« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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lundi 10 février 2025

Affaire Doualemn : quand l'Exécutif confond vitesse et précipitation


L'affaire Doualemn agite beaucoup les politiques et les médias. Les juges administratifs sont violemment accusés d'empêcher l'éloignement de cet influenceur qui avait appelé à "tuer" et à "faire souffrir" les opposants au régime algérien. Le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau,  dans un entretien au JDD, déclare que "la règle de droit ne protège plus la société française, mais désarme l'État régalien", Son collègue de la Justice, Gérald Darmanin, n'hésite pas, quant à lui, à affirmer que "si le droit ne permet pas d'expulser des influenceurs qui appellent au meurtre, qui appellent au viol, qui appellent à la haine de la France, oui il faut changer le droit". Ces graves accusations sont relayées par nombre de journaux et par une multitude de messages sur les réseaux sociaux, particulièrement violents à l'égard de la juridiction administrative.

Laquelle ? De quel juge administratif parle-t-on ? Car tout le monde semble ignorer que l'objet de cette vindicte ne réside pas dans une décision contentieuse mais dans deux jugements bien distincts, rendus par deux tribunaux différents. On observe que les juges, sans doute un peu fatigués par les anathèmes jetés contre leurs décisions, ont pris l'excellente décision de les publier sur le site de chacune des juridictions. C'est une excellente initiative, même si la plupart des politiques et des médias n'ont pas pris la peine de les lire.


1er jugement : l'urgence absolue et la jurisprudence constante


Le premier jugement est une ordonnance du 29 janvier 2025 rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris. Il se prononce sur deux actes intervenus le 7 janvier 2025 et signés du ministre de l'Intérieur. On se souvient que, avant toute intervention du juge, les autorités françaises avaient mis l'influenceur dans un avion à destination d'Alger dès le 9 janvier, mais que les autorités algériennes avaient refusé le retour de leur ressortissant, le renvoyant immédiatement à Paris. La procédure contentieuse avait donc suivi son cours, pendant que l'intéressé était placé dans un centre de rétention administrative.

Est d'abord envisagé le retrait du titre de séjour de Doualemn, titre de séjour de dix ans qui avait été renouvelé le 26 décembre 2024. Le juge des référés refuse de suspendre cet acte, validant ainsi le principe de l'éloignement de l'intéressé. En revanche, il suspend la seconde décision du même jour, l'arrêté d'expulsion en urgence absolue, au motif que précisément aucune situation d'urgence ne justifiait de priver l'intéressé des droits de la défense qui s'exercent lors de la procédure d'expulsion ordinaire devant une commission composée de magistrats. Si on résume, le juge des référés valide le retrait du titre de séjour et confirme que l'intéressé peut être expulsé, par la procédure d'expulsion ordinaire.

Sur ce point, le juge des référés applique une jurisprudence constante. Le contrôle des motifs est particulièrement approfondi en matière d'expulsion en urgence absolue, dans le but d'éviter qu'elle soit utilisée pour échapper aux droits de la défense qui caractérisent la procédure de droit commun. De fait, pour motiver le choix de la procédure en urgence absolue, l'expulsion doit reposer sur la « nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou la sécurité publique », ou sur un « comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État ». 

En l'espèce, le juge énonce clairement que les propos tenus par M. Doualemn dans trois vidéos diffusées sur Tik-Tok au profit de ses 138 000 abonnés s'analysent comme une incitation à des violences volontaires sur un opposant politique en Algérie. L'expulsion est donc justifiée aux yeux du juge. En revanche, il estime que les motifs invoqués pour justifier la procédure d'urgence absolue ne sont pas convaincants. Les liens avec d'autres influenceurs radicalisés sont "non établis en l'état de l'instruction", les condamnations pénales de l'intéressé existent certainement, mais la plus récente remonte à 23 ans.  En d'autres termes, le danger que représente l'influenceur est une réalité mais ce danger n'est pas "imminent pour l'ordre public". 

La situation est évidemment bien différente de l'expulsion en urgence absolue de l'imam de Pessac qui avait fait l'apologie du terrorisme en déclarant sur Facebook son soutien aux attaques commises le 7 octobre 2023 à Gaza. Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 27 septembre 2024, avait alors justifié l'expulsion, en affirmant que les propos de l'imam "portaient atteinte aux intérêts fondamentaux de l'État".

 


 L'hiver en Algérie. Édouard Herzig. 1910

 

Le second jugement : une erreur de droit

 

Le second jugement, cette fois au fond, a été prononcé le 6 février 2025 par le tribunal administratif de Melun. Cette fois, le texte contesté est une obligation de quitter le territoire français (OQTF) prise par un arrêté du préfet de l'Hérault le 30 janvier 2025, et fondée sur le retrait du titre de séjour issu de la décision du 7 janvier 2025. On comprend que le ministre de l'Intérieur, irrité par la décision du 29 janvier 2025, a voulu, dès le lendemain, engager une autre procédure. Cette fois, il ne s'agit plus d'expulsion, mais d'OQTF. Certes, mais précisément, le droit prévoit deux procédures d'éloignement bien distinctes qu'il est impossible de mélanger selon les besoins.

L'étranger résidant régulièrement sur le territoire peut être éloigné selon deux procédures bien distinctes. La première est l'arrêté d'expulsion pris sur le fondement de l'article L 631-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). L'article R 432- 3 de ce même code prévoit, dans ce cas, le retrait automatique du titre de séjour.  La seconde procédure réside dans le retrait du titre de séjour, prévu par l'article R 432-4, mais alors la conséquence est une OQTF et pas une expulsion, procédure prévue par l'article L 611-1. En l'espèce, le ministre fonde une OQTF sur un retrait automatique de titre de séjour intervenu comme conséquence d'un arrêté d'expulsion qui a été suspendu. Et, dans le cas de l'OQTF, le retrait du titre de séjour est un préalable, pris après examen de la situation personnelle de l'intéressé. 

L'erreur de droit est évidente. Par voie de conséquence, la rétention administrative n'a plus de fondement juridique et le préfet se voit contraint de délivrer à Daoulemn une autorisation provisoire de séjour. Cette situation ne lui interdit cependant pas de recommencer une nouvelle procédure d'éloignement, sur un seul fondement cette fois.

Les juges administratifs n'ont donc fait qu'appliquer le droit en vigueur. Certes, il n'est pas interdit au ministre de s'agiter médiatiquement pour demander à le changer et l'on sait que ce type de discours, appuyé sur un dénigrement des juges, trouve généralement un large écho médiatique. Mais au lieu de changer le droit, peut être serait-il préférable de l'appliquer convenablement ? Car finalement, aucune des deux décisions n'est défavorable à l'éloignement de l'influenceur algérien, mais quel journal, quel ministre a mentionné ce fait ?

 

 

L'expulsion des étrangers : Chapitre 5, section 2 § 2  du manuel de libertés publiques sur internet

 


vendredi 30 novembre 2018

La crèche de Wauquiez sauvée par les santons

Le tribunal administratif de Lyon, dans un jugement du 22 novembre 2018, a déclaré légale la crèche de Noël installée, à la fin de l'année 2017, dans l'hôtel de la région Auvergne - Rhône - Alpes, à Lyon. On pourrait ne voir dans cette décision qu'une victoire de Laurent Wauquiez qui avait subi un échec dans un jugement précédent du 6 octobre 2017, rendu à propos de la crèche de l'année précédente, à la fin 2016. On pourrait aussi considérer que ce jugement de novembre 2018 n'est que le plus récent d'une longue série de jugements intervenus sur cette question. Dans un tableau extrêmement instructif, Pierrick Gardien, avocat au barreau de Lyon, recense ainsi une quinzaine de décisions sur les crèches entre novembre 2014 et novembre 2018.

