux ambitions et deux histoires. En adhérant à la Convention européenne, l'UE adhérait à un standard européen des libertés dont l'emprise est véritablement continentale et qui couvre l'ensemble du champ des libertés.
La procédure
Le projet d'adhésion est déjà ancien. Après diverses négociations, le traité de Lisbonne de 2009 a modifié l'
article 6 du traité de l'Union qui prévoit désormais que les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la CEDH et tels qu'ils résultent des traditions communes aux Etats membres, font partie du droit de l'Union en tant que principes généraux. Il ajoute que l'"
Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme", cette adhésion ne modifiant pas les compétences de l'Union telles qu'elles sont prévues par les traités.
Après une recommandation de la Commission, le Conseil a décidé, le 4 juin 2010, l'ouverture des négociations d'adhésion. Le 5 avril 2013, un accord a été trouvé et la Commission a soumis pour avis le projet d'instruments d'adhésion à la CJUE, conformément à l
'article 218 § 11 du traité sur le fonctionnement de l'UE (TFUE). Peut-être le regrette-t-elle aujourd'hui, sachant que cette saisine était purement facultative...
Sur le fond, le projet d'adhésion repose sur un principe extrêmement simple : l'UE est assimilée à un Etat et devrait donc avoir dans la Convention européenne un rôle identique à celui de toute autre partie. C'est précisément ce principe que la CJUE refuse absolument. On observe d'ailleurs une vraie persévérance dans ce domaine, puisqu'elle avait déjà estimé
en 1996, au vu du droit communautaire de l'époque, que la Communauté européenne n'était pas compétente pour décider d'une adhésion à la Convention européenne des droits de l'homme.
Il serait sans doute un peu long de reprendre tous les motifs développés par l'avis de la CJUE, tant il est vrai que rien dans le projet ne trouve grâce à ses yeux. Les éléments les plus importants révèlent cependant une position que l'on pourrait qualifier de protectionniste à l'égard du droit issu de la Convention européenne, considéré comme une menace.
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Jean Cocteau. Nous croyons en l'Europe. 1961 |
La protection de la Charte des droits fondamentaux
La CJUE veut d'abord protéger l
a Charte des droits fondamentaux de l'UE. Adoptée au Sommet de Nice de 2000 comme un instrument juridique non contraignant, elle a acquis avec le traité de Lisbonne de 2009 "l
a même valeur que les traités". Aux termes de ses articles 52 et 53, la Charte précise que les droits qu'elle consacre et qui sont identiques à ceux garantis par la Convention européenne des droits de l'homme doivent être considérés comme ayant le même sens et la même portée. Aucune disposition de la Charte ne doit d'ailleurs être interprétée comme limitant un droit garantir par la Convention.
De ces dispositions, on pourrait déduire que la Charte, liée par la définition des droits et libertés donnée par la Convention européenne, lui est en quelque sorte subordonnée. La tentation d'une telle interprétation est d'autant plus grande qu'il faut bien reconnaître que le contenu de la Charte est loin d'être aussi élaboré que le droit de la Convention européenne, plus étendu et considérablement enrichi par la jurisprudence de la Cour.
Aux yeux de la CJUE, la question de l'articulation entre la Charte et la Convention européenne n'est pas réglée et c'est une des raisons de son avis négatif. Dès lors que la Convention européenne autorise les Etats membres à définir une protection des droits plus élevée que celle qu'elle garantit, la Charte risque en effet d'apparaître comme imposant un droit moins exigeant. La Cour en déduit que lorsque les droits sont garantis par les deux instruments, les Etats membres de l'UE devraient être liés par le niveau de protection imposé par la Charte. Elle fait donc prévaloir l'unité et l'homogénéité du droit de l'Union sur l'approfondissement des libertés par chaque Etat, approfondissement encouragé par la Convention européenne.
