« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 7 mars 2013

La Charte des droits fondamentaux, le droit de l'Union, et le sac de Mary Poppins

Une décision rendue, sur question préjudicielle, le 26 février 2013 par la Cour de justice de l'Union européenne élargit le champ d'application de la Charte européenne des droits fondamentaux et impose ce texte comme un élément du standard européen des libertés publiques. Dans l'affaire Aklagaren c. Hans Akerberg Fransson, le demandeur est le ministère public suédois qui demande à la Cour de se prononcer sur l'application de la règle Non bis in idem en matière fiscale. Un citoyen de ce pays, accusé de fraude à la TVA, se plaint d'avoir fait l'objet de deux procédures successives, l'une fiscale et l'autre pénale. Il estime donc que le principe Non bis in Idem n'a pas été respecté, puisqu'il a été poursuivi et condamné deux fois pour les mêmes faits. 

La règle Non bis in idem est consacrée à la fois par l'article 4 du Protocole n° 7 à la Convention européenne des droits de l'homme et par l'article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Si les deux textes garantissent le même principe, ils n'ont pas nécessairement la même place dans l'ordre juridique de l'Union. En conséquence, la Cour écarte l'applicabilité de la Convention européenne mais retient celle de la Charte des droits fondamentaux.

La Convention européenne

Le Traité sur l'Union européenne mentionne que "l'Union respecte les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne des droits de l'homme"(art. 6). Tant que l'UE n'a pas formellement adhéré à cette Convention, les principes qu'elle consacre font partie du droit de l'Union. En revanche, le droit de l'Union ne régit pas les rapport entre la Convention européenne et le droit des Etats membres et ne détermine pas davantage les conséquences que doivent tirer les juges nationaux en cas de conflit entre les droits garantis par la Convention et une règle de droit interne (CJUE, 24 avril 2012, Kamberaj). En l'espèce, la Cour ne peut donc pas invoquer la Convention européenne pour considérer que le droit de l'Etat n'est pas conforme au droit de l'Union.

La Charte des droits fondamentaux

La Charte des droits fondamentaux, quant à elle, n'est entrée que récemment dans le droit de l'Union européenne. Adoptée au sommet de Nice en décembre 2000 par le Conseil, la Commission et le parlement européen, elle n'a eu qu'une valeur déclaratoire jusqu'au traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009, qui l'a intégrée au traité de l'Union européenne. Elle a donc une valeur conventionnelle.

Elle a, en revanche, un champ d'application relativement réduit, puisque son article 51 énonce quel les Etats membres ne sont liés par les dispositions de ce texte que "lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit de l'Union". En l'espèce, il faut donc préalablement admettre que la fraude à la TVA relève du droit de l'Union, avant, le cas échéant, de s'appuyer sur l'article 50 de la Charte pour sanctionner la procédure pour non respect de la règle Non bis in idem.

Mary Poppins. Walt Disney. 1964

Le "droit de l'union", ou le sac de Mary Poppins

Avant toute appréciation au fond, la Cour doit se prononcer sur sa propre compétence. Elle doit donc apprécier si la procédure pénale engagée après une fraude à la TVA relève du droit de l'Union, condition indispensable à l'application de la Charte des droits fondamentaux. Non sans tirer quelques cheveux, la Cour estime que la TVA fait l'objet de dispositions communautaires, dès lors qu'elle est l'une des ressources propres de l'Union européenne. Alors même que la procédure pénale est laissée à la libre organisation des Etats membres et qu'elle ne constitue en rien la transposition d'une directive, la Cour considère qu'elle relève, en quelque sorte par ricochet, du droit de l'Union, puisque sa finalité est de lutter contre les déclarations inexactes, et donc de garantir les intérêts financiers de l'Union.

A partir de ce raisonnement, la Cour déduit que les dispositions de la Charte sont applicables au litige. En revanche, elle considère qu'un même fait peut entraîner à la fois une sanction administrative et une sanction pénale, principe d'ailleurs également reconnu par le droit français. La règle Non bis in idem n'est donc pas violée.