Les arrêts du 9 novembre 2016


La question posée, toujours la même, est de savoir si la crèche est un symbole religieux, au sens où l'entend l'article 28 de la  loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905.  Il interdit en effet "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". 

Le Conseil d'Etat a répondu à la question dans deux arrêts du 9 novembre 2016, l'un sur l'installation d'une crèche dans l'hôtel de ville de Melun, l'autre dans l'hôtel du département de Vendée. Mais il faut reconnaître que sa réponse n'est pas vraiment simple. Elle repose sur un système de présomption différent selon le lieu de l'installation. Lorsque la crèche prend place dans un emplacement public, jardin public ou place publique, elle est présumée licite, sauf si elle révèle des éléments de prosélytisme. On imagine, par exemple, une crèche érigée place de l'église, mentionnant ostensiblement les horaires des messes et invitant les parents à inscrire leurs enfants au catéchisme. En revanche, lorsque la crèche est installée à l'intérieur d'un bâtiment public, mairie ou hôtel de région, elle est présumée illicite. Mais, là encore, la présomption peut être renversée si l'installation présente un caractère "culturel artistique ou festif" et n'exprime, en aucun cas, la reconnaissance d'un culte.

Dans la crèche les santons. Chorale de Legé

Les santons salvateurs


Laurent Wauquiez a mis un peu de temps à comprendre la jurisprudence du Conseil d'Etat, situation surprenante si l'on considère qu'il en est membre. Son échec antérieur d'octobre  2017 s'explique largement par la motivation qu'il avait employée en 2016, au moment de l'installation de la crèche. Il la considérait alors comme un "symbole de nos racines chrétiennes", formule qui, à l'évidence, la rattachait l'iconographie chrétienne, et révélait une démarche bien proche du prosélytisme. L'installation ne s'accompagnait d'ailleurs d'aucun élément culturel, festif ou artistique. Pour la crèche de 2017, Laurent Wauquiez a su tirer les leçons de l'échec précédent. Il s'est inspiré de la pratique du maire de Sorgues qui avait, le premier, appelé à l'aide des santons de Provence dès Noël, et qui avait obtenu que sa crèche soit déclarée légale par le TA de Nîmes, le 16 mars 2018. Reprenant l'idée, Laurent Wauquier a donc pris une décision formelle de création d'une crèche entourée de santons protecteurs, décision accompagnée d'un communiqué sur le site officiel de la région, mentionnant "une exposition vitrine du savoir-faire régional des métiers d'art et de traditions populaires".

Le TA de Lyon statuant le 22 novembre 2018, appliquant toujours la jurisprudence du Conseil d'État, a pu cette fois donner une solution radicalement opposée.  Il a commencé par rappeler qu'une telle installation peut "revêtir une pluralité de significations". Certes, une crèche de Noël fait partie de l'iconographie chrétienne et présente toujours un caractère religieux. Mais elle fait aussi partie des "décorations et illustrations" qui accompagnent traditionnellement les fêtes de fin d'année. Le TA examine alors le contexte dans lequel s'inscrit l'installation. Il évoque " deux grands décors de crèche présentant les métiers d'art et les traditions santonnières régionales dans des scènes pittoresques de la vie quotidienne, réalisés par un ornemaniste et un maître-santonnier drômois". Il en déduit que la crèche a pour finalité de mettre en lumière le talent des artisans de la région, et qu'elle présente donc un caractère culturel, ajoutant d'ailleurs qu'elle s'inscrit dans un usage constant, l'exposition des crèches de Noël étant une tradition ancienne en Auvergne-Rhône-Alpes.


L'art du camouflage



Le jugement du 22 novembre 2018 applique ainsi la jurisprudence du Conseil d'État mais, révèle aussi, au moins dans une certaine mesure, son échec. Les élus disposent désormais d'un mode d'emploi qui leur permet d'installer une crèche de Noël à peu près librement. Laurent Wauquiez a ainsi invité les santons pour la transformer en manifestation culturelle. D'autres inviteront quelques musiciens pour la rendre artistique, d'autres enfin feront venir un marchand de barbe à papa pour assurer le caractère festif. En tout état de cause, l'art le plus pratiqué sera l'art du camouflage, et il le juge n'aura plus pour mission que de sanctionner les élus qui n'ont pas su se montrer suffisamment hypocrites

Hypocrisie du juge ou hypocrisie de la juridiction administrative ? N'était-ce pas finalement le but à atteindre ? En 2016, le Conseil d'État aurait pu prendre une position claire, soit déclarer que la crèche était un symbole religieux au sens de la loi de 1905, soit considérer qu'il s'agissait d'un symbole passif dépourvu de tout prosélytisme, au sens de l'arrêt Lautsi c. Italie rendu en 2011 par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un cas, il l'interdisait, dans l'autre il l'autorisait. Mais en tout cas, il définissait une règle simple. Il n'en a rien fait et a préféré adopter une jurisprudence complexe et difficilement lisible, comme il le fait souvent en matière de laïcité. Mais finalement cette jurisprudence présente l'avantage, ou l'inconvénient, de laisser les élus faire ce qu'ils veulent.

Sur les crèches de Noël : Chapitre 10 section 1 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


vendredi 8 décembre 2017

Les santons de Wauquiez dans l'étable du Lebon

Le 6 octobre 2017, le tribunal administratif de Lyon a jugé illégale la crèche installée dans l'hôtel de région Auvergne-Rhône-Alpes à l'occasion des fêtes de Noël 2016. Après avoir soigneusement lu décision du juge, Laurent Wauquiez, Président de la région, décide en 2017 d'opérer de manière différente. Il organise, dans ce même hôtel de région, une exposition de santons, de toutes tailles et de toutes natures. Les artisans santonniers sont invités à venir exposer leurs oeuvres et à montrer au public leur savoir-faire. Et ce n'est tout de même pas la faute de Laurent Wauquiez si, pour illustrer ce métier d'art,  pour mettre les santons en situation, le décor le plus évident est celui d'une crèche de Noël, ou plutôt de cinq crèches que peuvent admirer les visiteurs. 

Aussitôt, un certain nombre d'élus lyonnais, notamment ceux issus du parti radical de gauche, ont diffusé un communiqué accusant Laurent Wauquiez de "jouer avec le travail des petits santons pour contourner la loi". L'analyse juridique montre que ce n'est pas aussi simple.

Certes, la loi de Séparation du 9 décembre 1905 interdit "à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ni en quelque emplacement public que ce soit". Mais il appartient au juge administratif d'interpréter la loi et de dire si une crèche de Noël peut être qualifiée d'emblème religieux. Laurent Wauquiez ne contourne pas la loi. Il se borne, qu'on soit ou non d'accord avec lui, à exploiter astucieusement l’ambiguïté de la jurisprudence du Conseil d'Etat.

