« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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samedi 24 mai 2025

Décisions de justice : L'Open Data se referme.


Les actions judiciaires engagées par les éditeurs juridiques contre la Start Up Doctrine devenue l'un des principaux acteurs du secteur des bases de données juridiques, se sont peu à peu éloignées des questions liées aux libertés publiques. Un glissement s'est opéré de la liberté d'accès aux décisions de justice et du droit à leur réutilisation vers un contentieux plus classique de la concurrence. En témoigne la décision rendue par la cour d'appel de Paris le 7 mai 2025.

Sur ce point, la décision est très nuancée. La cour d'appel infirme le jugement du tribunal de commerce, considérant que Doctrine a commis des actes déloyaux en collectant des décisions de justice sans autorisation. En revanche, elle confirme le jugement de première instance qui écartait les moyens développés par les éditeurs juridiques sur les pratiques commerciales trompeuses et le parasitisme. 

Mais une décision en droit de la concurrence peut cacher un problème qui touche directement aux libertés publiques. En l'espèce, il s'agit de la liberté d'accès aux décisions de justice et du droit à leur réutilisation.


Le droit d'accès aux décisions de justice


La loi Lemaire du 7 octobre 2016 consacre le droit à la "mise à disposition du public à titre gratuit" des décisions de justice. Sa rédaction est parfaitement claire. Elle précise bien que le destinataire de cette mise à disposition est le public dans sa globalité et son indétermination, et non pas l'une des parties à l'instance ou le commentateur juridique qui rédige une note de jurisprudence. Logiquement, ce droit à la libre communication s'accompagne d'un droit à la réutilisation de ces données, qui d'ailleurs figurait déjà dans un  arrêté du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques et associatives de la DILA. La loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice précise, dans son article 33, que "les jugements sont mis à la disposition du public à titre gratuit sous forme électronique", disposition déclarée constitutionnelle par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 21 mars 2019.

 


 Ucciani. 2011


L'Open Data, conséquence de la publicité des audiences


L'Open Data des décisions de justice est généralement présenté comme la conséquence logique du principe de publicité des audiences. Formulé simplement, il signifie que la justice étant rendue au nom du peuple français, celui-ci doit pouvoir librement accéder aux décisions des juges. 

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) fait de la publicité un principe fondamental du droit au procès équitable, précisant, dans un arrêt Szücs c. Autriche du 24 novembre 1997,  qu'il s'accompagne d'une publicité des décisions, seul moyen pour les citoyens de se protéger contre "une justice secrète échappant au contrôle du public". Pour la Cour, une restriction d'accès aux décisions de justice s'analyse comme une atteinte à la publicité de la justice elle-même. La conséquence, évidente, est que l'accès aux décisions ne saurait être soumis à un régime d'autorisation.

Mais les remises en cause plus ou moins insidieuses de ces principes n'ont fait que se multiplier. Elles sont intervenues d'abord par des textes émanant du pouvoir exécutif qui allaient résolument à l'encontre du principe d'Open Data posé par la loi Lemaire.


Le pouvoir du greffe, ou le retour de l'autorisation


Dans la loi du 23 mars 2019 a ainsi été insérée une disposition "anti-Doctrine" qui autorise les juridictions administratives et judiciaires à "exceptionnellement refuser de délivrer aux tiers les copies de décisions de justice en cas de « demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique ». Il s'agissait très concrètement de mettre fin à un contentieux bien embarrassant, la Start Up ayant réussi à obtenir de deux cours d'appel l'injonction de lui communiquer des décisions de justice. Dans la précipitation, la ministre de la justice avait alors signé, le 19 décembre 2018, une circulaire autorisant les greffes à refuser la communication, lorsqu'ils estimaient gênantes  ces demandes répétitives. Le Conseil constitutionnel, toujours dans sa décision du 21 mars 2019,  valide cette restriction du champ d'application de la loi Lemaire. Il s'appuie alors sur la "bonne administration de la justice", notion à la remarquable plasticité qui permet au Conseil, dans la même décision, de présenter l'Open Data comme une liberté publique avant de valider un régime juridique d'autorisation, en contradiction évidente avec l'esprit de la loi.

La décision rendue par la cour d'appel le 7 mai 2025 s'appuie sur la partie réglementaire du code de l'organisation judiciaire, et plus précisément sur l'article R 123-5 qui énonce que "le directeur du greffe est chargé de tenir les documents et les différents registres prévus par les textes en vigueur et celui des délibérations de la juridiction".  Il est donc compétent pour assurer "la délivrance des reproductions de toute pièce conservée dans les services de la juridiction". Sur ce point, la décision de la cour d'appel se situe dans la droite ligne de la circulaire du 19 décembre 2018. Un simple règlement sur la compétence du directeur du greffe permet ainsi, in fine, d'écarter une liberté garantie à tous et consacrée par la loi pour revenir à une d'accès aux décisions de justice exercée par quelques uns, plaideurs ou avocats. 

L'analyse a quelque chose de surprenant. D'une part, il apparaît étrange qu'un acte réglementaire aille directement à l'encontre d'une liberté consacrée par la loi. D'autre part, le droit d'accès comme le droit de réutilisation des données se trouvent subordonnés à l'exercice du pouvoir discrétionnaire exercé par le greffe. Celui-ci peut accepter la demande, ou la refuser s'il considère que la bonne administration de la justice le justifie. Autant dire que l'Open Data des décisions de justice n'est plus un droit des citoyens, mais une faveur octroyée au cas par cas. Les critères sont, sur ce point, d'une opacité remarquable. A partir de combien de décisions une demande est-elle abusive ? A partir de quelle fréquence les demandes deviennent-elles répétitives ? Si l'on considère la grande misère en personnel et en matériel informatique des services du greffe, la tentation d'une lecture très restrictive ne peut être écartée.


Le droit à la réutilisation


Sur ce point, la jurisprudence judiciaire rejoint la jurisprudence administrative. Dans un arrêt du 5 mai 2021, le Conseil d'État s'était déjà livré à une opération de contorsionnisme juridique très comparable. II était alors appelé à juger d'un refus de suivre un avis du 7 septembre 2017 rendu par la Commission d'accès aux documents administratifs et favorable à la communication et à la réutilisation de ces informations. 

Le juge administratif avait alors exhumé une ancienne jurisprudence  du 27 juillet 1984 Association SOS Défense, reprise dans la décision Bertin du 7 mai 2010. Il affirmait alors, mais c'était bien avant la loi Lemaire, que les pièces juridictionnelles ne sont pas des documents administratifs, et ne sont donc pas communicables au titre des dispositions de la loi du 17 juillet 1978, qui figurent aujourd'hui dans l'article L311-1 du code des relations entre le public et l'administration. Logiquement, le Conseil d'État, comme l'avait fait la CADA, aurait pu écarter ces anciennes dispositions pour faire prévaloir l'Open Data de la loi Lemaire. 