La solution d'espèce ne présente guère d'intérêt. Il n'en est pas de même du raisonnement par lequel la Cour y parvient. Tout est dans tout, et la notion de "droit de l'Union" devient le sac de Mary Poppins, dans lequel on peut faire entrer toutes sortes d'objets improbables, dès lors qu'ils ont un rapport, même indirect avec le droit de l'Union. Certes, la Cour prend garde d'ajouter que les Etats demeurent libres d'organiser comme ils l'entendent leur droit national, sous la seule réserve qu'il soit conforme aux principes posés par la Charte. Il n'empêche que des normes juridiques relevant du droit des Etats membres, et plus particulièrement de leur procédure pénale, peuvent désormais être soumises au contrôle de la Cour.

Ajoutons qu'à l'avenir, dès que l'Union aura adhéré à la Convention européenne, elle fournira une base juridique supplémentaire aux recours présentés devant la Cour de Justice. La jurisprudence actuelle a donc toutes chances d'être provisoire.

lundi 4 mars 2013

FREE se heurte à la liberté d'expression et à l'indépendance des professeurs

L'ordonnance de la Chambre des requêtes du TGI de Paris rendue le 1er mars 2013 illustre une tendance des entreprises privées à considérer que la recherche universitaire doit être à leur service, ou ne pas être.

Xavier Niel, le médiatique patron de Free, a vu rouge à la lecture d'un article paru dans Les Echos et rédigé par  Bruno Deffains, professeur de sciences économiques à l'Université Panthéon-Assas. Il y affirme que l'arrivée de Free sur le marché de la téléphonie mobile et sa politique de prix va créer un véritable séisme dans ce secteur économique. La baisse globale du chiffre d'affaires du secteur risque donc d'engendrer entre 60 000 et 70 000 suppressions d'emplois. Aux yeux du Président de Free, cet article constitue l'élément d'une entreprise de dénigrement et de concurrence déloyale initiée par d'autres opérateurs mobiles. En d'autres termes, Bruno Deffains serait le sous-marin des autres opérateurs et son article serait une prestation rémunérée. Xavier Niel a donc décidé de saisir le TGI de Paris

Encore faut-il démontrer le bien-fondé d'une telle accusation, et Xavier Niel a donc sollicité du Président du TGI une ordonnance autorisant la désignation d'un huissier, pour se rendre au domicile du défendeur, faire des investigations sur le disque dur de son ordinateur et se saisir de tous les documents et sources liés à l'article contesté. Il appuie cette demande sur l'article 145 du code de procédure civil qui mentionne : "S'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé". Bruno Deffains a donc vu l'huissier arriver chez lui, aux petites heures de la matinée du 17 décembre 2012, et saisir une partie de son disque dur. Il demande donc au juge des référés de rétracter son ordonnance et d'ordonner la destruction immédiate des fichiers saisis. La décision rendue le 1er mars lui donne satisfaction sur les deux demandes.

A l'appui de son recours, Bruno Deffains invoque toute une série d'arguments, parmi lesquels l'atteinte à sa vie privée et au secret des correspondances (des courriels ont également été saisis) ainsi qu'au secret des affaires, puisqu'il est également consultant au profit de certaines entreprises. Les deux points essentiels résident cependant dans l'interprétation qui doit être donnée de l'article 145 du code de procédure civile, et dans l'atteinte à la liberté d'expression et à l'indépendance des professeurs des universités.

David avec la tête de Goliath. Le Caravage. 1606


Champ d'application de l'article 145 cpc

Xavier Niel considère que sa demande de saisie est indispensable, pour pouvoir apporter la preuve du dénigrement et de la concurrence déloyale. Il sait que l'universitaire consulte pour certaines entreprises, dont l'une qui a ses concurrents pour clients, en particulier SFR, Orange et Bouygues Telecom. En saisissant le disque dur de Bruno Deffains, il voudrait prouver que le rapport rédigé par ce dernier, et qui a service de base à l'article des Echos, était en réalité une activité rémunérée par ses concurrents.

