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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
jeudi 7 novembre 2013
Accès au dossier durant la garde à vue : les avocats en lutte pour leur monopole
lundi 4 novembre 2013
Prostitution : comment sanctionner ce qui n'est pas interdit
Le débat sur la proposition de loi "renforçant la lutte contre le système prostitutionnel", déposée par Bruno Le Roux et centrée sur l'éventuelle pénalisation du client, prend actuellement de l'ampleurt. L'approche juridique de la question est, dans ce contexte, largement écartée au profit de discours idéologiques parfois obscurs.
Position abolitionniste et agitation législative
Dès avril 2011, c'est à dire durant le quinquennat Sarkozy, la mission d'information constituée par la commission des lois de l'Assemblée nationale et présidée par Danielle Bousquet (PS) a publié un rapport intitulé : "Prostitution. L'exigence de responsabilité. Pour en finir avec le plus vieux métier du monde. Le 7 décembre 2011, le rapporteur de la mission, Guy Geoffroy (UMP) déposait une proposition de loi et une proposition de résolution. La première n'a jamais été inscrite à l'ordre du jour, mais suggérait déjà de "responsabiliser" les clients. La seconde, adoptée à l'unanimité le 6 décembre 2011, se borne à affirmer la position abolitionniste de la France.
En octobre 2012, au début de l'actuel quinquennat une proposition de loi, d'origine sénatoriale, visait à abroger le délit de racolage public, que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, avait introduit dans la loi pour la sécurité intérieure de 2003 (art. 225-10-1 c. pén.). Ce délit, présenté comme un moyen offert aux personnes prostituées de "faire tomber" leur proxénète lors de leur garde à vue, s'était évidemment révélé parfaitement inefficace. Elle n'a pas permis de lutter contre les réseaux et, au contraire, a contribué à stigmatiser les personnes prostituées et à en faire des délinquantes.
Lors de l'examen de ce texte en séance publique au Sénat, la plupart des intervenants ont souhaité un texte plus ambitieux, prenant en considération les différents aspects de la prostitution, aussi bien répressifs que sociaux ou sanitaires. Un nouveau rapport a donc été commandé à la Délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale. Présenté par Maud Olivier (PS) en septembre 2013, il est directement à l'origine de l'actuelle proposition de loi.
De cette agitation normative, on doit évidemment retenir la permanence d'une perspective abolitionniste, présentée comme le seul de protéger les personnes prostituées de la traite et du proxénétisme. Ce principe est mis en avant par des parlementaires de gauche comme de droite, les oppositions se développant plutôt au sein des partis politiques.
Les personnes prostituées, des victimes.
L'actuelle proposition de loi reprend évidemment le texte sénatorial d'abrogation du délit de racolage prévue par l'article 225-10-1 c. pén. Cette réforme se situe désormais dans un ensemble plus vaste, dont la caractéristique essentielle est de considérer les personnes prostituées comme les victimes du proxénétisme et de la traite. L'objet de toute politique publique dans ce domaine doit donc être de les aider à sortir de la prostitution.
Dès l'article 1er, il est ainsi précisé que la lutte contre la traite et le proxénétisme s'effectue aussi sur internet, ce dont d'ailleurs personne ne doutait. Le texte permet donc à l'administration d'exiger des fournisseurs d'accès à internet qu'ils rendent inaccessibles les sites contrevenant à la législation sur le proxénétisme et la traite. Ceux qui sont visés par une telle mesure pourront évidemment la contester devant le juge administratif. Certes, de telles dispositions existent déjà en matière d'apologie de crimes contre l'humanité, d'incitation à la haine raciale, ou de diffusion d'images pédopornographiques, mais la question de leur efficacité demeure posée. Quant aux gestionnaires de sites de prostitution domiciliés à Vladivostok ou aux Iles Caïman, nul doute qu'ils seront terrifiés par les voies d'exécution offertes à l'administration française pour les contraindre à appliquer la loi !