Les arrêts du 9 novembre 2016


Dans son jugement du 6 octobre 2017, le tribunal administratif de Lyon applique en effet docilement la jurisprudence du Conseil d'Etat, concrétisée dans deux arrêts du 9 novembre 2016, tous deux portant sur l'installation d'une crèche, dans l'hôtel de ville de Melun et dans l'hôtel du département de Vendée. Dans aucune des ces deux affaires, le Conseil d'Etat ne prend une position claire. Il ne dit pas qu'une crèche est, ou n'est pas, un emblème religieux. Conformément à se pratique habituelle en matière de laïcité, il adopte une position à la fois ambigüe et peu lisible.

La jurisprudence repose en effet sur un système de présomption différent selon le lieu de l'installation. Lorsque la crèche prend place dans un emplacement public, jardin public ou place publique, elle est présumée licite, sauf si elle révèle des éléments de prosélytisme. On imagine, par exemple, une crèche érigée place de l'église, mentionnant ostensiblement les horaires des messes et invitant les parents à inscrire leurs enfants au catéchisme. En revanche, lorsque la crèche est installée à l'intérieur d'un bâtiment public, mairie ou hôtel de région, elle est présumée illicite. Mais, là encore, la présomption peut être renversée si l'installation présente un caractère "culturel artistique ou festif" et n'exprime, en aucun cas, la reconnaissance d'un culte.

Noël des petits santons. Tino Rossi

La recherche des motivations


Le tribunal administratif de Lyon s'est situé sur ce terrain pour déclarer illégale la crèche de 2016. Installée dans un bâtiment public, elle n'avait donné lieu à aucune décision formelle ni du maire, ni du conseil municipal. Le tribunal administratif avait donc déduit l'existence d'un acte administratif de la constatation de ses effets juridiques, c'est-à-dire de l'existence même de la crèche. Le problème est que ce défaut de décision formelle s'accompagnait, à l'évidence, d'un défaut de motivation. Laurent Wauquiez n'avait justifié sa décision qu'au moment où elle était soumise au juge, en invoquant un "savoir-faire régional" et en qualifiant, bien maladroitement, la crèche de Noël de "symbole de nos racines chrétiennes". On était bien loin des justifications licites énoncées dans les deux arrêts du 9 décembre 2016. D'autres crèches avaient d'ailleurs été déclarées illégales, à Hénin-Beaumont et à Béziers en particulier, leur installation étant antérieure à ces décisions.

La nouvelle motivation, celle invoquée pour justifier les crèches de 2017, est nettement plus astucieuse, car Laurent Wauquiez prend en compte cette jurisprudence. Il affiche une manifestation culturelle et artistique, prend soin de préciser qu'il existe, dans sa région, une quarantaine de santonniers et qu'il s'agit d'un métier d'art. Rien de plus normal, à ses yeux, que d'organiser une exposition sur cette belle profession, même si ces artisans d'art consacrent l'essentiel de leur talent à confectionner tous les personnages de la crèche, même si l'exposition a lieu, fort opportunément durant la période de Noël. 

Cette nouvelle motivation n'aura évidemment aucun impact sur le contentieux portant sur la crèche de l'année précédente. Il est très probable cependant que la crèche de Noël 2017 va donner lieu à un nouveau recours et il sera intéressant de découvrir comment la juridiction administrative va se tirer de ce mauvais pas. Concrètement, il sera difficile de refuser tout caractère culturel et artistique à une manifestation qui fait intervenir activement des artisans d'art. Considérés sous cet angle, les santons de Laurent Wauquiez constituent l'avant-garde de motivations diverses qui ne manqueront pas de se développer dans les années à venir. Certains élus installeront la crèche au pied d'une grande roue pour la rendre festive. D'autres la verront culturelle dans la bibliothèque municipale avec le petit Jésus plongé dans une bande dessinée, la vierge lisant Simone de Beauvoir, et les rois mages les bras chargés des Oeuvres complètes de Jean d'Ormesson dans La Pléiade... D'autres enfin, tapisseront la crèche de Street Art ou diffuseront l'intégrale de Johnny, ce qui ne manquera pas de la rendre artistique.

Nul doute que les élus sauront faire preuve d'imagination et que la jurisprudence sera divertissante. Mais le Conseil d'Etat, finalement invité à trancher ces délicates questions, ne pourra s'en prendre qu'à lui-même. Sa jurisprudence, aussi obscure que peu courageuse, est un nid à contentieux. Il va devoir en assumer les conséquences et ouvrir une rubrique Crèches de Noël dans le recueil Lebon.


Sur les crèches de Noël et le principe de laïcité : Chapitre 10, section 1 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

mercredi 25 octobre 2017

Statue de Ploërmel : l'infaillibilité du Conseil d'Etat

Dans un arrêt du 25 octobre 2017, le Conseil d'Etat ordonne que soit retirée la croix surplombant la statue monumentale du pape Jean-Paul II, érigée Place Jean-Paul II à Ploërmel. Cette décision met fin au contentieux qui opposait la Fédération morbihannaise de la libre pensée au maire de Ploërmel qui revendique l'expression d'une "forte tradition catholique locale". Il est probable que personne n'est satisfait de la décision rendue, l'association requérante parce que la statue du pape demeure en place, la mairie parce qu'elle se voit obligée de retirer la croix qui la surplombe. Il en vrai qu'en matière de laïcité, le Conseil d'Etat est spécialiste de ce type de décision mi-chèvre, mi-chou. 

La CAA : le motif qui permet de ne pas statuer


Dans un premier temps, en avril 2015, le tribunal administratif de Rennes avait fait droit à la demande des libre-penseurs et avait enjoint au maire de retirer le monument, c'est à la dire à la fois la statue, l'arche qui la surplombait, et la croix venant coiffer une oeuvre de huit mètres de hauteur. La Cour administrative d'appel de Nantes (CAA), par un arrêt du 15 décembre 2015, avait annulé ce jugement. Elle avait en effet estimé que les demandes adressées au maire de Ploërmel tendaient implicitement à l'abrogation d'une délibération du conseil municipal d'octobre 2006, par laquelle la commune décidait du lieu de l'implantation du monument. Or, cette délibération, qui n'avait pas été contestée dans le délai de deux mois suivant sa publication, était devenue définitive et ne pouvait donc plus être contestée. La CAA pensait ainsi avoir trouvé le motif juridique idéal, celui qui permet de ne pas statuer sur le fond d'une affaire embarrassante. 

Le Conseil d'Etat, exerçant son contrôle de cassation, sanctionne ce motif. En effet, la délibération de 2006 avait essentiellement pour objet d'accepter le don de la statue par le sculpteur et de définir le lieu de son implantation. Elle ne mentionne pas les éléments ajoutés en surplomb de l'oeuvre d'art, c'est à dire une arche et une croix, également monumentales. Or, c'est précisément la croix qui fait débat. 

Une décision implicite


Le problème est que l'origine de ces ajouts est obscure. Dès lors qu'elle n'est manifestement pas le résultat d'une intervention miraculeuse, le Conseil d'Etat postule l'existence d'une décision du maire, décidant de la double installation de l'arche et de la croix. A dire vrai, cette solution n'est pas aussi audacieuse que l'on pourrait le penser. Il est parfois arrivé au juge administratif de déduire l'existence d'un acte administratif de la constatation des effets juridiques qu'il produit. Ainsi, dans un arrêt de 1986, le Conseil d'Etat a ainsi constaté que l'installation même des Colonnes de Buren sous ses fenêtres, dans la cour du Palais-Royal, n'avait pu être réalisée qu'après autorisation du ministre de la culture, acte lui-même susceptible de recours. Cette jurisprudence permet à la fois de trouver un acte à contester et de sanctionner indirectement une autorité administrative qui a négligé d'apporter un fondement juridique à sa décision. 