Il est vrai, et le juge le rappelle, que les mesures d'urgence énoncées par l'article 145 cpc  ne sont pas limitées à la conservation des preuves, dans le but d'empêcher leur destruction. Elles peuvent aussi être utilisées pour établir ces preuves, avant d'engager une action contentieuse. Ces investigations ne peuvent cependant être ordonnées que si, et seulement si, il existe des indices sérieux de nature à laisser penser que ces preuves existent. Tel n'est pas le cas en l'espèce, et le juge fait remarquer que rien ne laisse penser que l'article de Bruno Deffains constitue l'élément d'une campagne de presse diligentée par les concurrents de Free. Le fait que l'auteur ait consulté pour une entreprises dont ces derniers sont clients n'est pas suffisant pour laisser présager l'existence d'un lien direct entre l'auteur de l'article et ces sociétés.

Ce refus opposé par le juge est une bonne nouvelle pour notre système judiciaire. Il empêche en effet les saisies de l'ensemble des archives d'une personne privée, avec l'espoir de trouver quelque preuve, en quelque sorte par hasard. Cette pêche miraculeuse risquerait d'ailleurs de susciter des atteintes au secret des affaires, au moment précis où le législateur se préoccupe de le renforcer et d'en développer la sanction.

L'indépendance des professeurs

L'analyse du juge repose sur le respect de la liberté d'expression garantie à la fois par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

L'atteinte à la liberté d'expression suffisait, en soi, à fonder la décision. Mais le juge appuie également son refus d'autoriser une intrusion dans l'ordinateur de l'auteur du rapport sur "les principes d'indépendance qui protègent les travaux qu'il effectue en qualité de Professeur et de chercheur". Cette formulation renvoie directement à la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 janvier 1984 qui fait de l'indépendance des Professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, de valeur constitutionnelle. Le Conseil d'Etat avait déjà fait application de cette jurisprudence, dans sa décision Association amicale des professeurs titulaires du muséum d'histoire naturelle de 1992. C'est aujourd'hui le tour du juge civil, et cette référence ne peut que renforcer l'ancrage dans le droit positif du principe de l'indépendance des Professeurs.

Ce rappel est particulièrement nécessaire à une époque où les entreprises n'hésitent plus à user de procédés confinant à l'intimidation pure et simple. Ne s'agit-il pas de disqualifier une étude universitaire en prétendant qu'elle a été rémunérée par un concurrent ? Rien n'interdisait à Free de publier un autre étude montrant que Bruno Deffains se trompait, ou qu'il avait une vision trop pessimiste de l'avenir du secteur de la téléphonie mobile. Le débat pouvait fort bien s'ouvrir sur le terrain scientifique, dans le respect de la loyauté, de la liberté d'expression et de l'indépendance des professeurs. Sur ce point, la décision du juge civil a le mérite de poser des règles claires, et de garantir aux professeurs que leurs travaux scientifiques sont à l'abri de ce type de manipulation.


vendredi 1 mars 2013

Hadopi : Le rapport sur les moyens de lutte contre le streaming et le téléchargement illicite

Le 25 février 2013, Mireille Imbert-Quaretta, membre de la Commission de protection des droits de la Hadopi, a remis son rapport sur les moyens de lutte contre le streaming et le téléchargement direct de contenus illicites. Il lui avait été commandé par la Présidente de la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI). Observons d'emblée que ce document n'a guère suscité l'intérêt des médias, même spécialisés. Sans doute sont ils davantage attentifs aux bruits annonçant la disparition pure et simple d'Hadopi, d'ailleurs relayés par Madame Imbert-Quaretta elle-même. 