La partie la plus opératoire de la proposition est sans doute son chapitre 2 qui tient compte du fait que la sociologie de la prostitution a profondément changé dans les années récentes. En 2012, 92 % des personnes mises en cause pour racolage sont d'origine étrangère, le plus souvent en situation irrégulière. Quant aux victimes de proxénétisme, ce sont à 81 % des femmes extérieures à l'Europe de l'ouest (contre 74 % en 2010). De fait, la proposition de loi propose des aménagements au droit des étrangers permettant aux personnes en situation irrégulières d'obtenir un titre de séjour si elles décident de quitter la prostitution. Cette autorisation de séjour devrait donc leur permettre de s'engager dans d'autres activités professionnelles. Mais annulera-t-on cette régularisation si elles reviennent à la prostitution, dans l'hypothèse par exemple où elles ne trouvent pas d'emploi ?
Ces dispositions permettent de faire primer le droit des victimes sur la dénonciation du proxénétisme. En effet, nulle dénonciation n'est exigée de ceux ou de celles qui s'engageront dans une telle démarche. Le dispositif est généreux et on ne peut qu'espérer qu'il fonctionne. Il ne vise cependant que les personnes qui désirent quitter la prostitution, refusant de considérer celles qui souhaitent continuer à exercer ce métier.
Punir le client
Reste évidemment celui dont tout le monde parle, le client. Le chapitre 4 de la proposition de loi instaure une "interdiction d'achat d'acte sexuel" et crée une contravention sanctionnant le recours à la prostitution d'une personne majeure d'une amende de 1500 € (le recours à la prostitution d'une personne mineure ou vulnérable est désormais une circonstance aggravante de cette infraction). Pour faire bonne mesure, on ajoute une peine complémentaire contraignant les récidivistes à participer à un "stage de sensibilisation aux conditions d’exercice de la prostitution", sur le modèle de ce qui existe en matière de sécurité routière. Dans leur ensemble, ces dispositions visent à dissuader le client de recourir à la prostitution, par une stigmatisation que l'on pourrait considérer comme une sorte de lapidation morale. Ne s'agit-il pas de jeter la pierre sur celui qui achète une prestation sexuelle ?
Pour justifier cette mesure, les auteurs de la proposition affirment qu'il s'agit de mettre en cohérence notre droit avec notre conception de la prostitution, considérée comme une violence, et qui plus est une violence faite aux femmes : "L'objectif est toujours de soustraire la sexualité à la violence et à la domination masculine". La prostitution masculine, que l'on évalue entre 10 et 20 % de celle qui s'exerce sur la voie publique ne semble guère prise en considération, pas plus d'ailleurs que la prostitution transgenre qui n'est pas évoquée.
Quoi qu'il en soit, la pénalisation du client vise à "réduire la prostitution" et " à faire évoluer les représentations et les comportements". A l'appui du raisonnement sont invoqués les exemples scandinaves et particulièrement celui de la Suède qui a mis en oeuvre une telle législation en 1999. Les auteurs du rapport ne nous disent cependant pas si la prostitution a finalement disparu de ce beau pays, après quatorze années de pénalisation des clients.
Les conséquences juridiques, ou l'Etat proxénète
Les conséquences juridiques de cette pénalisation ne sont pas envisagées un seul instant. Elles devraient pourtant être sérieusement examinées.
Rappelons que dans un arrêt Tremblay c. France du 11 septembre 2007, la Cour européenne a considéré comme conforme à la Convention le système fiscal français qui ponctionne le produit de la prostitution et contraint les personnes prostituées à s'acquitter des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF). Sauf à considérer l'Etat comme proxénète, on doit estimer que la prostitution est une activité non illicite, dès lors qu'elle est soumis aux prélèvements fiscaux et sociaux. Toujours réaliste, le fisc estime que ces revenus sont des bénéfices non commerciaux, mais il lui y arrive de les requalifier en salaires lorsqu'il est démontré que la personne prostituée exerçait son activité sous le contrôle d'un proxénète. De la même manière, dans son arrêt jany du 20 novembre 2001, la Cour de justice de l'Union européenne énonce que la prostitution est une activité indépendante, comme n'importe quelle autre.