En l'espèce, dès lors que la décision du maire relative à l'arche et à la croix doit être supposée, elle est donc implicite, ce qui a pour effet de neutraliser les délais de recours. Alors que la délibération de 2006 décidant l'emplacement de la statue ne peut plus être contestée, la décision implicite décidant de l'ajout d'une arche et d'une croix peut faire, à tout moment, l'objet d'un recours. Pour ne pas avoir distingué entre la délibération explicite et la décision implicite, l'arrêt de la CAA est donc cassé.  Le Conseil d'Etat décide ensuite de régler l'affaire au fond, comme l'y autorise l'article L 821-2 du code de la justice administrative.

Bagad de Ploërmel. Vannes. 2016

Un emblème religieux


La légalité de cette seconde décision est appréciée au regard de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 qui interdit "à l'avenir" d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur "quelque emplacement public que ce soit", à l'exception des édifices servant au culte,  des cimetières ainsi que des musées ou expositions. En l'espèce, la question de l'arche ne se pose pas, car il ne s'agit pas, à l'évidence, d'un emblème religieux. Il en va tout autrement de l'immense croix qui surplombe l'ensemble monumental.

Comme l'avait fait le tribunal administratif, le Conseil d'Etat constate que cette croix a été érigée postérieurement à la loi de 1905, et que, par ses dimensions mêmes, son caractère religieux ne fait aucun doute. Le mot "ostentatoire" ne figure pas dans l'arrêt, mais on constate néanmoins que le juge mentionne à plusieurs reprises la taille de cette croix. L'atteinte à l'article 28 de la loi de 1905 est donc confirmée, dès lors que le symbole religieux a été érigé dans un espace public.

Sur ce point, le Conseil  d'Etat se réfère directement à ses décisions Fédération de la libre pensée de Vendée et Commune de Melun du 9 novembre 2016, rendues au sujet de l’installation de crèches de Noël sur des emplacements publics. Celle-ci peut, en effet, être licite, sauf si elle révèle un élément de prosélytisme ou de revendication d'une opinion religieuse. Dans le cas présent, l'immensité de la croix reflète à la fois la revendication d'une opinion religieuse d'ailleurs largement assumée par l'élu ainsi qu'une volonté de prosélytisme. 

Reste que la décision ne sera pas facile à mettre en oeuvre car elle ne s'accompagne d'aucune injonction de destruction de la croix. On peut donc penser que l'association requérante devra, une nouvelle fois, saisir le tribunal administratif pour obtenir cette injonction. Surtout, la commune va certainement invoquer des difficultés techniques. Peut-on retirer la croix sans détruire l'arche, et sans toucher à la statue de Jean Paul II ? 

Pour éviter de telles questions, le Conseil d'Etat aurait pu apprécier l'ensemble de l'oeuvre monumentale et considérer que le défunt pape, ainsi surmonté d'une arche et d'une croix, était davantage considéré comme un chef religieux que comme un leader d'opinion. Cette trinité, le pape, l'arche et la croix, auraient donc pu être considérée un emblème religieux unique.  Mais c'est ainsi. La justice du Conseil d'Etat est précisément comme le pape : infaillible.

Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 section 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


mardi 1 août 2017

Le Conseil d'Etat et l'urgence humanitaire

Deux ordonnances de référé intervenues à trois jours d'intervalle viennent rappeler la position du Conseil d'Etat sur la mise en oeuvre du droit humanitaire, et notamment le droit de ne pas subir de traitement inhumain ou dégradant, principe garanti par l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Dans la première ordonnance du 28 juillet 2017 Section française de l'Observatoire international des prisons (OIP), le Conseil d'Etat, saisi des conditions de détention à la prison de Fresnes accepte quelques mesures ponctuelles mais refuse d'enjoindre à l'administration de prendre des mesures structurelles, réalisation de travaux et renforcement des moyens financiers de l'administration pénitentiaire, pour améliorer la situation des personnes détenues. Dans la seconde ordonnance du 31 juillet 2017, il confirme la mesure d'urgence prise par le tribunal administratif de Lille enjoignant au préfet et à la commune de Calais de prendre diverses mesures destinées à améliorer la situation des migrants, mais refuse la création d'un centre d'accueil permanent. 

Les deux décisions reposent sur l'article 3 de la Convention européenne qui sanctionne les traitements inhumains et dégradants. Le Conseil d'Etat reconnaît qu'il s'agit, à chaque fois, de personnes risquant d'être soumises à un  tel traitement. Mais il rappelle que le référé-liberté a, dans son essence même, une fonction de sauvegarde et ne peut servir de fondement à des réformes structurelles.

Les prisonniers de Fresnes


L'article 3 de la Convention est largement utilisée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour sanctionner  des traitements inhumains ou dégradants infligées aux personnes incarcérées. C'est ainsi que l'arrêt Plathey c. France du 10 novembre 2011 sanctionne sur ce fondement le fait de placer en détenu dans un quartier disciplinaire devenu insalubre après un incendie. La CEDH a fait évoluer sa jurisprudence au-delà des mauvais traitements individuels infligés à certains détenus. 

C'est ainsi qu'une norme juridique prévoyant un enfermement particulièrement rigoureux peut être sanctionnée. Selon un arrêt Bodein c. France du 13 novembre 2014, l'existence d'une peine incompressible de trente ans ne constitue pas un traitement inhumain et dégradant si le condamné conserve la possibilité de demander un aménagement de peine à l'issue de cette période. Si une telle possibilité ne lui est pas offerte, cette même peine incompressible devient un traitement inhumain ou dégradant, principe posé dans l'arrêt Öcalan c. Turquie du 18 mars 2014.

Surtout, la CEDH sanctionne désormais l'ensemble des conditions d'incarcération dans un pays, conditions qui peuvent s'analyser comme un traitement inhumain et dégradant dans certains cas extrêmes. Dans l'arrêt Kalachnikov c. Russie du 4 juin 2003, la CEDH vise ainsi globalement le surpeuplement carcéral affecte existant dans ce pays. Tout récemment, dans un arrêt Rezmives et autres c. Roumanie du 27 avril 2017, c'est l'ensemble des conditions de détention qui est condamné, qu'il s'agisse du surpeuplement, du manque d'hygiène, de la vétusté des installations etc. L'article 3 devient ainsi l'instrument d'un contrôle général du système carcéral d'un pays.

De toute évidence, l'OIP pensait pouvoir s'appuyer sur cette jurisprudence et obtenir une condamnation globale du système pénitentiaire français. L'ONG n'est pas satisfaite de l'ordonnance de référé rendue par le tribunal administratif de Melun  le 28 avril 2017. Alors qu'elle demandait pas moins de trente injonctions, allant du lavage régulier des draps des détenus de Fresnes à l'allocation de moyens supplémentaires pour l'ensemble de l'administration pénitentiaire, elle n'obtient satisfaction que sur quelques points liés à l'entretien de la prison de Fresnes. Le Conseil d'Etat refuse à son tour d'entrer dans la logique d'une condamnation globale du système pénitentiaire. 

