« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 2 juin 2012

La QPC et le temps





L'article 62 de la Constitution confère au Conseil constitutionnel, lorsqu'il est saisi d'une QPC, une certaine forme de maîtrise du temps. La disposition déclarée inconstitutionnelle peut en effet "être abrogée à compter de la publication de la décision (...) ou d'une date ultérieure fixée par cette décision". Cette possibilité de repousser l'effectivité de l'abrogation trouve son origine dans une volonté de garantir la sécurité juridique de ceux qui tiraient des droits des dispositions déclarées inconstitutionnelles, en laissant au législateur un délai suffisant pour les modifier.



La pratique montre que cette louable préoccupation se heurte à une réalité juridique beaucoup complexe que prévu. La "sortie de vigueur", pour reprendre la formule de René Chapus, ne se réduit pas à une sorte de dialogue entre le Conseil et le parlement. D'autres acteurs interviennent, comme la Cour européenne, les juges du fond, voire l'opinion publique. Selon le choix du Conseil constitutionnel en matière d'application dans le temps de sa décision, des difficultés apparaissent, qui n'avaient certainement pas été prévues lors de la mise en oeuvre de cette procédure. 


L'abrogation retardée


L'un des premiers cas d'abrogation "retardée" est celui, bien connu de la garde à vue. Dans sa décision du 30 juillet 2010, le Conseil déclare inconstitutionnelle les dispositions qui ne prévoyaient pas l'intervention d'un avocat dès le début de la garde à vue. Elle repousse toutefois leur abrogation effective au 1er juillet 2011, afin de laisser aux pouvoirs publics le temps nécessaire pour élaborer une nouvelle législation.

Il se trouve cependant que la Cour européenne est intervenue sur le même sujet, par une décision Brusco c. France du 14 octobre 2010. Et lorsque la Cour de cassation fut saisie à son tour d'une demande de nullité d'une garde à vue, le 15 avril 2011, elle a donné satisfaction au requérant, en s'appuyant sur le caractère immédiatement exécutoire de la jurisprudence de la Cour européenne. Dans ce cas, le délai imposé par le Conseil constitutionnel est devenu inutile, pour ne pas dire caduc. Il a cédé devant les efforts conjugués de la Cour européenne et des juges du fond, désireux de mettre en oeuvre la réforme de la garde à vue dans les plus brefs délais.

Nicolas Poussin. La danse sur la musique du temps. 1634


L'abrogation immédiate, mais non applicable aux affaires en cours


Dans une décision du 10 mai 2012, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a tiré les conséquences de l'abrogation par le Conseil constitutionnel des dispositions du code pénal excluant l'enregistrement audiovisuel des auditions des personnes poursuivies pour des infractions relevant de la criminalité organisée. Cette fois, dans sa décision rendue sur QPC le 6 avril 2012, le Conseil s'était prononcé pour une abrogation immédiate, en précisant, toujours pour des motifs de sécurité juridique, qu'elle ne s'appliquerait qu'aux enquêtes et interrogatoires des personnes mises en examen après sa décision.


Le résultat, pour le moins inattendu est que le requérant, celui là même qui a posé la QPC et obtenu la déclaration d'inconstitutionnalité d'une procédure qui le concernait directement, n'a pas pu profiter de ses effets. Par hypothèse, son audition avait eu lieu avant la QPC et ne pouvait donc plus être annulée. La gestion du temps devient alors un obstacle, car quel est l'intérêt de poser une QPC si, par hypothèse, le requérant ne peut en tirer bénéfice ?

L'abrogation immédiate


Il est vrai que le Conseil constitutionnel ne précise pas toujours que l'abrogation ne s'appliquera pas aux affaires en cours. Dans sa décision sur le harcèlement sexuel du 4 mai 2012, il se borne à abroger l'incrimination jugée trop imprécise, décision qui prend immédiatement effet. Cette fois, c'est l'opinion qui s'est insurgée, ou plus exactement cette petite partie de l'opinion que représentent certains mouvements féministes. L'abrogation du délit de harcèlement sexuel contraint en effet les juges à lever les charges pesant sur le requérant de la QPC mais aussi sur tous ceux qui étaient poursuivis pour des motifs identiques. Certains ont alors dénoncé l'impunité désormais acquise au harceleur, en oubliant que d'autres incriminations peuvent être utilisées pour sanctionner son attitude. D'autres ont même proposé une réforme visant à limiter l'accès à la QPC aux seules victimes, suggestion qui vise à supprimer l'égalité des armes et l'égalité devant la justice.  

Le temps ne fait rien à l'affaire.. mais sa gestion en matière de QPC demeure une source d'incertitudes. Que l'abrogation soit immédiate, applicable ou non aux affaires en cours, ou même retardée, aucun procédé n'est à l'abri des critiques. Quoi que fasse le Conseil constitutionnel, le contrôle du temps finit par lui échapper. 


6 commentaires:

  1. Je ne fais partie d'aucun mouvement féministe, et pourtant je me suis insurgée contre l'abrogation immédiate, et aurais "préféré" l'abrogation retardée. Tout comme la majorité de mon entourage masculin.
    N'est-ce pas un peu réducteur que de préciser ""ou plus exactement cette petite partie de l'opinion que représentent certains mouvements féministes" ?

    D'autre part, vous écrivez "en oubliant que d'autres incriminations peuvent être utilisées pour sanctionner son attitude". Quelles peuvent etre ces autres incriminations ?

    Bien cordialement

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    1. Merci pour votre lecture attentive, et pour votre commentaire qui permet d'ouvrir le débat.