Le téléchargement direct et le streaming ont en commun de permettre aux internautes d'accéder à des oeuvres protégées par les droits de la propriété intellectuelle, sans l'autorisation des titulaires de ces droits. Concrètement, ces oeuvres sont stockées sur des sites, et il est possible d'y accéder, soit de manière durable par téléchargement direct, soit par un simple visionnage des contenus (streaming). Ces technologies succèdent peu à peu aux anciens systèmes "de pair à pair" , dans lesquels les ordinateurs des internautes se connectaient à un serveur central permettant de rechercher des fichiers stockés sur les disques durs des utilisateurs. 

Les limites de la répression pénale

La sanction pénale est, depuis longtemps, au coeur du dispositif de lutte contre ces pratiques. Celle-ci a d'ailleurs été renforcée par la loi du 1er août 2006, qui crée un nouvel article L 335-2-1 du code de la propriété intellectuelle, sanctionnant les personnes fournissant des logiciels destinés à permettre la contrefaçon et celles qui incitent à leur usage. En même temps, s'est développée une approche pénale spécifique, permettant de sanctionner avec davantage de rigueur la contrefaçon, lorsqu'elle est liée à la criminalité organisée. 

Le rapport met en lumière les limites de cette répression pénale, qui ne donne lieu qu'à très peu de poursuites judiciaires et à des condamnations relativement modestes. C'est ainsi que les créateurs du site Radioblog, qui enregistrait jusqu'à 800 000 visites par jour, ont été condamnés à neuf mois d'emprisonnement avec sursis et 10 000 € d'amende, sanction confirmée par la Cour de cassation le 25 septembre 2012. Le rapport des sénateurs Béteille et Yung, publié en février 2011, remarque à ce propos que les victimes de contrefaçon s'adressent à 75 % à la juridiction civile, sans doute précisément parce que les sanctions pénales sont trop légères. Enfin, les procédures de notification et les demandes de retrait de contenu adressées aux hébergeurs de ces sites sont assez largement dépourvues d'efficacité.


Ce constat ne prête pas vraiment à contestation, mais les conséquences qu'en tire le rapport Imbert-Quaretta témoignent d'une réelle incertitude sur la voie qui doit être suivie.




Un éco-système

Le rapport Imbert-Quaretta envisage l'ensemble des technologies de streaming et de téléchargement illégal comme un "éco-système", de plus en plus dominé par des opérateurs professionnels qui créent des sites permettant une contrefaçon à grande échelle. Interviennent aussi des moteurs de recherche qui orientent l'internaute vers les sites, des fournisseurs d'instruments de paiement et des fournisseurs de contenu publicitaire. Cette vision englobante conduit le rapport à préconiser une certaine forme d'autorégulation par les professionnels du secteur. On connait bien cette démarche qui privilégie les codes de conduite et les normes déontologiques, parfois au détriment de la sanction juridique. 

Entre la sanction pénale et les codes de conduite, le rapport ne choisit pas. Il préfère affirmer qu'"il n'y a pas de solution unique", mais une multitude de choix possibles, allant de l'accroissement de la répression, à la mise en oeuvre de politiques publiques favorisant notamment "l'implication des intermédiaires dans la prévention" des infractions. On imagine assez mal l'impact d'une telle politique de sensibilisation à l'égard d'entreprises bien souvent liées à la criminalité organisée et domiciliées en Russie. A cet égard, le rapport ne témoigne guère d'une politique volontariste. Il est plutôt le révélateur d'un certain sentiment d'impuissance des pouvoirs publics




mardi 26 février 2013

DSK aussi a une vie privée, comme tout le monde

Le livre de Marcela Iacub, "Belle et Bête", est au coeur d'une controverse certes médiatique, mais aussi juridique. Dans ce livre dont la parution devrait intervenir le 27 février, l'auteur évoque sa liaison avec Dominique Strauss-Kahn, sous une forme plus ou moins romancée. 