Cette décision n'est pas une surprise. Le Conseil d'Etat s'appuie en effet sur une logique procédurale. Le référé-liberté, issu de l'article L 521-2 du code la justice administrative peut être utilisé pour faire cesser un traitement inhumain et dégradant, mais les mesures prises doivent répondre à deux conditions. D'une part, elles doivent reposer sur l'urgence, et le juge intervient pour faire cesser une atteinte grave et immédiate à une liberté fondamentale. D'autre part, le référé liberté implique que les mesures imposées par le juge soient provisoires et rapidement mises en oeuvre. Il s'agit de mesures de sauvegarde et non pas de réformes structurelles. Le Conseil d'Etat intervient sur le fondement du droit humanitaire pour faire cesser un traitement inhumain et dégradant. Son rôle n'est pas de dicter des choix politiques à l'Exécutif.

Le Mur. Valerio Adami. Né en 1935


Les migrants de Calais


L'ordonnance du référé du 31 juillet 2017 sur les migrants de Calais repose sur une analyse à peu près identique. Les requérants, un certain nombre de migrants et onze associations intervenant dans ce domaine, ont obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Lille, le 26 juin 2017, un certain nombre d'injonctions. Les autorités préfectorales et locales doivent ainsi organiser l'assistance aux mineurs isolés, prévoir une distribution d'eau et des services minimums en matière d'hygiène et organiser des départs vers des centres d'accueil mieux équipés. Ces différentes injonctions sont confirmées par le juge des référés du Conseil d'Etat saisi en appel par le ministre de l'intérieur et la commune de Calais. Il précise qu'il s'agit de mettre fin à un traitement inhumain et dégradant, dès lors que les migrants "se trouvent dans un état de dénuement et d’épuisement" et "souffrent de pathologies (...) liées à une mauvaise hygiène ou encore de plaies infectées ainsi que de graves souffrances psychiques". 

Le Conseil d'Etat affirme en revanche que le juge des référés de Lille a pu refuser la demande portant sur la création d'un "centre d’accueil des migrants ou de centres de distribution alimentaire sur le territoire de la commune de Calais". Les ONG demandaient en effet la création d'une structure permanente ou, à tout le moins, la création d'un lieu de fixation ressemblant étrangement à la Jungle. Or cette dernière a été démantelée par un choix politique intervenu en février 2017, et il n'appartient pas au juge de décider une telle mesure.

Chacune de ces deux décisions contribue donc à donner une définition de l'urgence humanitaire. Mesure de sauvegarde, mesure provisoire, l'ordonnance de référé ne peut être détournée de son objet pour ordonner des réformes structurelles. Le simple fait que l'on puisse l'utiliser à de telles fins montre une certaine altération dans la perception du rôle du juge. Ce dernier ne doit pas se substituer à des choix qui relèvent du pouvoir législatif ou de l'Exécutif. Il appartient en effet au Parlement de voter le budget des prisons, et c'est à l'Exécutif de mettre en oeuvre la politique migratoire. En tout état de cause, ce n'est pas à un juge non élu et non représentatif de faire de tels choix. A cet égard, on ne peut que se réjouir que le Conseil d'Etat ne soit pas tombé dans cet excès. 



Sur le référé-liberté : Chapitre 3 section 3 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet 
 

vendredi 7 avril 2017

La crèche de Pâques ou les quatre critères de l'Apocalypse

La période de Pâques est sans doute la plus propice à une réflexion sereine sur les crèches de Noël. C'est certainement ce qu'a pensé la Cour administrative d'appel (CAA) de Marseille en rendant une décision le 3 avril 2017 déclarant illégale la crèche installée, durant la période de Noël 2016, dans les locaux de la mairie de Béziers.

L'installation était très controversée, en particulier parce que la décision d'installer la crèche émanait du maire de Béziers Robert Ménard, personnalité toujours encline à mettre dans ses propos comme dans ses actes une certaine dose de provocation. Mais l'intérêt de la décision de la CAA est ailleurs. Il réside tout entier dans le fait qu'elle applique une jurisprudence récente, remontant à deux arrêts rendus par le Conseil d'Etat le 9 novembre 2016, concernant  des crèches des Nöel installées, l'une dans l'enceinte de l'hôtel de ville de Melun, l'autre dans celle de l'hôtel du département. en Vendée.

Libéralisme des conditions de recevabilité


Observons que la CAA de Marseille se montre très compréhensive sur la recevabilité du recours. En l'espèce l'installation de la crèche ne relevait d'aucun acte administratif formalisé dont on pourrait retrouver la trace dans le registre des délibérations du Conseil municipal ou dans le recueil des actes municipaux. Une telle situation, très fréquente, ne constitue pas un obstacle à la recevabilité du recours, dès lors que l'existence de l'acte administratif est révélée par un fait matériel. Autrement dit, pour le juge administratif, l'installation de la crèche suffit à prouver que le maire a pris une telle décision et le délai de recours  Cette jurisprudence n'a rien de nouveau et le Conseil d'Etat l'a rappelée en 1986 dans une affaire qui le concernait directement. Il a alors considéré que l'installation des Colonnes de Buren dans la cour du Palais-Royal n'avait pu être réalisée qu'après autorisation du ministre de la culture, acte lui-même susceptible de recours.

De la même manière, la CAA de Marseille estime que la seule qualité d'usager des services publics est suffisante pour fonder l'intérêt à agir du requérant M. G. Là encore, il s'agit de la mise en oeuvre de la jurisprudence très libérale issue de l'arrêt du 21 décembre 1906 Syndicat des copropriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli.

L'intérêt à agir de la Ligue des droits de l'homme qui s'est jointe au recours est finalement reconnu à l'issue d'une évolution jurisprudentielle. En principe en effet, le fait qu'une décision administrative ait un champ d'application territorial (en l'espèce la seule commune de Béziers) rend irrecevable le recours d'une association ayant un ressort national comme la Ligue des droits de l'homme. Mais la jurisprudence a nuancé cette jurisprudence, précisément à propos d'un recours de la Ligue des droits de l'homme contre un arrêté du maire de La Madeleine interdisant la fouille des poubelles. Après bien des hésitations, le recours de l'association a été déclaré recevable par le Conseil d'Etat le 4 novembre 2015. Il a alors considéré que le recours d'une association nationale contre un acte purement local peut être recevable si ce dernier a des implications qui excèdent les seules circonstances locales, "notamment dans le domaine des libertés publiques". Tel est évidemment le cas en matière de laïcité, puisque la solution donnée au problème de la crèche de Béziers pourra éventuellement s'appliquer à d'autres communes.

Analysant la décision sur le fond, la CAA de Marseille applique la récente jurisprudence du Conseil d'Etat et traite une question de principe liée à la définition même de la laïcité comme une affaire locale ou une querelle de clocher.

 J.S. Bach. Oratorio de Pâques BWV 249. Kommt, eilet une laufet
Collegium Vocale. Direction : Philippe Herreweghe



Une querelle de clocher

 

La question de droit réside exclusivement dans l'interprétation de l'article 28 de la  loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905.  Il interdit "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Une crèche est-elle un "emblème religieux" au sens de ce texte ?