Au contraire, il affirme que les décisions de justice, n'étant pas des documents administratifs, n'entrent pas dans le champ de compétence du code des relations entre l'administration et le public.  Le droit à la réutilisation des données publiques se trouve ainsi vidé de son contenu dans le cas des décisions de justice, alors même que la loi Lemaire ne prévoyait pas une telle restriction. Les propos du rapporteur révèlent parfaitement le raisonnement : "Ce n'est pas parce que les jugements civils comportent des informations publiques en principe réutilisables que ces jugements deviennent des documents communicables (...)". Autrement dit, les requérants ont le droit de réutiliser des informations qui ne peuvent pas leur être communiquées.

A ce stade, le bilan du contentieux Doctrine est bien difficile à effectuer. Il ne saurait être réduit à une simple opposition des éditeurs juridiques traditionnels confrontés à la croissance rapide d'une jeune pousse. Il ne saurait davantage être présenté comme révélant la seule volonté des juridictions suprêmes de conserver le contrôle de la diffusion de "leurs" décisions et de celles des juridictions de leur ordre. Sur ce point, on observe cependant que l'Open Data tarde à se développer. La page du site du Conseil d'État consacrée à l'Open Data des décisions des juridictions administratives suscite presque la compassion. On y découvre un alignement de fichiers Zip "regroupés par juridiction, par année et par mois" que le lecteur est invité à télécharger, sans connaître leur contenu et sans pouvoir faire une recherche par mots-clés. 

Plus généralement, la décision de la cour d'appel de Paris du 7 mai 2025 témoigne d'un repli, d'un retour des secrets de l'État, d'un renvoi dans l'histoire lointaine de ce que Guy Braibant appelait "la troisième génération des droits de l'homme". Les années récentes ont vu un déclin de la transparence administrative, les avis de la CADA étant de moins en moins suivis par les administrations. Des archives ont été ouvertes, puis refermées, ou simplement délocalisées au point que les chercheurs ne peuvent plus y accéder aisément. Le secret des affaires a été renforcé au détriment des lanceurs d'alerte donc le statut est aujourd'hui bien précaire. On pourrait multiplier les exemples de ce retour du secret et de l'opacité. Comme tous les autres éléments de transparence, l'Open Data des décisions de justice est en train de se refermer sans bruit.





jeudi 10 avril 2025

L'immunité parlementaire au secours du droit à l'information.


L'arrêt Green c. Royaume-Uni rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 8 avril 2025 pose une question tout-à-fait inédite. Un parlementaire peut-il utiliser son immunité pour contourner l'injonction d'un tribunal imposant la confidentialité d'une information ? Sans répondre de manière positive, la CEDH laisse aux États le soin de définir eux-mêmes si le droit doit prévoir des mesures de contrôle pour empêcher un parlementaire de divulguer des informations qui font l'objet d'une protection de la vie privée, décidée par un juge. 

 

Un Deal pour imposer le silence

 

Pour éclairer le débat, il convient de revenir aux faits de l'espèce. Le requérant, M. Green, est un ressortissant britannique résidant à Monaco. Président d'une firme multinationale de vente au détail regroupant de grandes enseignes, il a été contacté en 2018, par le Telegraph. Le journaliste lui demande alors de commenter des informations qui l'accusent de s'être livré à des faits de harcèlement sexuel et de brimades à l'égard de certains de ses employés. Mais il apparaît que M. Green avait déjà passé des Deals financiers avec ces employés, qui s'accompagnaient d'accords de confidentialité. De fait, le requérant obtint des juges britanniques des injonctions destinées à protéger ces accords de non-divulgation. Le Telegraph a donc dû publier un article très édulcoré, mentionnant seulement les pratiques "d'un puissant homme d'affaires".

Le lendemain, Lord Hain, prit la parole devant la chambre des Lords et révéla l'identité du "puissant homme d'affaires". Immédiatement, les ordonnances de non-divulgation, devenues sans objet ont été levées, permettant à la presse britannique de relayer abondamment l'information.

M. Green a voulu déposer des recours devant les juges britanniques. Tous ont été rejetés, car aucune règle de droit positif ne prévoit de poursuites contre un parlementaire qui bénéficie d'une immunité dans son expression. C'est précisément ce qu'il considère comme une lacune du droit britannique que le requérant contestant devant la CEDH, estimant qu'elle emporte une grave atteinte au droit au respect de sa vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 


 Membre de la Chambre des Lords lisant la presse

Downton Abbey. Julian Fellowes. 2010

 

Les obligations positives de l'article 8

 

Dans la plupart des contentieux portés devant la CEDH, l'article 8 est invoqué dans le but de protéger un individu contre une ingérence des pouvoirs publics dans sa vie privée. Il fait donc peser sur l'État une obligation négative, dès lors qu'il doit s'abstenir d'une telle ingérence.

Cela ne signifie pas, toutefois, que l'article 8 n'impose pas, parfois, des obligations positives qui peuvent aller jusqu'à adopter des mesures contraignantes visant à imposer le respect de la vie privée dans les relations entre les individus. Dès l'affaire X. et Y. c. Pays-Bas du 26 mars 1985, la Cour sanctionne ainsi l'absence de normes juridiques visant à protéger les personnes handicapées. En l'espèce, le droit ne prévoyait pas qu'un père puisse signer une plainte pour viol, au nom de sa fille de seize ans, lourdement handicapée mentalement. Cette jurisprudence trouve un écho dans le domaine du droit à l'image. La décision Söderman c. Suède du 12 novembre 2013 sanctionne le droit suédois qui n'offrait aucun recours à une requérante, victime d'une prise d'images en secret réalisée par son beau-père. En l'absence de toute règle juridique sur cette pratique, la requérante n'était pas en mesure de faire respecter sont droit à l'intégrité personnelle.

Certes, mais dans l'affaire Green, la CEDH reconnaît que la marge d'appréciation laissée à l'État est plus étendue dans le cas de ses obligations positives. Dans l'arrêt Mosley c. Royaume-Uni du 10 mai 2011, elle affirme déjà que "du fait de leur contact direct et permanent avec les forces vives de leur pays", les autorités nationales sont, en principe, mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la meilleure manière d’assurer le respect de la vie privée dans l’ordre juridique interne. C'est d'autant plus vrai en l'espèce qu'il n'existe aucun consensus des États membres du Conseil de l'Europe sur ce point. La plupart ont en effet une législation très protectrice de l'autonomie des assemblées parlementaires. C'est le cas en France, où les déclarations faites par les parlementaires dans l'hémicycle peuvent certes susciter une sanction interne du parlement lui-même, mais ne peuvent donner lieu à un recours contentieux.

La situation est identique au Royaume-Uni. S'il existe bien un Commissionner for Standards à la Chambre des Lords, sensiblement équivalent à un déontologue, il n'a aucunement compétence pour sanctionner ce type de propos. La Cour en déduit que ce contrôle relève, s'il le souhaite, de l'État défendeur et de son parlement en particulier. Elle conclut qu'en l'espèce, il n'y a pas eu violation de l'article 8.