En pénalisant le client, le droit français décide donc de sanctionner ce qui n'est pas interdit, choix quelque peu surprenant.
De fait, la question est posée de la constitutionnalité d'un texte qui ne semble guère conforme à la liberté d'exercer une activité économique, telle que la conçoit le Conseil constitutionnel. Certes, ce dernier admet, depuis sa décision du 16 janvier 1982, que la liberté d'entreprise n'est ni générale ni absolue. Il considère néanmoins que ce libre exercice d'une activité économique suppose le droit de gérer son entreprise à sa guise, et de mettre en oeuvre tous les moyens loyaux pour attirer la clientèle. Bien entendu, la prostitution est une activité particulière. Cela n'empêche pas le Conseil d'admettre qu'une activité soit interdite, par exemple l'activité de contrebande. Dans ce cas, le client peut également être condamné, par exemple pour recel. En revanche, on ne voit pas sur quel fondement il est possible de sanctionner le client d'une activité licite. En toute hypothèse, si le Conseil ne déclarait pas le texte inconstitutionnel, resteraient les recours devant la Cour européenne et la Cour de Justice de l'Union européenne. Dans l'état actuel de leur jurisprudence, ils auraient toutes chances de prospérer. De toute évidence, les auteurs de la proposition de loi devraient s'éloigner un peu de la rhétorique pour se consacrer à l'analyse juridique.
dimanche 3 novembre 2013
Le droit de garder le silence, à Monaco
La main au collet. Alfred Hitchkock. 1955. Grace Kelly et Cary Grant |
jeudi 31 octobre 2013
Géolocalisation dans l'enquête pénale : le procureur n'est pas un juge indépendant
La géolocalisation n'est pas dépourvue de fondement légal
Contrairement à ce qui a été parfois affirmé dans la presse, ce n'est pas l'utilisation de la géolocalisation lors de l'enquête pénale qui est sanctionnée par la Cour de Cassation. D'une manière générale, la Cour ne refuse pas l'utilisation des nouvelles technologies, et elle le démontre en l'espèce en refusant de sanctionner la prolongation de la garde à vue par visio-conférence, lorsque le juge ne peut matériellement être présent.
Le recours à la géolocalisation dans le cadre de l'enquête pénale n'est donc pas illicite en soi, à la condition toutefois qu'elle s'appuie sur un fondement légal et soit soumise à une procédure faisant un intervenir un juge du fond.
En matière de fondement légal, la Cour se montre assez souple. Les requérants auraient souhaité que la Cour prononce la nullité de la procédure au motif que le recours à la géolocalisation dans l'enquête pénale devait impérativement être encadrée par une loi spécifique. Sur ce point, ils invoquaient le célèbre arrêt Klass c. RFA rendu par la Cour européenne le 6 septembre 1978, à propos des écoutes téléphoniques. Le juge européen avait alors condamné le système juridique allemand qui autorisait les écoutes téléphoniques publiques, sans qu'une loi définisse leurs conditions d'organisation et d'autorisation. Sur ces mêmes motifs, la France avait ensuite été condamnée par les arrêt Kruslin et Huvig de 1990. On se souvient que cette jurisprudence est à l'origine de la loi du 10 juillet 1991, plusieurs modifiée depuis cette date, et définissant le cadre juridique des écoutes téléphoniques administratives et judiciaires dans notre pays.