      Parmi les autres incriminations possibles, on peut citer les violences contre les personnes, dont le code pénal précise qu'elles peuvent être purement psychologiques (art.222-14-3 c. pén.) ainsi, bien entendu, que l'agression sexuelle (art. 222-22 c. pén.) qui, elle aussi, peut être physique ou morale (art. 222-22-1 c. pén.). On ne doit pas oublier que la victime peut aussi engager la responsabilité de l'auteur de ces harcèlements sur le fondement de l'article 1382 du code civil.

      Pour le reste, je suis désolée que le droit positif ne réponde pas à vos attentes... L'abrogation retardée aurait tout de même eu des conséquences fâcheuses. Auriez vous préféré que l'auteur des actes soit condamné sur la base d'une incrimination déclarée inconstitutionnelle ? C'est peut être votre choix, mais l'Etat de droit a parfois des contraintes...

      Bien cordialement,

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    2. je rejoins le commentaire précédent. on peut, tout en reconnaissant la validité du raisonnement du CC être peiné de la situation provoquée par cette QPC sans faire partie de cette "petite partie de l'opinion que représentent certains mouvements féministes".
      "petite partie" ? comment la quantifiez-vous ?

      d'autre part, vous soulevez la possibilité pour les plaignants de se baser sur d'autres textes.
      Doit-on en conclure que le législateur a mal fait son travail en créant une nouvelle incrimination visant des actes qui pouvaient déjà faire l'objet de poursuites (ce ne serait pas la première fois) ?
      ou doit-on en conclure que la spécificité du harcèlement sexuel nécessite la création d'une incrimination spéciale et que finalement, les biais que vous proposez de pourront remplacer l'article abrogé ?

      dans tous les cas, il faudrait quand même souligner la nullité du législateur pour laisser passer ce genre de textes et ne pas avoir procédé à un correctif depuis 10 ans !

      combien de textes sont menacés d'abrogation par une QPC ? le changement ne consisterait-il pas à procéder à un grand nettoyage des codes ?

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    3. Beaucoup de textes sont menacés. Et encore c'est parce que le CC est souple sur les critères sinon plus aucune loi récente ne resterait.
      La qualité des lois se dégrade à vue d'oeil, la plupart des députés disent passer leur temps en commission pour justifier leurs absences dans l'hémicycle mais vu les rédactions des lois on peut en douter.
      C'est aussi à cause du cumul des mandats : en étant maire et député on fait mal les deux c'est inévitable.
      Pour donner un chiffre sur l'inflation législative : en 1973 le volume annuel de loi votées était de 433 pages, en 2004 c'était 3721 pages.

      C'est comme pour l'inceste : il y a quelques temps un député c'est outré que le terme inceste ne soit pas cité dans le code pénal. Sous-entendant sur toutes les chaines de télé que ce n'était pas puni. Une loi a été voté et on est passé d'une situation à 2 niveaux (agression sexuelle sur mineur et circonstance agravante d'être une personne ayant l'autorité) à une situation à 3 niveaux sachant que deux des niveaux ont la même peine. Et histoire de compliquer la chose la loi était mal écrite (qui oserait critiquer la rédaction d'une loi sur l'inceste ? sachant que dans le cas contraire il serait vilipendé comme étant pour l'infraction).
      Heureusement que le CC est repassé derrière pour invalider ce texte.

      Quant à faire un grand nettoyage des codes :) si seulement, mais c'est une utopie. La France est une machine à gaz phénoménale : 61 codes applicables (sachant que certains font de 2000 à 2500 pages), tout un tas de lois en vigueur qui ne sont pas intégrées aux codes.

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  2. La QPC devrait au minimum profiter au requérant. ce n'est guère justice que d'obtenir une satisfaction morale, pour le droit...

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  3. A propos de l'abrogation immédiate de la loi sur le harcèlement sexuel le CC n'avait pas le choix.
    La loi dans sa rédaction était contraire aux droits de l'Homme (et je parle bien de la mauvaise rédaction pas de l'idée derrière). Elle n'était de toute façon pas applicable. N'importe quel plaideur aurait pu aller devant la CEDH pour faire condamner la France.

    Le CC avait déjà tenté le coup avec la garde à vue en laissant 1 an pour passer la nouvelle loi. Il a pas fallu 6 mois pour que quelqu'un réussisse à s'en tirer quand même. La France a été condamnée ce qui a obligé les parquets à mettre en application les nouvelles règles avant la date prévue.

    Le CC a le choix de différer les effets de sa décision sauf dans le cas des droits de l'Homme qui ne tolèrent aucun retard. On ne fait pas de compromis dans ce domaine.

    La mauvaise rédaction des lois est un vrai problème et le CC est le seul à s'en préoccuper. Cela faisait 30 ans que l'on savait que le régime de la garde à vue était inconstitutionnel et pourtant le législateur n'a daigné intervenir qu'après s'être prit un coup de pied dans le cul par le CC.

    Dans un autre domaine le droit français comprend plusieurs lois sur les chiens dangereux (3 si ma mémoire est bonne), dans leurs rédactions aucune n'est applicable.... Qui s'y intéresse ? Le législateur après le prochain fait divers dramatique ?

    C'est peut être dommage pour les victimes actuelles mais il faut bien comprendre que n'importe quel accusé aurait pu faire valoir la contrariété aux droits de l'Homme à n'importe quel moment. C'est d'ailleurs pas une surprise puisqu'on le sait depuis le vote même de la loi.
    L'action du CC va forcer le législateur à intervenir dans un domaine qui n'était pas sa priorité.

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