 

Lord Hain, au secours du droit à l'information

 

La décision de la CEDH est sage, car juger autrement l'aurait conduite à une ingérence dans l'autonomie des parlements qui, de toute évidence, n'entre pas dans ses compétences. En l'espèce, même si la liberté d'expression n'est pas directement mentionnée dans l'arrêt, c'est tout de même elle qui est privilégiée. Lord Hain n'a finalement fait qu'apporter une assistance à la presse pour faire prévaloir le droit à l'information sur un droit au respect de la vie privée qui n'avait pas d'autre objet que d'enterrer une affaire qui aurait dû se terminer devant les tribunaux, si M. Green n'avait pas été suffisamment riche pour rémunérer la discrétion de ses victimes. Nous sommes au coeur du débat d'intérêt général que Lord Hain n'a fait que susciter.


Le droit à l'information : Chapitre 9, section 2  du manuel de libertés publiques sur internet  

 


 

jeudi 6 mars 2025

CEDH : Le droit d'accès des journalistes aux décisions de justice.


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme, dans un arrêt du 4 mars 2025 Girginova c. Bulgarie, que refuser à une journaliste l'accès à une décision de justice porte atteinte à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


Des pratiques illicites non sanctionnées


A l'origine de cette décision se trouve un scandale découvert en 2013 en Bulgarie, à la suite d'une plainte anonyme. Sous le gouvernement antérieur, en place de 2009 à 2013, une cellule clandestine du ministère de l'intérieur avait soumis à une surveillance secrète de nombreuses personnalités politiques, juges et hommes d'affaires. Selon le procureur général, 875 lignes téléphoniques avaient été écoutées. L'ancien ministre de l'Intérieur a été mis en examen ainsi que trois hauts responsables du ministère, tous accusés d'avoir utilisé les outils de surveillance de manière illégale, infractions relevant, en Bulgarie, du droit militaire.

Mais en 2014, le Parlement a modifié le code pénal, considérant que les agents publics du ministère de l'Intérieur ne pouvaient être tenus responsables des infractions de droit militaire que si elles étaient commises en temps de guerre ou en lien avec des combats armés. Ces dispositions étant considérées comme rétroactives dès lors qu'elles sont favorables aux accusés, ces derniers ont purement et simplement été acquittés par le tribunal de Sofia. Les motifs du jugement n'ont pas été publiés et le procureur n'a pas fait appel.



Femme lisant le journal. Louis Valtat. 1928


Le droit d'accès des journalistes : un cadre juridique défini par la CEDH


Mais une journaliste, la requérante, demande en vain les motifs du jugement, et donc le jugement lui-même. On lui répond qu'il est couvert par le secret de la défense nationale, et ses recours se heurtent à une série de rejets successifs, jusqu'à la Cour suprême bulgare. Madame Girginova se tourne donc vers la CEDH, en invoquant le droit à l'information dont la presse est titulaire.

L'article 10 de la Convention, comme d'ailleurs la plupart des législations internes gouvernant le droit de la presse ne confère cependant pas expressément un droit d’accès aux informations détenues par les autorités publiques ni n’impose à celles-ci de les divulguer. Ce droit peut toutefois naître si la divulgation de l'information est ordonnée par un tribunal, par exemple pour assurer les droits de la défense, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Mais cet accès peut aussi se révéler essentiel à la liberté d'expression du requérant. C'est évidemment cette seconde hypothèse qui est posée dans l'affaire Girginova. L'arrêt de Grande Chambre Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie du 8 novembre 2016 définit les critères permettant de définir ce caractère essentiel de l'accès à l'information.


Les critères de communication


Le premier critère réside dans la finalité de la demande. En l'espèce, la requérante n'a jamais caché qu'elle était journaliste et que sa demande d'information était liée à ses fonctions professionnelles. La CEDH qualifie cette démarche de "finalité journalistique légitime", dès lors que Madame Girginova a pour projet de faire connaitre la réalité du système judiciaire bulgare, démarche sans doute de salubrité publique. La CEDH ajoute d'ailleurs, conformément à sa jurisprudence Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril 1995 que la presse a un rôle de "chien de garde", notamment dans l'information de l'opinion sur l'exercice du pouvoir judiciaire. De fait, l'information sur les procédures pénales doit être disponible et facilement accessible pour les journalistes. Ce principe est régulièrement réaffirmé par la Cour, en particulier dans l'arrêt July et SARL Libération c. France du 14 février 2008.

La nature de l'information recherchée constitue le deuxième critère défini par la Cour. En l'espèce, il s'agit de connaître les motifs de l'acquittement d'un ancien ministre de l'Intérieur, qui a laissé se développer dans son ministère une cellule d'écoutes clandestines. La CEDH fait observer que ce motif est d'un "intérêt public considérable", intérêt encore accru par le fait que les autorités judiciaires ont décidé de ne pas faire appel de l'acquittement de l'intéressé. En l'espèce, l'information demandée était "prête et disponible", et les autorités bulgares ne pouvaient donc invoquer la moindre difficulté concrète dans la communication du jugement et de ses motifs.


Procès équitable et débat d'intérêt général


Au-delà du cas d'espèce, la Cour. fait observer que la communication des motifs d'une décision de justice, particulièrement en matière pénale, est indispensable à la transparence de la justice, à la lutte contre ses dysfonctionnements, et à la confiance qu'elle doit susciter. Dans son arrêt Fazliyski c. Bulgarie du 16 avril 2013, la Cour affirme d'ailleurs que la publicité des décisions de justice constitue un élément du procès équitable. En même temps, dans une jurisprudence constante, et notamment dans l'arrêt Morice c. France de 2015, la Cour affirme que les questions relatives au fonctionnement du système judiciaire relèvent, en soi, d'un débat d'intérêt général.

De tous ces éléments, la Cour déduit que le refus de communication des motifs d'une décision de justice doit être considéré comme emportant une ingérence dans la liberté de l'information, et donc une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Très concrètement, la décision de la juridiction européenne ne présente plus vraiment d'intérêt pour Madame Girginova, car la cour suprême a finalement ordonné la publication du jugement en juillet 2017, et la décision a aussitôt été mise en ligne. Il était temps, car l'image du système juridique bulgare était fortement écornée. Un ministre de l'Intérieur qui met en place une cellule d'espionnage illicite, un parlement qui vote une loi rétroactive pour ne pas le condamner, des juges du siège qui acquittent sans se poser de questions et un procureur qui ne fait pas appel. Le tout dans un pays membre à la fois du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne.


La liberté de presse  : Chapitre 9, section 2 § 2  du manuel de libertés publiques sur internet


mardi 31 décembre 2024

Les Invités de LLC. Voltaire. "Femmes, soyez soumises à vos maris"

Pour la fin de l'année, et pour présenter à ses lecteurs ses meilleurs voeux pour l'année 2025, Liberté Libertés Chéries leur offre un petit cadeau, un bijou voltairien peu connu. "Femmes, soyez soumises à vos maris" est un pamphlet, paru en 1766. Il est suffisamment court pour être publié en intégralité. Une belle langue et une pensée libre... 