La Cour de cassation n'a pas cru bon d'adapter cette jurisprudence au domaine de la géolocalisation dans l'enquête pénale. Agissant ainsi, elle serait en effet allée au-delà des exigences de la Cour européenne dans ce cas précis. Dans une décision Uzun c. Allemagne du 2 septembre 2010, la Cour estime que l'équipement du véhicule d'un suspect dans le cadre d'une enquête pénale constitue effectivement une ingérence dans la vie privée des personnes. Cette ingérence est néanmoins licite, dans la mesure où cette ingérence est prévue par la loi et répond à un "besoin social impérieux", compte tenu de la gravité des infractions en cause. En droit français, la géolocalisation n'a pas donné lieu à une législation particulière. La loi du 9 mars 2004 autorise cependant le juge d'instruction à utiliser des procédés techniques d'intrusion ou de sonorisation, lorsque l'enquête porte sur une infraction grave, par exemple liée à la criminalité organisée.
Sur ce point, les décisions du 22 octobre 2013 se situent dans la ligne de celle du 22 novembre 2011 qui valide "la mise en place d'un dispositif de géolocalisation sur un véhicule (...) utilisé par les suspects aux fins d'en déterminer les déplacements". Dès lors qu'il s'agissait de prouver une infraction grave de trafic de stupéfiant, l'ingérence dans la vie privée était donc proportionnée aux intérêts en cause.
Maigret et les sept petites croix. Jérôme Boivin. 2004. Bruno Crémer |
Le Procureur, exclu de la procédure
Le problème posé dans les deux décisions du 22 octobre 2013 n'est donc pas celui du fondement légal du recours à la géolocalisation, mais celui de l'autorité qui prend la décision. S'appuyant sur l'article 8 de la Convention européenne, la Chambre criminelle commence par observer que la géolocalisation constitue, en soi, une ingérence dans la vie privée des personnes. Elle ajoute ensuite que cette ingérence n'est pas nécessairement illicite, si elle est placée "sous le contrôle d'un juge garant des libertés individuelles". Et tel n'est pas le cas du Procureur de la République, qui n'est pas un "juge indépendant" au sens où l'entend la Cour européenne.
Ces décisions conduisent donc à opérer une distinction simple. D'un côté, les techniques de géolocalisation sont parfaitement licites lorsqu'elles sont décidées par un juge d'instruction, de l'autre elles sont illicites dans le cadre de l'enquête préliminaire, car elles sont alors placées sous le contrôle du procureur de la République. Sur ce point, la Cour de cassation se borne à tirer les conséquences des arrêts Medvedyev du 29 mars 2010 et Moulin du 23 novembre 2010 rendus par la Cour européenne. Celle-ci refuse en effet de considérer les membres du parquet comme appartenant à l'autorité judiciaire, dès lors qu'ils sont hiérarchiquement soumis à l'Exécutif.
Depuis l'arrêt Moulin, le système juridique français est dans l'attente d'une réforme désormais indispensable. Hélas, on sait que le Président de la République ne dispose pas de la majorité des 3/5è au Congrès pour faire voter une réforme du Conseil supérieur de la magistrature permettant de garantir l'indépendance des membres du parquet. Et l'opposition est bien incapable d'envisager une trêve politique, le temps de mettre le droit français en conformité avec les exigences de la Cour européenne, et surtout celles de la séparation des pouvoirs. De fait, le droit se borne à des corrections ponctuelles. L'une d'elles, issue de la loi du 14 avril 2011, transfère la compétence en matière de prolongation de la garde à vue du procureur au juge de la liberté et de la détention (JLD) ou au juge d'instruction, si une information à été ouverte. Les décisions du 22 octobre 2013 imposent un autre de ces petits ajustements. La Chambre criminelle prononce en effet la nullité de la procédure, au motif que la géolocalisation n'a pas été décidée par un juge indépendant.