Ce dernier vient d'obtenir en référé l'insertion, dans chaque exemplaire de l'ouvrage, un encart mentionnant l'atteinte à sa vie privée. Dès lors que cet encart est un préalable désormais obligatoire à la publication, celle-ci est, en quelque sorte, gelée jusqu'à ce que les éditions Stock s'exécutent. Dans le même référé, DSK a obtenu la diffusion, pour les mêmes motifs, d'un communiqué judiciaire couvrant la moitié de la couverture du Nouvel Observateur, qui a publié des extraits du livre, et une interview de Marcela Iacoub, reconnaissant que l'être "mi-homme, mi-cochon" auquel elle se réfère est bien l'ancien Président du FMI. L'hebdomadaire se trouve ainsi soumis à une contrainte habituellement imposée aux titres de la presse people. Enfin, la sanction financière n'est pas absente, puisque le juge condamne les éditions Stock et Marcela Iacub à verser à DSK 50 000 €, auxquels s'ajoutent 25 000 € mis à la charge du Nouvel Observateur, l'ensemble de ces sommes constituant une provision à valoir sur les dommages et intérêts.

Il est vrai que le juge aurait pu interdire purement et simplement la publication du livre, solution plus expéditive mais peut être moins bien comprise. Car, il faut le reconnaître, une partie de la presse voyait dans le recours de DSK une atteinte à la liberté d'expression. 

La vie sexuelle, élément de la vie privée

Nul n'ignore pourtant que la liberté d'expression n'a jamais été considérée comme absolue. Elle cède notamment devant les droits des tiers, et plus particulièrement le droit au respect de la vie privée que l'on peut définir comme le droit d'être laissé tranquille. Et le droit positif affirme clairement que DSK, lui aussi, a droit au respect de sa vie privée.

La notion de vie privée n'évolue pas en fonction de la notoriété de la personne. La loi du 19 juillet 1970 se borne à affirmer que "chacun a droit au respect de sa privée" (art. 9 c. civ.). La jurisprudence répète  à l'envi que "toute personne, quels que soient son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir, a droit au respect de sa vie privée". Quant à son contenu, il n'est pas contesté que la sexualité est au coeur de la vie privée, et de nature à justifier une protection particulièrement rigoureuse. Le juge condamne ainsi la révélation par la presse de l'homosexualité d'un homme politique (CA Paris, 21 octobre 2004). De même, les pratiques sado-masochistes, dès lors qu'elles se déroulent entre adultes consentants, doivent demeurer dans la sphère de la vie privée (TGI Paris, 29 avr. 2008). Les relations amoureuses de DSK relèvent donc de sa vie intime, et le fait de les relater dans un livre peut s'analyser comme une violation de la loi de 1970.

Bien entendu, la défenderesse invoquait sa liberté de romancière. En d'autres termes, l'atteinte à la vie privée de DSK devrait être écartée au motif que le livre serait, avant tout, une oeuvre littéraire. Il n'est pas question d'entrer dans le débat sur le talent de l'auteur, sujet hautement controversé. En tout état de cause, le caractère artistique de l'oeuvre n'a pas pour effet de supprimer l'atteinte à la vie privée. Souvenons-nous, par exemple, que le TGI de Paris a condamné, en septembre 2011, Patrick Poivre d'Arvor parce qu'il avait précisément raconté sa liaison amoureuse avec une jeune femme, allant même jusqu'à recopier certaines de ses lettres. Le juge n'est pas là pour faire oeuvre de critique littéraire. Il se borne à sanctionner l'atteinte à la vie privée. 