Le tribunal administratif de Montpellier, lorsqu'il s'était prononcé sur la crèche biterroise, avait opté pour un critère assez simple et déjà largement utilisé en matière de la laïcité, celui du prosélytisme : un emblème religieux est un objet ou illustration qui "symbolise la revendication d'opinions religieuses". Dans le cas d'une crèche de Noël, le tribunal avait certes estimé qu'une telle installation avait "une signification religieuse parmi la pluralité qu'elle est susceptible de revêtir", mais il avait estimé que les habitants de la ville étaient libres de la considérer comme un symbole de foi ou comme une simple animation du centre ville. Pour ces motifs, il avait refusé d'y voir un symbole religieux, dans la mesure où la crèche n'emportait aucune revendication religieuse particulière.

Hélas, le Conseil d'Etat a repris à son compte la formule bien connue : Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Les deux décisions du 9 novembre 2016 affirment que, pour être considérée comme n'étant pas un emblème religieux, la crèche doit présenter un" caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse". Il donne ensuite quatre critères permettant aux élus et aux juges du fond d'apprécier la conformité de l'installation au principe de laïcité. Bonne élève, la CAA de Marseille les applique tant bien que mal.

Les quatre critères de l'Apocalypse


Le premier critère est le "contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme", formule qui ne s'accompagne d'aucune définition, contrairement à ce qu'avait fait le tribunal administratif de Montpellier. Le second réside dans les "conditions particulières de cette installation". La formule est encore plus énigmatique. A quelles "conditions particulières" fait-on référence ? La décision de la CAA Marseille ne permet en aucun cas de répondre à ces questions. Elle se borne en effet à reprendre fidèlement la formulation de ces deux critères employée par le Conseil d'Etat, sans davantage d'explication.

Le troisième critère est celui de "l'existence ou de l’absence d’usages locaux", ce qui semble signifier qu'une crèche sera légale si et seulement si elle relève d'une tradition solidement établie. Nul ne conteste qu'il n'existe aucune tradition de ce type à Béziers, la crèche étant au contraire une innovation introduite par Robert Ménard. Doit-on pour autant en déduire qu'un élu ne peut pas introduire une pratique nouvelle dans ce domaine, si les deux premiers sont respectés, c'est à dire si l'installation est dépourvue de tout élément de prosélytisme et si aucune mystérieuse "condition particulière" ne semble s'y opposer ? La réponse à cette question devra, elle aussi, attendre, car le CAA Marseille se concentre sur le quatrième et dernier critère.

Le quatrième et dernier critère est celui du lieu de l'installation, et c'est incontestablement le plus obscur. Le Conseil d'Etat opère en effet une distinction si subtile entre le bâtiment public et l'emplacement public... qu'il éprouve le besoin d'en donner le mode d'emploi. 

Le bâtiment public est défini comme celui qui est le siège d'une d’une collectivité publique ou d’un service public. Dans ce cas, l'installation d'une crèche porte en principe atteinte au principe de neutralité. Mais cette présomption d'illégalité peut être renversée si "des circonstances particulières" permettent de reconnaître à cette crèche "un caractère culturel, artistique ou festif". Il ne suffira donc pas d'affirmer que la crèche présente l'une de ces caractéristiques, il sera nécessaire de le démontrer en faisant état de circonstances particulières. Lorsque la crèche est sur un "emplacement public", notion pas plus définie que les précédentes, la présomption est inversée. Dans ce cas, elle est supposée conforme à la loi de 1905, à la condition qu'elle ne recèle aucun élément de prosélytisme.

La crèche de Béziers était placée dans le hall de l'hôtel de ville, bâtiment public par excellence. La CAA de Marseille se borne donc à faire remarquer que l'installation n'est accompagnée "d'aucun autre élément marquant son inscription dans un environnement culturel, artistique ou festif". Les "circonstances particulières" exigées par la jurisprudence du Conseil d'Etat ne sont donc pas réunies et la crèche de Béziers est illégale.

Dont acte. On attend avec impatience la jurisprudence ultérieure qui promet d'être pittoresque. Nul doute en effet que les élus vont déployer des trésors d'imagination pour inscrire leur crèche "dans un environnement culturel, artistique ou festif". Les crèches vont ainsi attirer les expositions diverses, la vente de barbe à papa, les concerts d'artistes locaux, ou les avaleurs de feu.

Comme souvent en matière de laïcité, la jurisprudence administrative refuse de poser un principe général, préférant des décisions au cas par cas qui lui permettent de ménager tout le monde. Pas question de considérer que la crèche installée dans un espace public constitue, en soi, une atteinte au principe de neutralité. Certains auraient immédiatement affirmé que le juge administratif traitait plus  mal les catholiques que les musulmans. L'interdiction du port du burkini n'est-elle pas, elle aussi, gérée au cas par cas, en fonction de l'atteinte éventuellement portée à l'ordre public ? Pas question, à l'inverse, d'appliquer la jurisprudence Lautsi c. Italie de la Cour européenne des droits de l'homme, qui considère que le crucifix suspendu dans les salles de classe des écoles publiques italienne n'est qu'un "symbole passif" qui n'emporte aucune revendication religieuse et donc aucune atteinte au principe de laïcité. Dans ce cas, ce sont les musulmans qui auraient pu se plaindre que les catholiques étaient mieux traités qu'eux.. Devant une situation aussi cruelle, la juridiction administrative préfère cultiver l’ambiguïté, au détriment du principe de laïcité qui ne peut exister que si les règles sont clairement définies et compréhensibles par tous.



Sur la laïcité et l'installation des crèches de Noël : Chap 10, section 1 § 2, B du manuel de libertés publiques.


vendredi 11 novembre 2016

Entre le boeuf et l'âne, le Conseil d'Etat refuse de choisir

L'intervention du Conseil d'Etat en matière de laïcité se caractérise presque toujours par un recours à l’ambiguïté. On se souvient que, dès 1989, dans un avis de ses formations administratives, il avait affirmé que le port de signes religieux par les élèves de l'enseignement public ne pouvait être interdit que s'il portait atteinte à l'ordre public ou témoignait d'une volonté de prosélytisme. La frontière entre le licite et l'illicite n'était donc pas clairement établie, en l'absence d'une définition de la notion de prosélytisme. Le législateur était donc finalement intervenu par la loi du 15 mars 2004 pour enfin poser une règle claire et interdire le port de signe religieux dans les établissements dans les écoles, les collèges et les lycées publics. 

Des jurisprudences contradictoires


Cette culture de l’ambiguïté n'a pas disparu et les deux arrêts rendus le 9 novembre 2016 en témoignent. Il s'agit cette fois d'apprécier la légalité de crèches de Noël installées par des élus locaux, la première dans l'enceinte de l'Hôtel de ville de Melun, la seconde dans celle de l'Hôtel du département de la Vendée. Dans les deux cas, des associations de libres-penseurs ont saisi le tribunal administratif contre une installation qui leur apparaissait comme une violation du principe de laïcité. Mais les deux recours ont connu des sorts différents. La Cour administrative d'appel (CAA) de Paris a finalement jugé illégale la crèche de Melun le 8 octobre 2015, alors que celle de Poitiers était jugée légale par la Cour administrative d'appel de Nantes le 13 octobre 2015. Ces deux décisions parfaitement contradictoires, à moins d'une semaine d'intervalle, justifiaient l'intervention rapide du Conseil d'Etat. C'est désormais chose faite et les élus locaux vont devoir comprendre rapidement cette jurisprudence avant de décider, ou non, d'installer une crèche pour le prochain Noël. 