 

 

Voltaire

Femmes, soyez soumises à vos maris

1766


 

L’abbé de Châteauneuf me contait un jour que Mme la maréchale de Grancey était fort impérieuse ; elle avait d’ailleurs de très-grandes qualités. Sa plus grande fierté consistait à se respecter soi-même, à ne rien faire dont elle pût rougir en secret ; elle ne s’abaissa jamais à dire un mensonge : elle aimait mieux avouer une vérité dangereuse que d’user d’une dissimulation utile ; elle disait que la dissimulation marque toujours de la timidité. Mille actions généreuses signalèrent sa vie ; mais quand on l’en louait, elle se croyait méprisée ; elle disait : « Vous pensez donc que ces actions m’ont coûté des efforts ? » Ses amants l’adoraient, ses amis la chérissaient, et son mari la respectait.

Elle passa quarante années dans cette dissipation, et dans ce cercle d’amusements qui occupent sérieusement les femmes ; n’ayant jamais rien lu que les lettres qu’on lui écrivait, n’ayant jamais mis dans sa tête que les nouvelles du jour, les ridicules de son prochain, et les intérêts de son cœur. Enfin, quand elle se vit à cet âge où l’on dit que les belles femmes qui ont de l’esprit passent d’un trône à l’autre, elle voulut lire. Elle commença par les tragédies de Racine, et fut étonnée de sentir en les lisant encore plus de plaisir qu’elle n’en avait éprouvé à la représentation : le bon goût qui se déployait en elle lui faisait discerner que cet homme ne disait jamais que des choses vraies et intéressantes, qu’elles étaient toutes à leur place ; qu’il était simple et noble, sans déclamation, sans rien de forcé, sans courir après l’esprit ; que ses intrigues, ainsi que ses pensées, étaient toutes fondées sur la nature : elle retrouvait dans cette lecture l’histoire de ses sentiments, et le tableau de sa vie.

On lui fit lire Montaigne : elle fut charmée d’un homme qui faisait conversation avec elle, et qui doutait de tout. On lui donna ensuite les grands hommes de Plutarque : elle demanda pourquoi il n’avait pas écrit l’histoire des grandes femmes.

L’abbé de Châteauneuf la rencontra un jour toute rouge de colère. « Qu’avez-vous donc, madame ? » lui dit-il.

— J’ai ouvert par hasard, répondit-elle, un livre qui traînait dans mon cabinet ; c’est, je crois, quelque recueil de lettres ; j’y ai vu ces paroles : Femmes, soyez soumises à vos maris ; j’ai jeté le livre.

— Comment, madame ! Savez-vous bien que ce sont les Épîtres de saint Paul ?

— Il ne m’importe de qui elles sont ; l’auteur est très-impoli. Jamais Monsieur le maréchal ne m’a écrit dans ce style ; je suis persuadée que votre saint Paul était un homme très-difficile à vivre. Était-il marié ?

— Oui, madame.

— Il fallait que sa femme fût une bien bonne créature : si j’avais été la femme d’un pareil homme, je lui aurais fait voir du pays. Soyez soumises à vos maris ! Encore s’il s’était contenté de dire : Soyez douces, complaisantes, attentives, économes, je dirais : Voilà un homme qui sait vivre ; et pourquoi soumises, s’il vous plaît ? Quand j’épousai M. de Grancey, nous nous promîmes d’être fidèles : je n’ai pas trop gardé ma parole, ni lui la sienne ; mais ni lui ni moi ne promîmes d’obéir. Sommes-nous donc des esclaves ? N’est-ce pas assez qu’un homme, après m’avoir épousée, ait le droit de me donner une maladie de neuf mois, qui quelquefois est mortelle ? N’est-ce pas assez que je mette au jour avec de très-grandes douleurs un enfant qui pourra me plaider quand il sera majeur ? Ne suffit-il pas que je sois sujette tous les mois à des incommodités très-désagréables pour une femme de qualité, et que, pour comble, la suppression d’une de ces douze maladies par an soit capable de me donner la mort sans qu’on vienne me dire encore : Obéissez ?

« Certainement la nature ne l’a pas dit ; elle nous a fait des organes différents de ceux des hommes ; mais en nous rendant nécessaires les uns aux autres, elle n’a pas prétendu que l’union formât un esclavage. Je me souviens bien que Molière a dit :


Du côté de la barbe est la toute-puissance.


Mais voilà une plaisante raison pour que j’aie un maître ! Quoi ! Parce qu’un homme a le menton couvert d’un vilain poil rude, qu’il est obligé de tondre de fort près, et que mon menton est né rasé, il faudra que je lui obéisse très-humblement ? Je sais bien qu’en général les hommes ont les muscles plus forts que les nôtres, et qu’ils peuvent donner un coup de poing mieux appliqué : j’ai peur que ce ne soit là l’origine de leur supériorité.

« Ils prétendent avoir aussi la tête mieux organisée, et, en conséquence, ils se vantent d’être plus capables de gouverner ; mais je leur montrerai des reines qui valent bien des rois. On me parlait ces jours passés d’une princesse allemande qui se lève à cinq heures du matin pour travailler à rendre ses sujets heureux, qui dirige toutes les affaires, répond à toutes les lettres, encourage tous les arts, et qui répand autant de bienfaits qu’elle a de lumières. Son courage égale ses connaissances ; aussi n’a-t-elle pas été élevée dans un couvent par des imbéciles qui nous apprennent ce qu’il faut ignorer, et qui nous laissent ignorer ce qu’il faut apprendre. Pour moi, si j’avais un État à gouverner, je me sens capable d’oser suivre ce modèle. »

L’abbé de Châteauneuf, qui était fort poli, n’eut garde de contredire madame la maréchale.

« À propos, dit-elle, est-il vrai que Mahomet avait pour nous tant de mépris qu’il prétendait que nous n’étions pas dignes d’entrer en paradis, et que nous ne serions admises qu’à l’entrée ?

— En ce cas, dit l’abbé, les hommes se tiendront toujours à la porte ; mais consolez-vous, il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce qu’on dit ici de la religion mahométane. Nos moines ignorants et méchants nous ont bien trompés, comme le dit mon frère, qui a été douze ans ambassadeur à la Porte.

— Quoi ! il n’est pas vrai, monsieur, que Mahomet ait inventé la pluralité des femmes pour mieux s’attacher les hommes ? Il n’est pas vrai que nous soyons esclaves en Turquie, et qu’il nous soit défendu de prier Dieu dans une mosquée ?

— Pas un mot de tout cela, madame ; Mahomet, loin d’avoir imaginé la polygamie, l’a réprimée et restreinte. Le sage Salomon possédait sept cents épouses. Mahomet a réduit ce nombre à quatre seulement. Mesdames iront en paradis tout comme messieurs, et sans doute on y fera l’amour, mais d’une autre manière qu’on ne le fait ici : car vous sentez bien que nous ne connaissons l’amour dans ce monde que très-imparfaitement.

— Hélas ! vous avez raison, dit la maréchale : l’homme est bien peu de chose. Mais, dites-moi ; votre Mahomet a-t-il ordonné que les femmes fussent soumises à leurs maris ?

— Non, madame, cela ne se trouve point dans l’Alcoran.