Choderlos de Laclos. Les liaisons dangereuses
Londres. Edition de 1796, illustrée par Monnet, Mlle Gérard, et Fragonard Fils

La notoriété du défendeur

Certains s'appuient sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme pour considérer que la violation de la vie privée d'une personne peut, quelquefois, se révéler justifiée, si elle apparaît indispensable au débat public. Il est vrai que la Cour a estimé, par exemple, que la publication dans la presse d'une photographie du prince Rainier de Monaco très affaibli par la maladie participait au débat public qui se développait alors sur la santé du prince. Mais dans cette décision du 7 février 2012, la Cour ne fait qu'autoriser la publication de photos prises dans une station de sport d'hiver, un endroit où la victime ne pouvait espérer être entièrement à l'abri des photographes. 

Il en est de même d'une décision du 18 mai 2004 abondamment citée par les médias dans l'affaire DSK, pour justifier la publication du livre de Marcela Iacub. Cet arrêt de la Cour européenne sanctionne les juges français qui ont interdit la sortie du livre "Le Grand Secret",  écrit par le docteur Gubler, médecin du Président Mitterrand. Pour prononcer cette sanction, la Cour s'appuie sur la nécessité de protéger la liberté d'expression de la presse. La lecture de l'arrêt révèle cependant des différences importantes avec l'affaire DSK. 

D'une part, la Cour reconnaît que le livre du docteur Gubler participait au débat public engagé à l'époque sur la question de la transparence de la vie politique et du droit des citoyens de connaitre l'état de santé de ceux qui les gouvernent. Au-delà de cette question, c'est le mensonge d'Etat qui était au coeur de ce débat. A l'inverse, le livre de Marcela Iacub n'apporte aucune information de nature à promouvoir un débat public sur une question d'intérêt général. 

D'autre part, la Cour européenne fait observer que l'interdiction n'était que fort peu efficace puisque, au moment où le juge l'a prononcée, quarante mille exemplaires du livre avaient déjà été vendus. L'action en référé engagée par DSK intervient en revanche la veille de la publication de l'ouvrage, c'est à dire à un moment où il est encore possible d'empêcher une atteinte irréversible à sa vie privée. 

D'une certaine manière, le livre de Marcela Iacub offre l'occasion au juge de rappeler que la protection de la vie privée peut être garantie par différents moyens. De plus en plus aujourd'hui, les requérants se bornent à demander au juge civil a posteriori la réparation du préjudice qu'il ont subi. DSK utilise une procédure d'urgence pour obtenir une mesure préventive, et il est bon que le juge des référés utilise pleinement ses compétences. 

Cette décision est une victoire pour celui qui revendique simplement le droit d'être laissé tranquille face à un harcèlement médiatique toujours renouvelé. C'est aussi un avertissement aux éditeurs et aux entreprises de presse. La liberté d'expression doit certes être protégée, mais elle ne peut être invoquée pour justifier des pratiques dignes des pires tabloïds de la presse people. 



dimanche 24 février 2013

L'uniformisation du régime de la liberté de presse

La Cour de cassation éprouve parfois le besoin de réaffirmer certains principes fondamentaux. C'est précisément ce que vient de faire l'Assemblée plénière, dans un arrêt du 15 février 2013. Elle rappelle en effet que les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse  doivent "recevoir application devant la juridiction civile".

L'affaire soumise à la Cour est des plus banales. Le docteur Dominique X. assigne la responsable d'un site internet, Sylvie Y. qui est l'une de ses anciennes patientes. Celle-ci a publié, au printemps 2007, un article lui reprochant des pratiques commerciales malhonnêtes. Son cabinet, qui pratique l'épilation définitive au laser, est qualifié '"usine à fric"et le personnel médical de "voleurs à fuir". Le docteur Dominique X. invoque pêle-mêle, dans son assignation, l'injure et la diffamation. 

Primauté de la loi spéciale

Le médecin a introduit une instance civile, parfaitement licite au regard de la loi du 29 juillet 1881. En effet, le régime juridique de la liberté de presse offre à la victime d'injure ou de diffamation le choix entre deux voies de droit. Soit elle porte plainte, engageant ainsi des poursuites pénales prévues par les articles 32 et 33 de la loi de 1881. Qu'il s'agisse de l'un ou l'autre de ces deux délits, la peine encourue est alors de 12 000 € d'amende. Soit la victime engage la responsabilité civile de l'auteur de l'injure ou de la diffamation devant le juge civil. 