Pour le moment, il y a urgence, car toutes les procédures de géolocalisation actuellement mises en oeuvre risquent la nullité. On peut penser évidemment que les avocats n'hésiteront pas à s'engouffrer massivement dans la brèche ainsi ouverte et les officiers de police judiciaire se voient ainsi privés d'un instrument indispensable à l'enquête pénale. Le législateur va donc devoir intervenir rapidement, sans doute pour transférer le pouvoir de décision au JLD. Reste que le problème essentiel n'est pas résolu. Le lent grignotage des compétences du procureur durant l'enquête préliminaire n'apporte pas de solution réelle à la question de son statut, qui demeure celui d'une autorité hiérarchiquement subordonnée à l'Exécutif.
mardi 29 octobre 2013
Diffamation envers une collectivité locale et droit au recours
L'article 72, le grand absent de la décision
A l'examen, cet argument n'emporte pourtant pas la conviction. Le principe de libre administration n'est pas un principe absolu, loin de là, et il s'applique essentiellement à trois domaines : d'abord, à l'organisation des collectivités, qui repose sur l'élection, ensuite à leurs finances qui imposent le vote d'un budget autonome, enfin au principe général de compétence sur les "affaires locales". Selon le Conseil constitutionnel, le principe de libre administration n'exclut pas un contrôle de l'Etat, qu'il s'exerce par le déféré préfectoral (décision du 28 décembre 1982), par une dérogation à la liberté contractuelle (décision du 30 novembre 2006) ou d'un droit de préemption du préfet à l'égard des communes qui n'ont pas respecté leur engagement de construire des logements sociaux (décision QPC 26 avril 2013).
Dans ces conditions, on comprend que le Conseil ait préféré écarter le principe de libre administration, auquel le législateur peut déroger. En l'espèce, la dérogation trouve son origine dans la loi de 1881 sur la presse. Cette dernière prend d'ailleurs la précaution de créer une infraction spécifique de diffamation à l'égard des "corps constitués et des administrations publiques", punie de 45 000 € d'amende. Depuis une décision du 7 novembre 1995 rendue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, il est acquis que les collectivités territoriales peuvent entrer dans cette catégorie, dès lors qu'elles disposent d'un organe délibérant et exercent "une portion de l'autorité ou de l'administration publique". Pour le Conseil constitutionnel, le législateur a donc mis en place un régime juridique particulier pour les collectivités territoriales en matière d'injure et de diffamation. Il repose sur l'idée que la liberté d'expression doit être garantie de manière encore plus scrupuleuse, lorsqu'elle s'exerce à l'encontre des personnes publiques.
Picasso. Verre, bouteille, poisson sur journal. 1922 |
Le principe d'égalité, non retenu
Le principe d'égalité devant la loi n'est pas davantage retenu par le Conseil constitutionnel, sans d'ailleurs qu'il motive clairement son raisonnement. Tout au plus peut-on penser qu'il est délicat, pour une collectivité publique, d'invoquer une rupture d'égalité par rapport aux simples citoyens qui peuvent engager directement l'action pénale lorsqu'ils sont victimes de diffamation. Selon une jurisprudence constante, il n'y a pas rupture d'égalité lorsque les situations juridiques sont différentes dès l'origine, et c'est bien le cas en l'espèce. En tant que citoyen, le maire d'une commune peut porter plainte pour diffamation, selon les règles du droit commun. En revanche, lorsque c'est la commune qui est diffamée, le maire n'intervient qu'après délibération du Conseil municipal, non plus comme simple citoyen mais comme représentant de sa commune, pour qu'elle se porte partie civile. Les situations juridiques sont donc différentes, dans leur essence même.
Le droit à un recours effectif
Finalement, le Conseil constitutionnel choisit de censurer les dispositions de la loi de 1881 pour violation du droit à un recours effectif, garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Certes, l'article 16 se borne à affirmer que "Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Le Conseil constitutionnel a cependant considéré, dans sa décision du 9 avril 1996 que ces dispositions permettaient de fonder le droit de saisir le juge. De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme, dès sa décision Airey du 9 octobre 1979, se réfère à un "droit d'accès à un tribunal".