— Pourquoi donc sont-elles esclaves en Turquie ?

— Elles ne sont point esclaves, elles ont leurs biens, elles peuvent tester, elles peuvent demander un divorce dans l’occasion ; elles vont à la mosquée à leurs heures, et à leurs rendez-vous à d’autres heures : on les voit dans les rues avec leurs voiles sur le nez, comme vous aviez votre masque il y a quelques années. Il est vrai qu’elles ne paraissent ni à l’Opéra ni à la comédie ; mais c’est parce qu’il n’y en a point. Doutez-vous que si jamais dans Constantinople, qui est la patrie d’Orphée, il y avait un Opéra, les dames turques ne remplissent les premières loges ?

Femmes, soyez soumises à vos maris ! disait toujours la maréchale entre ses dents. Ce Paul était bien brutal.

— Il était un peu dur, repartit l’abbé, et il aimait fort à être le maître : il traita du haut en bas saint Pierre, qui était un assez bonhomme. D’ailleurs, il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce qu’il dit. On lui reproche d’avoir eu beaucoup de penchant pour le jansénisme.

— Je me doutais bien que c’était un hérétique, dit la maréchale ; et elle se remit à sa toilette.


 

mercredi 28 février 2024

Le droit à l'image des enfants.


La loi du 19 février 2024 vise à garantir le droit à l'image des enfants. Ce texte est issu d'une proposition de loi déposée par les députés Bruno Studer, Aurore Bergé et Éric Poulliat, tous trois membres du groupe Renaissance. Cette initiative parlementaire est donc probablement le produit d'une volonté de l'Exécutif, même si l'idée était dans l'air. Ce texte est une préconisation du rapport sur le respect de la vie privée des enfants rédigé par la Défenseure des droits et la Défenseur des Enfants et publié en novembre 2022. 

La nécessité d'une protection du droit à l'image des enfants n'est pas contestable. Une enquête  britannique, citée par Vie Publique, montre qu'un enfant de treize ans a déjà, en moyenne, 1300 photos de lui publiées en ligne. Cette diffusion est généralement réalisée sur les réseaux sociaux par lui-même, ses parents ou ses proches.

La loi du 19 février 2024 cible toutefois une pratique qui dépasse la seule question du droit à l'image pour toucher à l'instrumentalisation de l'enfant à des fins purement mercantiles. Des parents "influenceurs" publient des vidéos mettant en scène leurs enfants, le plus souvent dans le but de faire la promotion de divers produits. Les anglo-saxons appellent cela le Sharenting (contraction de sharing et de parenting). Pour des Français moins enclins aux néologismes, il s'agit surtout de l'exploitation de l'image de leurs enfants par ceux-là même qui ont la responsabilité de protéger leur vie privée.

Si l'intention du législateur est louable, on peut tout de même poser quelques questions portant cette fois sur le contenu de ce texte. Celui-ci en effet ne modifie pas le droit positif et son unique intérêt, même s'il n'est pas nécessairement négligeable, est de rappeler aux parents leur devoir de protection.

 


 The Bandwagon. Vicente Minelli. 1953

Fred Astaire, Nanette Fabray, Jack Buchanan

 

La protection existante

 

Le droit à l'image de l'enfant est déjà protégé par le droit commun. Comme pour les adultes, l'action civile repose sur l'article 9 du code civil qui protège le droit au respect de la vie privée. Quant à la responsabilité pénale, elle trouve son fondement juridique dans l’article 226-1 du Code pénal qui sanctionne « le fait de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui (…) en fixant, enregistrant (…) sans le consentement de celle-ci l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ». Malgré ces fondements distincts, les principes gouvernant la protection du droit à l’image sont communs aux deux types de réparation. 

Dans tous les cas, les enfants font l'objet d'une attention particulière des juges. D'une manière générale, ils considèrent que leur image a vocation à demeurer dans le cercle familial. C'est le cas lorsque l'enfant acquiert une notoriété passagère, liée à un fait divers, par exemple lorsqu'il est victime d'un enlèvement lors d'un divorce particulièrement difficile. Dans ce cas, la CEDH juge que la publication de sa photo dans la presse porte atteinte à sa vie privée, principe issu de l'arrêt du 17 janvier 2012 Kurier Zeitungsverlag une Dreckerei GmbH (II) c. Autriche. Dans ce cas, l'atteinte à l'image est d'autant plus évidente que ni l'enfant ni ses parents ne sont des personnages publics. 

La jurisprudence s'est montrée plus compréhensive lorsque l'enfant a des parents célèbres.  Dans une décision du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipachi associés c. France, la CEDH a considère que la photo du Prince Albert de Monaco tenant dans ses bras son "enfant secret" dépassait le cadre de la vie privée de la famille régnant sur le Rocher. Il relevait du débat d'intérêt général, dans la mesure où Monaco est une monarchie héréditaire. Cette tolérance s'accompagne toutefois d'une exigence de floutage du visage de l'enfant. Quoi qu'il en soit, dans l'affaire monégasque, la photo avait été divulguée avec le consentement de la mère, et précisément la protection du droit à l'image de l'enfant se heurte souvent à l'autorité parentale. 

 

L'obstacle de l'autorité parentale 

 

Ceux qui violent allègrement le droit à l'image de l'enfant sont, le plus souvent, ses propres parents qui, par hypothèse, exercent l'autorité parentale. La question du consentement à la diffusion de l'image de l'enfant disparaît, puisque ce sont ses parents qui expriment le consentement au nom de leur enfant mineur. Le droit à l'image de l'enfant est ainsi bien souvent violé par ceux-là même qui ont pour mission de le protéger.

Le législateur a déjà été confronté à cet obstacle et la loi du 19 octobre 2020 vise à encadrer l'exploitation commerciale de l'image des mineurs de moins de seize ans sur les plateformes en ligne. Il s'agissait déjà de lutter contre la pratique de parents influenceurs qui exhibent leurs enfants sur les réseaux sociaux. Dans ce cas, la loi de 2020 ouvre aux enfants un droit à l'oubli numérique qu'ils peuvent exercer seuls. De même, la loi impose aux parents de demander un agrément auprès de l'administration, dans les conditions restrictives qui régissent le travail des enfants.

La loi du 19 février 2024 se révèle très en-deçà de celle de 2020 au regard de la protection des enfants. Son article 2 se borne à proposer une rédaction nouvelle de l'article 372-1 du code civil : "Les parents protègent en commun le droit à l'image de leur enfant mineur, dans le respect du droit à la vie privée mentionné à l'article 9 (...) Ils « associent l'enfant à l'exercice de son droit à l'image, selon son âge et son degré de maturité". L'autorité parentale est donc réaffirmée, et les parents restent les seuls juges de la maturité de l'enfant. Tout au plus, leur rappelle-t-on qu'ils doivent respecter sa vie privé.

C'est évidemment le droit commun et on rappellera notamment que, même en cas d'alerte enlèvement décidée par le procureur de la République, le consentement des parents à la diffusion de l'image de l'enfant est sollicitée, "dans la mesure du possible".