C'est cette seconde voie de droit qu'a choisi le médecin s'estimant tout à la fois injurié et diffamé. Mais l'engagement de la responsabilité civile n'a pas pour conséquence la mise en oeuvre du régime de droit commun de la responsabilité civile. La cour de cassation rappelle que la loi spéciale de 1881 l'emporte, fort logiquement, sur le régime général de responsabilité issu de l'article 1382 du code civil. La précision est importante, et confirme une jurisprudence issue d'un autre arrêt d'assemblée plénière du 12 juillet 2000

Lettre adressée par René Magritte au critique d'art du journal "Le Soir" de Bruxelles. 3 mai 1936

Ce principe de primauté de la loi spéciale gouverne l'ensemble de notre système juridique, et son rappel n'a rien de très surprenant. Si ce n'est que, depuis l'arrêt de 2000, les juges avaient entrepris un subtile mise en cause de l'uniformité du droit de la presse. Dans l'affaire Dominique X., la première chambre civile de la Cour de cassation s'était déjà prononcée le 8 avril 2010, en confirmant la régularité de l'assignation, avant de renvoyer l'affaire à la Cour d'appel de Paris. Aux yeux de la Cour de cassation de 2010, la citation indiquait clairement les faits reprochés, ce qui suffisait à satisfaire aux exigences de l'article 53 de la loi de 1881, "sans qu'il soit nécessaire que cette citation précise ceux des faits qui constitueraient des injures et ceux qui constitueraient des diffamations". Or précisément l'article 53 de la loi de 1881 énonçe que la citation "précisera et qualifiera le fait incriminé". En écartant ainsi les dispositions, pourtant très claires, de la loi de 1881, la première chambre civile, dans l'arrêt de 2010, rapprochait considérablement le régime de la presse du régime de droit commun de la responsabilité civile. 

L'arrêt d'assemblée plénière du 15 février 2013 a le grand mérite de revenir à l'interprétation initiée dans l'arrêt de 2000, et de rétablir l'uniformité du droit processuel de la presse. 

Egalité dans les droits de la défense

Cette dissociation entre la procédure pénale et la procédure civile conduit à une rupture d'égalité entre les défendeurs. Souvenons-nous que l'injure et la diffamation ne sont pas soumises à un régime juridique identique. La première est appréciée souverainement par la juge, alors que la seconde peut donner lieu à ce qu'il est convenu d'appeler l'"exception de vérité". Autrement dit, la personne dont la responsabilité, qu'elle soit pénale ou civile, est engagée pour diffamation peut s'exonérer en démontrant l'exactitude des faits invoqués. 

L'article 53 de la loi de 1881 ne se limite pas à poser une règle de procédure. En imposant que la citation précise les  faits qu'elle considère comme des injures et ceux qu'elle qualifie de diffamation, la loi garantit au défendeur un exercice satisfaisant des droits de la défense. Il n'y a que dans ce cas qu'il est convenablement informé des faits pour lesquels il est susceptible de pouvoir invoquer l'exception de vérité. Une autre solution aurait abouti à mettre dans une situation beaucoup plus défavorable le défendeur poursuivi devant le juge civil, par rapport à celui faisant l'objet de poursuites pénales. Dès lors qu'il s'agit de faits identiques, la rupture d'égalité est évidente. 