Cette analyse a quelque chose de surprenant. Certes, elle repose sur la nécessité juridique d'assurer l'application de la Charte, dont les dispositions sont obligatoires puisqu'elles sont intégrées au TFUE. En même temps, elle consacre une vision figée des libertés, comme si la Charte était l'effort maximum que peut se permettre l'Union en matière de libertés, le plafond au-dessus duquel il est impossible de faire mieux.
La protection de l'exclusivité de la CJUE
A cette volonté de protéger la Charte des droits fondamentaux s'ajoute, de manière plus générale, une recherche du maintien de l'indépendance du droit de l'Union européenne. Il est vrai que la négociation préalable à l'adhésion ne semble pas avoir pris en considération certains risques de contradiction, voire de blocage du droit européen des libertés.
Par exemple, le
Protocole n° 16 à la Convention européenne, signé en octobre 2013 c'est à dire après qu'un accord ait été trouvé sur le projet d'adhésion de l'UE, autorise les juridictions suprêmes des Etats membres à poser à la Cour européenne des questions sur la définition ou l'application des droits ou libertés consacrés par la Convention européenne. Là encore, la Cour redoute que la procédure de question préjudicielle sur la mise en oeuvre des droits reconnus par la Charte prévue par la TFUE devienne résiduelle. En effet, dès lors que la plupart des droits garantis par la Charte sont aussi garantis par la Convention européenne, la question préjudicielle ne concernerait plus que les droits figurant exclusivement dans la Charte qui sont bien peu nombreux. De manière plus générale, la Cour considère que la procédure porte atteinte à l'article 344 du TFUE, article par lequel les Etats s'engagent à ne pas soumettre un différend relatif à l'interprétation ou à l'application des traités à un mode de règlement autre que ceux prévus par le droit de l'UE.
De même, la Cour considère l'
article 33 de la Convention européenne des droits de l'homme comme une menace pour l'indépendance du droit de l'Union. Il permet en effet un recours interétatique, lorsqu'un Etat membre estime qu'un manquement aux droits garantis par la Convention européenne est imputable à un autre Etat membre. Rappelons que ce recours n'est pas une hypothèse d'école, même s'il n'est employé que comme une posture lors de relations conflictuelles entre Etats. C'est ainsi qu'
en mars 2014 l'Ukraine l'a utilisé, invoquant une atteinte au droit à la vie de ses populations qui serait imputable à la Fédération de Russie. En principe, rien n'interdit donc à un Etat de l'UE de saisir la Cour européenne d'une requête dirigée contre un autre Etat membres de l'UE, ce qui conduirait à la même violation de l'article 344 TFUE.
Mettre l'UE à l'abri de l'influence de la Cour européenne
Cet avis revendique donc une indépendance totale du droit de l'Union européenne et surtout une exclusivité de la CJUE dans les contentieux portant sur des droits garantis à la fois par la Charte et par la Convention. L'Union européenne devrait ainsi se développer en vase clos, à l'abri d'influences qu'elle ne maîtrise pas. C'est donc aussi le refus d'un standard unique des libertés publiques que l'Europe pourrait garantir et promouvoir.
Mais il ne faut pas s'y tromper, la CJUE ne cherche pas à protéger l'Union de la Convention européenne elle-même. Celle-ci ne constitue-t-elle pas déjà un fondement juridique du droit de l'UE, reconnu par le traité de Lisbonne ? Elle cherche surtout à mettre l'UE, et la CJUE elle-même, à l'abri de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Celle-ci est actuellement l'objet d'une offensive menée par les Britanniques et dont on trouve quelques échos en France, offensive visant à affirmer qu'elle menace la souveraineté des Etats en leur imposant des contraintes auxquelles ils n'ont pas consenti ? A sa manière, l'avis de la CJUE est aussi le révélateur de l'accroissement de l'influence britannique dans l'Union. Le Royaume-Uni, qui a obtenu un statut dérogatoire lui permettant de ne pas être lié par la Charte des droits fondamentaux refuse d'être désormais lié par la Convention européenne des droits de l'homme devenue un élément du droit de l'UE. Dans ce but, il est prêt à briser le rêve d'un droit continental reposant sur des principes communs.