 

Le juge des affaires familiales

 

Quant aux divergences familiales sur la diffusion de l'image de l'enfant, par exemple dans un couple divorcé, elles sont réglées par le juge aux affaires familiales dans les conditions du droit commun. Il n'était même pas nécessaire de rappeler ce principe dans la loi, puisque le juge aux affaires familiales est précisément compétent pour arbitrer ce type de différend. Il peut ainsi interdire la diffusion des images de l'enfant, à la condition toutefois qu'il soit saisi. Or, évidemment, il n'est jamais saisi qu'en cas de divorce ou de dissension entre les parents. Mais dans la plupart des cas, les parents influenceurs sont parfaitement d'accord pour exploiter sans vergogne l'image de l'enfant.

La question qui se pose est alors celle du caractère normatif de la loi du 19 février 2024. On peut la considérer comme un simple rappel fait aux parents de leurs obligations et des procédures de droit commun en matière de conflit familial. On observe ainsi que rien n'est mentionné sur la diffusion des images d'un enfant par l'entourage familial ou amical. Les parents sont-ils réellement en mesure de s'opposer aux grands-parents-gâteaux qui diffusent des centaines de clichés de leurs charmants petits-enfants sur Facebook ? Il est évident qu'ils préféreront le plus souvent laisser faire, c'est à dire donner un consentement implicite à la captation et à la diffusion de l'image. Le risque est alors que l'enfant qui n'a jamais consenti à rien, devenu adulte, découvre des images de lui qu'il n'a pas envie de voir subsister sur les réseaux sociaux. Il devra, de sa propre initiative, en demander l'effacement.

Quant à l'exploitation commerciale des enfants par des parents influenceurs, la question n'est pas davantage réglée. Certes, la loi de 2020 prévoyait un statut identique aux enfants du spectacle, une partie de leurs gains étant versée à la Caisse des dépôts, jusqu'à ce qu'ils puissent en jouir à leur majorité. Cette procédure est certainement excellente mais on imagine mal son application effective, alors que le plupart des influenceurs, du moins ceux qui exploitent le plus l'image de leurs enfants pour vendre des biens de consommation, exercent leur activité à Dubaï et ignorent l'existence même de la Caisse des Dépôts.

 

Le droit à l'image : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 4



samedi 2 décembre 2023

CJR : Nul n'est censé ignorer la loi, sauf le Garde des Sceaux.


La Cour de justice de la République (CJR) a rendu publique sa décision le 29 novembre 2023. Eric Dupond-Moretti, poursuivi pour prise illégale d'intérêts, est relaxé. La décision a, bien entendu, suscité d'abondants commentaires, mais ils se surtout focalisés sur les aspects politiques de l'affaire, tant il est vrai que la CJR ne ressemble guère à une juridiction indépendante et impartiale. L'idée générale est que les poursuites contre les magistrats initiés par Eric Dupond-Moretti n'ont pas abouti, celles contre le ministre n'ont pas davantage conduit à une condamnation. Tout le monde sort indemne, et, comme l'a affirmé précisément le Garde des Sceaux, "la page est tournée".... à moins, bien entendu, que le procureur décide de déposer un pourvoi en cassation. Les aspects juridiques de la décision ont été moins évoqués, comme s'ils étaient dépourvus d'intérêt. 

 

La CJR, un nouvel "Acquitator" 


La CJR peut être aisément comparée à une sorte de machine à laver. Depuis sa création en 1993, dans le contexte de l'affaire du sang contaminé, elle n'a envoyé personne en prison. Même lorsque les faits sont avérés, elle fait un large usage du sursis ou de la dispense de peine. Ainsi en 2004, Michel Gillibert a-t-il été condamné à une peine d'emprisonnement de trois années avec sursis et à une amende de 20 000 €  pour avoir détourné des fonds publics. En 2010, Charles Pasqua a également été condamné à un an de prison avec sursis pour complicité et recel d'abus de biens sociaux dans l'affaire de la SOFREMI. 

Quant à Christine Lagarde, elle était poursuivie pour détournement de fonds publics résultant de sa négligence et commis par un tiers, infraction prévue par l'article 432-16  du code pénal et punie d'un an d'emprisonnement et 15 000 € d'amende. Elle était en effet accusée d'avoir été particulièrement généreuse avec l'argent public, en suscitant un arbitrage qui avait accordé plus de 403 millions à Bernard Tapie, pour solder son litige avec le Crédit Lyonnais sur la revente d'Adidas. On se souvient que l'arbitrage a été annulé, notamment en raison de la proximité de Bernard Tapie avec l'un des arbitres. La CJR a finalement considéré que Christine Lagarde avait certes fait preuve d'une négligence coupable, mais elle a prononcé une dispense de peine. 

Cette mansuétude à l'égard des politiques s'explique essentiellement par le fait que la CJR est une juridiction de l'entre-soi. L'article 68-1 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle de 1993, énonce que "les membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis". Les ministres sont donc poursuivis devant la CJR pour les infractions commises durant leurs fonctions. Le plus souvent, ils ont quitté leurs fonctions au moment de l'audience, mais ce ne fut pas le cas d'Éric Dupond-Moretti, toujours ministre au moment de son procès.

Sa composition a été conçue dans le but de limiter le rôle des magistrats professionnels. La formation de jugement est composée de quinze juges, six députés, six sénateurs et seulement trois magistrats de la Cour de cassation, dont le président. Il est vrai que les parlementaires prêtent serment devant leur assemblée d'origine de "se conduire en tout comme dignes et loyaux magistrats" (art. 2 de la loi organique), mais rien n'interdit à un magistrat "digne et loyal"de se montrer particulièrement enclin à pardonner les faiblesses d'une personnalité politique.

Personne n'imaginait donc que le Garde des Sceaux pourrait se retrouver en prison. En revanche, le dossier montrait que le conflit d'intérêts était patent, et les débats l'avaient largement confirmé. On envisageait donc une peine, évidemment modeste et évidemment avec sursis, ou une reconnaissance de culpabilité, accompagnée d'une dispense de peine. Devant la CJR, les espoirs de l'accusation doivent demeurer modestes. Mais c'était encore sous-évaluer la connivence d'une juridiction purement politique.

La CJR a choisi d'inverser les rôles et de jouer celui d'Acquitator en relaxant le ministre. Le problème est que le résultat est obtenu au prix d'une interprétation de l'élément intentionnel de l'infraction qui, si elle était généralisée, empêcherait pratiquement toute condamnation pour manquement à la probité.

 


 Le ministre devant la Cour de justice de la République

Publicité Laden automatique. Savignac. 1965


L'élément matériel

 

L'article 432-12 du code pénal punit de cinq ans d'emprisonnement et 500 000 € d'amende "le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement (...)". 