En invoquant l'absence de droit à un recours effectif, le Conseil constitutionnel s'appuie sur une jurisprudence abondante qui repose sur l'appréciation très concrète des procédures. Il considère ainsi que "si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales (...)" (décision QPC du 23 juillet 2010, Région Languedoc Roussillon et autres). En l'espèce, il est clair que les collectivités locales peuvent être privées de tout recours en matière de diffamation ou d'injure, si le parquet refuse d'engager l'action pénale. Rappelons en effet qu'il ne leur est même pas possible de saisir le juge civil pour obtenir réparation du préjudice subi.
On pourrait évidemment considérer que cette décision met fin à un système qui reposait sur l'idée que la liberté de critique à l'égard des collectivités locales doit être aussi large que possible, dans le cadre du débat démocratique. La présente décision ne remet pourtant pas substantiellement en cause ce principe, car elle ne vise que les délits d'injure et de diffamation. La Cour de cassation, le 25 février 1986, affirme ainsi que le délit de fausse nouvelle de nature à troubler la paix publique n'entre pas dans le champ d'application de cette procédure dérogatoire, une collectivité locale pouvant dans ce cas, mettre en oeuvre l'action pénale de sa propre initiative. Sur ce plan, l'injure et la diffamation apparaissaient comme dotées d'une procédure particulière, dont la justification ne sautait pas aux yeux
dimanche 27 octobre 2013
Egalité des sexes : le Conseil d'Etat fait de la gymnastique
Comment doit-on aujourd'hui interpréter ces dispositions ? Formulent-elles une simple mise en oeuvre du principe d'égalité devant la loi ? Dans ce cas, elles se bornent à interdire toute discrimination à l'égard des hommes et des femmes dans les procédures de désignation aux fonctions électives et de responsabilité. Autorisent-elle une politique de discrimination positive ?
Dans cette hypothèse, les pouvoirs publics imposent une véritable obligation de résultat. L'accès à ces fonctions doit être plus largement ouvert au sexe considéré comme non représenté, afin d'imposer l'équilibre en les sexes dans l'accès aux postes de responsabilité, ceux-là même qui sont concernés par le "plafond de verre". Dans son arrêt du 10 octobre 2013, le Conseil d'Etat offre des éléments de réponse à ces questions. S'appuyant sur les dispositions constitutionnelles, il estime qu'une politique d'inégalité compensatrice n'est pas, en soi, illicite, mais qu'elle doit être définie par la législateur et donner lieu à une interprétation étroite.
La compétence législative
En l'espèce, il s'agit de favoriser l'accès des femmes aux instances dirigeantes des fédérations sportives, dont on sait qu'il s'agit de personnes privées ayant une mission de service public. L'article L 131-8 du code du sport, dans sa rédaction issue de la loi du 16 juillet 1984 les soumet donc à un agrément ministériel. Il leur impose d'adopter des statuts comportant certaines dispositions obligatoires et un règlement type en matière disciplinaire. Un décret du 7 janvier 2004 définit ensuite les normes concernées, parmi lesquelles le principe selon lequel "la représentation des femmes est garantie au sein de la ou des instances dirigeantes en leur attribuant un nombre de sièges en proportion du nombre de licenciées éligibles ".
La Fédération française de gymnastique a vainement demandé, en 2012, au ministre chargé des sports d'abroger cette disposition qu'elle estime discriminatoire. A ses yeux, une telle pondération au niveau de ses instances dirigeants conduit à réduire considérablement les droits de vote et d'éligibilité des hommes, dès lors qu'ils ne peuvent plus être candidats que sur un nombre très réduit de poste disponibles. En outre, le système repose sur l'idée que les femmes votent pour les femmes, et les hommes pour les hommes, principe largement dépourvu de fondement juridique.