Le principe de laïcité


Ils percevront sans doute aisément la première partie de chacune des décisions qui rappelle l'importance du principe de laïcité. Sa valeur constitutionnelle est incontestable, dès lors qu'il figure dans l'article 2 de la Constitution qui affirme que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Sur le plan législatif, il s'incarne dans la loi du 9 décembre 1905 qui impose à l'Etat d'assurer la liberté de conscience, de garantir le libre exercice des cultes, et de veiller au respect du principe de neutralité dans les services publics, ce qui impose en particulier le fait de ne reconnaître ni subventionner aucun culte. Jusque là, tout va bien, et les élus locaux se trouvent sur un terrain connu.

La notion d'emblème religieux


La question devient plus complexe lorsque le Conseil d'Etat se penche sur le cas des crèches. Il s'agit alors d'interpréter l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 : "Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Il ne fait guère de doute que le hall d'une mairie ou d'un hôtel de département constitue un "emplacement public" dès lors qu'il s'agit de bâtiments publics dans lesquels les administrés peuvent librement pénétrer.

La solution dépend donc de la qualification juridique qu'il convient de donner à la crèche de Noël. Peut-elle s'analyser comme un emblème religieux ? Pour les associations requérantes, il ne fait aucun doute qu'elle se rattache à la religion catholique et donc être considérée comme un tel emblème. Mais l'analyse est un peu courte, et le Conseil d'Etat précise justement qu'une "crèche de Noël est une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations" . S'il est vrai qu'elle fait partie de l'iconographie chrétienne, elle est aussi, et de plus en plus, un élément des décorations qui "accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année". La crèche est donc à la fois religieuse et profane.

Cette dualité de significations conduit le Conseil d'Etat à refuser une solution tranchée. Impossible, à ses yeux, de l'interdire complètement parce qu'elle n'est pas entièrement religieuse, ou de l'autoriser complètement parce qu'elle n'est pas entièrement profane. Il va donc imaginer des critères croisés particulièrement subtils.

Stille Nacht. St Thomas Boys Choir

L'installation


L'installation elle-même doit présenter un" caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse". De manière très imprécise, le juge ajoute ensuite que pour porter cette appréciation, il convient de tenir compte d'un certain nombre d'éléments. 

Le premier d'entre eux est le "contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme".  Sur ce point, on aurait souhaité que le Conseil donne la définition du prosélytisme, comme l'avait fait  le jugement du tribunal administratif de Montpellier qui avait admis la légalité de la crèche de Béziers, en s'appuyant sur les travaux préparatoires de la loi de 1905. A l'époque, le législateur avait défini l'emblème religieux comme celui qui "symbolise la revendication d'opinions religieuses". On imagine ainsi que serait illicite une crèche mentionnant un lieu de prière ou les horaires des messes.

Le second critère réside dans les "conditions particulières de cette installation". La formule est encore plus énigmatique. A quelles "conditions particulières" fait-on référence ? Les élus devront certainement attendre que la jurisprudence donne quelques éléments de réponse avant de comprendre cette exigence. Pour le moment, on ne peut que leur conseiller de tenir à distance le curé de paroisse et les enfants des écoles religieuses. 

Le troisième critère est celui de "l’absence d’usages locaux", ce qui semble signifier qu'une crèche sera légale si et seulement si elle relève d'une tradition solidement établie. Un élu local ne pourrait donc pas inaugurer une nouvelle pratique en mettant une crèche devant la mairie. Mais en quoi cette restriction est-elle réellement justifiée, dès lors que son installation est dépourvue de tout élément de prosélytisme et qu'aucune mystérieuse "condition particulière" ne semble s'y opposer ? 

Bâtiment public ou emplacement public


Le quatrième et dernier critère est celui du lieu de l'installation, et c'est incontestablement le plus obscur. Le Conseil d'Etat opère en effet une distinction si subtile entre le bâtiment public et l'emplacement public qu'il éprouve le besoin d'en donner le mode d'emploi. 

Il définit ainsi le bâtiment public comme celui qui est le siège d'une d’une collectivité publique ou d’un service public. Dans ce cas, l'installation d'une crèche porte en principe atteinte au principe de neutralité. Mais cette présomption d'illégalité peut être renversée si "des circonstances particulières" permettent de reconnaître à cette crèche "un caractère culturel, artistique ou festif". Il ne suffira donc pas d'affirmer que la crèche présente l'une de ces caractéristiques, il sera nécessaire de le démontrer en faisant état de circonstances particulières. 

C'est ainsi que pour installer une crèche dans la cour intérieure du Palais Royal, il pourrait être judicieux de demander à Daniel Buren de lui ajouter quelques colonnes, ce qui démontrerait son caractère "artistique". On pourrait aussi poser un recueil Lebon aux pieds de l'enfant Jésus, afin de démontrer le caractère hautement culturel des cadeaux des rois mages, et par ricochet, de la crèche. A moins que l'on installe dans la cour la grande roue initialement installée Place de la Concorde, solution qui permettrait, sans aucun doute, de démontrer le caractère "festif" de la crèche...

Les "autres emplacements publics" ne sont pas définis par le Conseil, mais on peut s'imaginer qu'il s'agit, d'une manière générale, du domaine public. Dans ce cas, l'installation d'une crèche est, en principe, autorisée. Les fêtes de fin d'année suffisent en effet à faire présumer le caractère festif de l'installation. Encore faut-il que la crèche ne révèle aucun élément de prosélytisme ou de revendication d'une opinion religieuse. A l'issue du raisonnement, nous voilà dans la situation du serpent qui se mord la queue, car nous retournons au premier critère, celui de l'absence de prosélytisme religieux.

La jurisprudence Lautsi


Le Conseil d'Etat aurait pu choisir de se référer à ce critère unique, à la fois simple et essentiel. Il y était incité par la jurisprudence Lautsi c. Italie de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans cette décision du 18 mars 2011, la Cour se prononce sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme des dispositions du droit italien qui autorise la présence de crucifix dans les écoles publiques. La Cour admet qu'il s'agit d'un symbole religieux, mais elle fait observer que les Etats conservent une large marge d'appréciation dans le domaine des traditions qu'ils jugent important de perpétuer. En l'espèce, les autorités italiennes affirment que le crucifix symbolise un système de valeurs communes. La Cour constate que sa présence dans les salles de classe ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement, les enfants n'étant pas contraints à une pratique religieuse et pouvant arborer les signes d'autres religions. Elle en déduit que le crucifix posé sur un mur est "un symbole essentiellement passif " dont l'influence sur les élèves est pour le moins réduite. La liberté de conscience n'a donc fait l'objet d'aucune atteinte.

Par analogie, le Conseil d'Etat aurait pu considérer la crèche de Noël est un "symbole passif", dans la mesure où sa présence ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement et que son influence proprement religieuse sur les passants est certainement très limitée. Bien entendu, dans le cas contraire, c'est-à-dire lorsqu'elle révèle une volonté de prosélytisme, elle pourrait être considérée comme un emblème religieux.

Pourquoi le Conseil d'Etat n'a-t-il pas fait le choix de la simplicité ? Personne ne peut le dire avec précision. On peut tout de même se demander si l'affaire du burkini n'a pas influencé, en creux, la présente décision. Certes, on objectera que la décision sur le burkini est une ordonnance de référé, insusceptible de faire jurisprudence. Mais cela ne signifie pas qu'elle n'ait pas eu une influence plus souterraine.