Le jugement de la CJR est accablant sur l'élément matériel de l'infraction. Il se définit très simplement comme la prise par le ministre, dans l'opération dont il a le contrôle, d'un intérêt de nature à compromettre sont impartialité, son indépendance ou son objectivité. La Cour de cassation a toujours admis une définition large, admettant notamment, dans un arrêt du 5 avril 2018, qu'un intérêt non patrimonial peut suffire à caractériser l'infraction. Le simple fait, pour un ministre, d'engager des poursuites disciplinaires contre des magistrats qui ont poursuivi ses clients, à l'époque où il était avocat, constitue donc un intérêt non patrimonial, en d'autres termes la simple poursuite d'une vengeance personnelle. Il n'est donc pas nécessaire que le ministre ait tiré un quelconque profit de son action.

L'arrêt énumère une certain nombre de preuves. Dans l'affaire Levrault, le dossier fait état d'une véritable vindicte de l'avocat Dupond-Moretti à l'égard du magistrat en fonctions à Monaco. Le 12 juin 2020, il déclarait ainsi, dans une interview à Monaco-Matin que "l'honneur d'un de ses clients avait été livré aux chiens", accusant le magistrat de se comporter "comme un cow-boy". Il incitait son client à porter plainte contre le juge d'instruction pour violation du secret de l'instruction. Nommé Garde des Sceaux trois semaines plus tard, le 6 juillet, c'est sa directrice de cabinet, Mme Malbec, aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel qui, le 31 juillet saisit l'Inspection générale de la justice d'une demande d'enquête visant le magistrat. De cette situation, la CJR tire la conclusion que le Garde des sceaux, ordonnant cette enquête, "se trouvait placé dans une situation de conflits d'intérêts puisque, antérieurement, et en sa qualité d'avocat, il avait publiquement critiqué ce magistrat par voie de presse (...)". 

L'analyse est reprise de manière identique à propos des magistrats du PNF. En juin 2020, Eric Dupond-Moretti, avocat, fulminait dans Le Point, invoquant une "intolérable atteinte à sa vie privée", car le PNF avait ouvert une enquête connexe pour identifier la personne ayant informé Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog que la ligne téléphonique ouverte sous le nom de Paul Bismuth faisait l'objet d'une surveillance. Celle-ci était d'ailleurs limitée à la communication des fadettes, les conversations n'ayant jamais été écoutées. Quoi qu'il en soit, l'avocat portait plainte, et Mme Belloubet diligentait une enquête de l'Inspection générale de la justice, enquête qui a conclu, le 15 septembre 2020 à l'absence de faute professionnelle de quiconque. Mais trois jours après, le ministre qui avait dû retirer sa plainte en entrant en fonctions, ordonnait une seconde inspection, dirigée cette fois clairement contre les magistrats du PNF, dans une perspective ouvertement pré-disciplinaire. Là encore, la CJR tire une conclusion identique en précisant que le Garde des sceaux "se trouvait dans une situation objective de conflit d'intérêts".

En tout état de cause, il était pratiquement impossible de ne pas reconnaître que l'élément matériel de l'infraction était constitué. D'une part, le simple rappel des faits suffit à démontrer le conflit d'intérêts, dont on rappellera qu'il peut être constitué par l'usage de compétences légales à des fins personnelles. 

D'autre part, l'existence même du décret du 23 octobre 2020 suffit à prouver le conflit d'intérêts. Il modifie l'étendue des compétences du ministres de la justice, en précisant qu'il ne connait pas des actions judiciaires dirigées contre lui en sa qualité d'avocat et qu'il ne peut recevoir de remontées d'informations des procureurs dans les affaires qu'il a eu à connaître à cette époque. Il ajoute même qu'il ne peut plus connaître "des actes de toute nature (...) relatifs à la mise en cause du comportement d'un magistrat à raison d'affaires impliquant des parties dont il a été l'avocat (...)". Le problème juridique posé par ce décret est que son existence même prouve le conflit d'intérêts puisqu'il a précisément pour objet d'y mettre fin. En outre, ce texte est parfaitement inopérant dans le cas des affaires qui ont suscité le renvoi d'Éric Dupond-Moretti devant la CJR. Toutes les décisions prises à l'encontre des magistrats victimes de sa vindicte sont en effet antérieures au décret, dépourvu de caractère rétroactif. 

L'élément matériel de l'infraction est donc parfaitement démontré, d'autant que le décret du 23 octobre n'est pas juridiquement en mesure de le purger. 

Pour sauver le soldat Dupond-Moretti, il ne restait que l'élément intentionnel de l'infraction.

 

L'élément intentionnel

 

La CJR commence par affirmer que la Cour de cassation a toujours considéré que l'intention coupable, en matière de prise illégale d'intérêts, est caractérisée par le seul fait que l'auteur a accompli sciemment l'acte constituant l'élément matériel du délit. Cette jurisprudence est parfaitement constante et est régulièrement rappelée, par exemple dans un arrêt du 21 novembre 2001.

Toute la décision montre que Eric Dupond-Moretti était parfaitement conscient de ce qu'il faisait. Dans l'affaire Levrault, la CJR note ainsi que Mme Malbec a admis, au moment de l'ouverture de l'enquête, avoir évoqué le fait que le client monégasque de l'avocat Dupond-Moretti était juridiquement domicilié à son cabinet. Si il n'est pas démontré qu'elle ait prononcé le mot "conflit d'intérêts", il ne fait guère de doute que le ministre, lui-même ancien avocat brillant, aurait pu y songer. 

Mais la partie de la décision consacrée à l'absence d'élément intentionnel se borne à reprendre le choeur des subordonnés et proches de M. Dupond-Moretti qui se sont succédé à la barre durant le procès. Les témoignages des magistrats, et notamment des syndicats qui ont tous les éléments prouvant qu'ils avaient mis en garde le ministre contre un éventuel conflit d'intérêts ne sont même pas mentionnés. La CJR ne se donne même pas le peine de répondre sur cette question. Le résultat est un jugement bancal, avec une première partie qui montre l'existence d'un élément intentionnel déjà présent dans l'élément matériel, et une second partie qui évacue l'élément intentionnel avec une motivation pour le moins fantaisiste. Ce défaut de motivation pourrait-il constituer le fondement d'un pourvoi en cassation ?

Quoi qu'il en soit, le ministre ne savait pas qu'il était en situation de conflit d'intérêts, alors même qu'il avait lui-même sollicité un décret transférant ses compétences à la Première ministre, dans le seul but d'éviter un conflit d'intérêts. Le ministre ne savait pas qu'il était en conflit d'intérêts, alors qu'il avait diligenté une seconde enquête contre les magistrats du PNF, après que la première n'ait pas abouti au résultat qu'il espérait. Le ministre ne savait pas, parce que, le pauvre homme, personne le lui avait dit dans son entourage immédiat. Et le ministre est sans doute un si mauvais juriste qu'il s'est borné à suivre les conseils des membres de son cabinet.