Affiche de la 43è Fête fédérale de gymnastique. 1921 |
Le Conseil d'Etat décide d'annuler le refus d'abroger le décret de 2004. L'intérêt de sa décision réside bien davantage dans le choix de ses motifs que dans son dispositif. En effet, il ne fait guère de doute que le décret du 7 janvier 2004 était entaché d'incompétence. Rappelons que l'article 1 al. 3 de la Constitution énonce que "la loi" favorise l'égal accès des hommes et des femmes. Et pour la jurisprudence du Conseil d'Etat, la "loi", c'est l'acte voté par le parlement, et rien d'autre. L'incompétence étant un moyen d'ordre public, le juge aurait pu annuler le décret pour incompétence, "sans qu'il soit nécessaire" d'évoquer les autres moyens de la fédération requérante.
Le Conseil va cependant plus loin, et se prononce sur l'interprétation qui doit être donnée aux dispositions de l'alinéa 2 de l'article 1er de la Constitution. Rappelons que la révision constitutionnelle du 8 juillet 1999 avait introduit ces dispositions qui prévoient l'égal accès des femmes "aux mandats électoraux et fonctions électives", celle du 23 juillet 2008 ajoutant ensuite "les responsabilités professionnelles et sociales" aux fonctions ainsi concernées. L'évolution n'est pas sans conséquence, car la possibilité de développer des discriminations positives est désormais ouverte au secteur privé, sous condition de l'intervention d'une loi. Et précisément, une fédération de gymnastique est une personne privée.
L'évolution constitutionnelle est spécialement importante dans la décision Fédération française de gymnastique, car le décret qui organise la désignation de ses instances dirigeantes, et la pondération très favorable aux femmes est intervenu en 2004, après la révision de 1999 et avant celle de 2008.
L'interprétation étroite
Bien entendu, le Conseil d'Etat ne peut se borner à estimer que le décret de 2004 était illégal au moment où il a été publié. A l'époque en effet, la discrimination positive n'était ouverte "aux mandats électoraux et fonctions électives", c'est à dire des fonctions publiques. Le juge examine donc, tout à fait normalement, le décret de 2004 à la lumière de la nouvelle rédaction de l'article 1er al. 2 de la Constitution qui ouvre la discrimination positive aux "responsabilités professionnelles et sociales". Nul doute que l'élection aux instances dirigeantes d'une fédération sportive constitue une telle responsabilité.
Ces politiques de discrimination positive doivent cependant donner lieu à une interprétation étroite. Le Conseil constitutionnel lui-même l'a affirmé dans sa décision du 30 mai 2000 relative à l'égal accès des hommes et des femmes aux mandats électoraux. Il rappelle alors que le constituant peut toujours, poser des règles dérogatoires aux principes garantis par la Constitution.
La formule semble sortir tout droit du manuel de droit constitutionnel de M. de Lapalice, dès lors que le pouvoir souverain, celui du peuple, est parfaitement libre de réviser la Constitution comme il l'entend, et de prévoir toutes les dérogations qui lui conviennent. Mais en usant de cette formulation, le Conseil constitutionnel entend rappeler que ces règles dérogatoires, parce qu'elles sont dérogatoires, doivent donner lieu à une interprétation étroite.
La précision n'est pas neutre.. Certes, dans l'affaire Fédération française de gymnastique, le décret ne pouvait qu'être annulé, le pouvoir législatif n'étant pas intervenu dans ce cas précis. Mais ce rappel de la nécessité d'une interprétation étroite offre au Conseil d'Etat l'opportunité d'affirmer que la Constitution n'autorise ces discriminations positives, dans le secteur privé, que pour les "aux mandats électoraux et fonctions électives" ainsi que les "responsabilités professionnelles et sociales". Dans le secteur public, elle ne concerne que les fonctions issues d'une élection et non pas l'accès à l'ensemble des emplois publics, même supérieurs. Dans le secteur privé, elle ne vise que les emplois les plus élevés et notamment l'accès aux conseils d'administration. Autant dire qu'il n'est pas question de généraliser les politiques de quota dans l'ensemble de l'administration et du secteur privé, et que le Conseil d'Etat veillera au respect de ces principes.