Unité du régime juridique de la liberté de presse

Par sa décision du 15 février 2013, l'assemblée plénière rétablit l'unité du régime juridique de la liberté de la presse et confirme sa spécificité par rapport au droit commun. Il participe ainsi à l'élaboration d'un droit processuel unique, qui transcende la distinction entre instance pénale et instance civile.

jeudi 21 février 2013

Etat-civil des transsexuels, ou le genre mal aimé

Les droits des transsexuels sont aujourd'hui assez rarement évoqués, comme si le débat sur l'élargissement aux couples homosexuels du droit au mariage les reléguait au second plan. Les deux décisions rendues par la première chambre civile de la Cour de cassation le 13 février 2013, très peu commentées, en sont l'illustration. Dans les deux cas, les requérants sont nés de sexe masculin mais souhaitent ardemment changer de sexe. Ils ont donc fait assigner le procureur de la république pour que soit remplacée, sur leur acte de naissance, la mention "sexe masculin" par la mention "sexe féminin". 

Rappelons que cette modification de l'état-civil est aujourd'hui considérée comme une nécessité. Le transsexualisme se définit en effet comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, malgré un aspect physique en rapport avec le sexe chromosomique. La personne se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, et ne peut vivre sans parvenir à une cohérence entre son psychisme et son physique. Elle doit donc changer de sexe et d'état-civil. 

La conversion physique, préalable au changement d'état-civil

Les deux décisions de la Cour de cassation affirment que le changement de sexe est un préalable au changement d'état civil. A chaque fois, la requête en rectification de l'acte de naissance est rejetée, au motif que le requérant ne produit pas "la preuve médico-chirurgicale" de son changement de sexe. En langage clair, cela signifie qu'un processus chirurgical irréversible doit avoir été mené à bien avant de pouvoir solliciter la modification d'état-civil. La transformation totale de l'apparence doit donc précéder l'acte juridique. 

Pour le juge, cette position ne porte pas atteinte au droit de mener une vie privée et familiale normale et ne constitue pas davantage une discrimination, dès lors que le changement d'état-civil est possible, après de nombreuses années de traitement hormonal et de chirurgie. Il s'agit en fait de résoudre un conflit de normes, entre la nécessité d'assurer la sécurité juridique et de garantir l'indisponibilité de l'état des personnes d'une part, et la protection de la vie privée d'autre part. Ce raisonnement n'est pas nouveau, et la Cour de cassation affirmait déjà, dans un arrêt du 7 juin 2012, que l'ablation des organes reproducteurs est un préalable indispensable au changement d'état-civil.

Le lac des cygnes. 
Les quatre petits cygnes
Chorégraphie de Matthew Bourne. Sadler's Wells Theater. Londres. 1995

Immobilisme de la jurisprudence

L'immobilisme de cette jurisprudence commence cependant à susciter des critiques. Elles reposent d'abord sur des considérations de fait, dès lors que le traitement médical de conversation se révèle extrêmement long. Pendant souvent plus d'une dizaine d'années, la personne demeure ainsi dans l'incertitude, persuadée d'appartenir à un sexe, et dotée d'une identité qui, au fil des années, lui correspond de moins en moins. Cette analyse a trouvé un écho dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, et plus particulièrement dans la décision Schlumpf c. Suisse du 8 janvier 2009. Contrairement à la Cour de cassation, celle-ci accepte en effet une dissociation entre les approches physique et psychologique du transsexualisme. Elle sanctionne alors le système d'assurance maladie suisse qui impose un délai trop long avant d'accepter le traitement de conversion, au mépris de la situation psychologique de l'intéressé. De son côté, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, dans sa résolution 1728 du 29 avril 2010, appelle les Etats membres  "à ce que les documents officiels reflètent l'identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation". A la suite de cette recommandation, l'Allemagne, la Suède, l'Espagne, et la Suisse ont adopté des législations plus compréhensives, mettant fin à l'exigence d'interventions chirurgicales, préalablement au changement d'état-civil.

Les autorités françaises envisagent, de leur côté, une telle évolution. En décembre 2011, une proposition de loi a été déposée en ce sens par des parlementaires socialistes. Puisqu'il apparaît désormais que le changement du droit ne viendra pas d'une évolution jurisprudentielle, il serait peut être temps d'inscrire cette proposition à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.