De qui se moque-t-on ? Des citoyens très certainement, puisque la justice est rendue au nom du peuple français. La CJR qui était déjà très critiquée ne sort pas grandie de l'affaire. Il serait peut-être temps de supprimer cette juridiction politique, dont la seule fonction est de servir de machine à laver.



mercredi 27 septembre 2023

Les Invités de LLC. Bruno Mathis : L'open data, l'open source et les craintes de la Cour de cassation


Bruno Mathis est chercheur associé au Centre de droit et d'économie de l'ESSEC


L'open data, l'open source 

et les craintes de la Cour de cassation


 

Le 8 octobre 2016 est adoptée la loi pour une République numérique et ses articles prévoyant la mise à disposition du public des décisions de justice. C'est alors une bonne nouvelle pour le chercheur devant qui s'ouvre tout un champ d'investigations possibles, sur l'analyse du contentieux ou le fonctionnement même de la justice. 

Le législateur a choisi de pseudonymiser les décisions de justice, ce que Légifrance faisait déjà pour les arrêts motivés des cours suprêmes et une sélection d’arrêts d’appel. La Cour de cassation lance dès 2016 un projet pour les pseudonymiser elle-même grâce à l’intelligence artificielle, et, après avoir testé un progiciel d’un éditeur privé, décide de développer sa propre solution à base d’apprentissage automatique.

En avril 2020, sinon avant, la Cour décide que sa solution sera en open source. La perspective est également une opportunité pour le chercheur, qui pourrait pseudonymiser automatiquement des décisions qui seraient en sa possession en version intègre, avant d’engager une autre expérimentation. Un exemple est d’extraire des données relatives au parcours du contentieux, de la première saisine jusqu’au dernier recours. Si des arrêts civils d’appel et de cassation sont disponibles en suffisamment grand nombre en open data pour être prêts à l’emploi, l’essentiel des jugements civils de première instance ne sera mis à disposition, au mieux, qu’en 2026. Pseudonymiser des jugements avec le même algorithme ayant pseudonymisé des arrêts permettrait d’éviter un biais dans l’expérimentation. Pourquoi perdre du temps à construire un nouvel outil de pseudonymisation, puisque la Cour a promis de mettre le sien en open source ?

Après avoir fait des pieds et des mains pour l’obtenir, la Cour se voit confier, par un décret de juin 2020, la responsabilité de l’open data des décisions de justice judiciaire. Plus connue comme juridiction suprême, la Cour devient éditeur de logiciel et opérateur technique, non sans risquer le conflit d’intérêts. 

 


 Les chiffres. Joseph Brauner. 1927

 

La demande adressée à la Cour de cassation

 

En octobre 2021, l’auteur de ces lignes demande à la Cour de cassation de lui communiquer, en vertu de l’article L311-1 du Code des relations entre le public et l'administration (CRPA), l’analyse d’impact relative à la protection des données (AIPD) du traitement d’open data des décisions de justice. La Cour envoie alors une AIPD après « occultation des mentions qui ne sont pas communicables en application des articles L. 311-5 et L. 311-6 du même code », c’est-à-dire après l’avoir caviardée aux deux tiers. La partie en clair n’explique même pas clairement que l’outil appelé LABEL sert à corriger manuellement les défauts de pseudonymisation résiduels, après application automatique du modèle d’apprentissage, ni que son développement, comme le recrutement de vingt agents pour l’utiliser, informations publiquement disponibles, ont été décidés au titre de mesure de réduction du risque. Le document précise que « la présente étude d’impact sera mise à jour en fonction des évolutions techniques qui le permettront », et non pas en fonction de l’évolution des risques. Le système n’est pas défini à partir de l’analyse des risques, c’est le contraire. Il n’est pas utile de demander la version intégrale de l’AIPD.

En juillet 2022, une demande est adressée à la Cour de cassation pour obtenir le code source de la pseudonymisation automatique. Elle ne porte pas sur le jeu d’apprentissage lui-même, c’est-à-dire la liste des décisions de justice en version intègre assorties des annotations portées manuellement en vue de leur apprentissage par l’algorithme, mais sur le modèle qui en résulte et le code source qui l’utilise. Pour simplifier, le modèle d’apprentissage remplace par des chiffres tous les mots des décisions apprises ; sans lui, pas de réutilisation possible. La requête fait valoir que le code source est mentionné dans une liste non limitative de documents considérés comme administratifs par l’article L300-2 du CRPA. L’absence de réponse deux mois plus tard conduit alors à la saisine de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). 

 

L'avis de la CADA

 

L’avis, négatif, de la CADA, indique que «  le premier président de la Cour de cassation s’oppose à la communication des documents sollicités au motif qu’il existe un risque que des opérations de rétro-ingénierie […] permettent de reconstituer les données qui ont été occultées ». La Commission estime que ce risque présente « un caractère suffisant de vraisemblance pour être tenu pour acquis », sans fournir de référence à la littérature scientifique à l’appui de cette affirmation.

Relisons l’AIPD « communicable ». Deux titres de paragraphes laissés en clair, sur « la sécurisation des flux inter-applicatifs » et la « sécurisation des accès aux bases de données » suggèrent l’identification implicite d’un risque de dissémination fortuite, ou d’interception, de données personnelles et d’un risque d’intrusion à froid. La partie en clair ne fait pas valoir le risque aujourd’hui allégué de rétro-ingénierie né de la mise à disposition du public de l’outil, encore moins ledit risque né du simple fait de sa communication. Elle ne fournit pas de précisions sur la taille de l’échantillon de décisions de justice ayant fait l’objet d’un apprentissage supervisé, sans doute de quelques dizaines à quelques milliers. Elle ne tente pas de rapprocher la probabilité d’une reconstitution de données personnelles, par rétro-ingénierie du modèle d’apprentissage, appliquée à cet échantillon une seule fois, avec la probabilité de défaut de pseudonymisation appliquée à quelques millions de décisions de justice mises en open data chaque année. L’AIPD ne se demande pas si la rétro-ingénierie est possible sans y déployer des efforts disproportionnés, réservés à des spécialistes en intelligence artificielle, qui feraient perdre à ces données leur caractère personnel au sens du considérant 26 du RGPD. À supposer que ces données personnelles soient reconstituées sans de tels efforts, et sans altération, l’AIPD ne tente pas davantage d’évaluer le risque que cette reconstitution entraîne une atteinte à la vie privée ou aux droits fondamentaux de ces personnes.

Ou alors ce risque serait mentionné dans la partie occultée ? L’article L311-5 du CRPA mentionne des exceptions à la communicabilité au titre de l’intérêt de l’État (secret des délibérations du pouvoir exécutif, secret de la défense nationale, etc…), et le suivant au titre de la vie privée des personnes, du secret des affaires et du secret médical. Cela n’expliquerait pas pourquoi une exception, mentionnée par l’un de ces articles, justifierait de ne pas faire état de ce risque de rétro-ingénierie à ce moment-là, mais n’empêcherait pas d’en faire état aujourd’hui et de l’opposer au demandeur. Le résultat tient en tous cas du paradoxe : pour ouvrir les décisions de justice, il faudrait fermer l’algorithme qui les produit.

L’emploi d’un argument d’autorité et les contradictions de la Cour ont conduit à un recours auprès du tribunal administratif.

Que craint vraiment la Cour de cassation ? Une atteinte aux droits fondamentaux des personnes ou un examen de ce qu’elle fait dans son nouveau rôle d’éditeur de logiciel ?