On se souvient que le juge avait suspendu un arrêté d'interdiction du burkini, considérant que le port de ce vêtement était conforme au principe de laïcité, à la condition toutefois qu'il n'ait suscité aucun trouble à l'ordre public. De toute évidence, le Conseil d'Etat ne pouvait interdire totalement les crèches sans être accusé par certains de mieux traiter les musulmans que les catholiques. A l'inverse, il n'a pas voulu les autoriser totalement, peut-être pour ne pas apparaître comme le protecteur de la culture catholique au détriment des autres... Il a donc choisi une solution qui lui permet de ne pas prendre parti et, in fine, de régler le problème lui même, au cas par cas, au fil des contentieux. Quant aux malheureux élus locaux qui vont devoir mettre en oeuvre cette jurisprudence, ils n'ont plus qu'à mettre un cierge à Saint Jude, le patron des causes perdues et des cas désespérés.




Sur la laïcité et l'installation des crèches de Noël : Chap 10, section 1 § 2, B du manuel de libertés publiques.







samedi 23 janvier 2016

Conseil d'Etat : La première suspension d'une assignation à résidence

Dans une ordonnance du 22 janvier 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat suspend, pour la première fois, une assignation à résidence prononcée sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence. En soi, la décision n'a rien de surprenant, et elle apparaît comme la suite logique des deux ordonnances du 6 janvier 2015, l'une contrôlant les modalités d'organisation d'une assignation à résidence, l'autre suspendant la décision de fermeture d'un restaurant. L'ordonnance du 22 janvier 2016 franchit donc un pas important en suspendant cette fois une assignation, confirmant que le juge administratif entend exercer un contrôle effectif de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. 

Le requérant, Halim A., a été assigné à résidence à son domicile de Vitry-sur-Seine le 15 décembre 2015, avec obligation de se présenter trois fois par jour au commissariat et de demeurer chez lui de 21 h 30 à 7 h 30. Tout déplacement en dehors de son domicile est soumis à l'obtention d'un sauf-conduit délivré par le préfet de police. La décision repose sur l'article 6 de la loi de 1955 qui énonce que l'assignation à résidence peut être prononcée dans un lieu fixé par le ministre de l'intérieur à l'égard d'une personne, dès lors "qu'il existe des raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics".

Pour contester cette décision, Halim A.  utilise la procédure de référé-liberté, prévue par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Elle permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". La mesure  prononcée par le juge doit, en outre, être elle-même justifiée par une situation d'urgence caractérisée, notamment quand il lui apparaît indispensable de mettre fin immédiatement à une atteinte aux libertés qui ne repose sur aucun fondement solide.

Le juge des référés du tribunal administratif de Melun refuse de suspendre l'assignation à résidence et le requérant fait appel devant celui du Conseil d'Etat, qui lui donne satisfaction. 

Réouverture de l'instruction


Le Conseil d'Etat entend d'abord montrer son implication pleine et entière dans le contrôle de légalité des assignations à résidence.  On observe ainsi que le juge des référés a tenu deux audiences, les 19 et 21 janvier 2016, ce qui n'est pas fréquent dans les procédures d'urgence. Cela s'explique par le fait que l'instruction de l'affaire a été exceptionnellement rouverte, pour demander au ministre de l'intérieur la communication de photos de l'intéressé prises les services de renseignement. Elles étaient censées justifier les propos tenus sur une note blanche, selon lesquels il avait été vu "à plusieurs reprises" en train de prendre lui-même des photographies du domicile de l'un des journalistes de Charlie-Hebdo faisant l'objet d'une protection particulière. 

La jurisprudence Coulon


Le juge des référés se réfère sans doute à l'arrêt Coulon rendu par l'assemblée du Conseil le 11 mars 1955, quelques semaines avant la loi du 3 avril 1955.  A propos du secret de la défense nationale, le juge avait alors affirmé que le pouvoir du juge administratif d'ordonner la communication de certaines pièces "comporte une exception pour tous les documents dont l'autorité compétente croit devoir affirmer que leur divulgation (...) est exclue par les nécessités de la défense nationale".  Mais lorsqu'il est ainsi confronté au secret de l'Etat, le juge peut demander aux autorités compétentes de justifier leur refus de communication. Si ces justifications ne lui semblent pas convaincantes, il peut alors prendre une décision d'annulation.

Un dossier vide


En l'espèce, le juge des référés du Conseil d'Etat doit se prononcer sur une note blanche qui se borne à affirmer que Halim A. a été vu aux environs du domicile du journaliste. Il a donc demandé communication des photos prises par les services de renseignement. Il a alors découvert que ces pièces étaient parfaitement compatibles avec la défense de l'intéressé. Il a en effet été démontré que le domicile du journaliste était "à proximité immédiate" de celui de la mère d'Halim A. Quant aux photos, elles le montraient en effet sur son scooter, coiffé d'un casque, et tenant son téléphone devant lui, position tout à fait compatible avec son utilisation en mode "haut-parleur". Autrement dit, il ne prenait pas de photos mais téléphonait à son épouse, sans enlever son casque.

Le Château de ma mère. Yves Robert. 1990


Le second motif de l'assignation à résidence invoqué par le ministre de l'intérieur ne tient pas davantage la route, si l'on ose employer une telle formule à propos de la participation de Halim A. à un trafic de véhicules de luxe animé par des acteurs de la mouvance islamiste radicale. Là encore, le juge des référés du Conseil d'Etat consulte le dossier de cette affaire intervenue en 2008. Il constate que le requérant a été entendu comme témoin, qu'il s'est alors présenté comme victime de ce trafic, et que cette affirmation n'a pas été remise en cause durant toute la procédure. Par ailleurs, rien n'a permis de démontrer que ce trafic était effectivement lié à l'islam radical. Le juge des référés en déduit donc que le ministre de l'intérieur n'a pas démontré que le requérant appartenait lui-même à cette mouvance radicale. 

Ayant ainsi montré que le dossier détenu par les services du ministère de l'intérieur est parfaitement vide, le juge déduit que le requérant n'a pas un comportement constitue une menace grave pour la sécurité et l'ordre publics, et que l'assignation à résidence a porté à sa liberté d'aller et venir une atteinte grave et manifestement illégale.

Une décision opportune


Le caractère particulièrement étendu du contrôle du juge des référés n'a rien de surprenant, dès lors qu'il s'étend au contrôle des motifs. La décision Halim A. apparaît, à cet égard, comme un "cas d'école", dans lequel le juge utilise tous les moyens à sa disposition pour affirmer sa puissance : complément d'instruction, contrôle des faits et contrôle des motifs. 

Plus largement, la décision du 22 janvier 2015 offre au Conseil d'Etat une double opportunité. D'une part, elle montre au ministre de l'intérieur et à l'Exécutif en général qu'il entend exercer un contrôle entier sur les mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence, les incitant ainsi à doter les notes blanches de motifs sérieux et étayés. D'autre part, elle permet à la juridiction administrative de répondre, discrètement mais fermement, aux propos tenus par les hauts magistrats de l'ordre judiciaire lors de la Rentrée solennelle de la Cour de cassation. Le message est clair : le Conseil d'Etat aussi est le garant des libertés individuelles et il entend maintenir l'état d'urgence dans l'état de droit.