« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 21 mai 2023

Facebook : Faites le mur, pas la guerre


Dans un arrêt Sanchez c. France du 15 mai 2023, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), réunie en Grande Chambre, refuse de sanctionner pour atteinte à la liberté d'expression une condamnation infligée au requérant par la justice française. Il avait dû s'acquitter d'une amende pénale pour provocation à la haine ou à la violence à l'égard d'un groupe de personnes à raison d'une religion déterminée. Cette sanction ne concernait pas des propos qu'il avait lui-même tenus, mais des commentaires placés sur son "mur" Facebook, qu'il n'avait pas supprimés avec suffisamment de promptitude. Cette décision n'est pas différente, sur le fond, de celle rendue en section le 2 septembre 2021, mais elle insiste davantage sur les devoirs des politiques en matière d'utilisation des réseaux sociaux.

A l'époque des faits, en 2011, le requérant était candidat du Front National aux élections législatives à Nîmes. Sur son mur Facebook, il visait particulièrement l'un de ses adversaires politiques est Franck Proust (UMP). En octobre, il publiait le billet suivant qui, en soi, ne dépasse pas les limites imposées à la liberté d'expression dans le cadre du débat électoral :  « Alors que le FN a lancé son nouveau site Internet national à l’heure prévue, une pensée pour le Député Européen UMP Nîmois, dont le site qui devait être lancé aujourd’hui affiche en une un triple 0 prédestiné... ». Le problème ne réside pas dans ce billet, mais dans les commentaires qui ont ensuite été postés sur ce mur. Plusieurs messages étaient particulièrement violents, et l'un d'entre eux notamment comparait "Nîmes à Alger", "pas une rue sans son Khebab et sa mosquée" etc. Le député était directement nommé comme responsable de cette situation, ainsi que sa compagne : "Merci Franck et Kiss à Leilla". Après une plainte de Leila T., l'enquête démontra que le message avait été rédigé par un employé de la ville de Nîmes, participant à la campagne de Julien Sanchez. Si celui-ci invita ensuite les intervenants à "surveiller le contenu de leurs commentaires", il n'intervint pas immédiatement pour retirer les propos litigieux. Le commentateur et le candidat, malheureux, aux élections ont donc chacun été condamnés à une amende de 4000 € pour provocation à la haine à raison d'une religion déterminée.

Il n'est pas contesté que cette condamnation s'analyse comme une ingérence dans la liberté d'expression, protégée par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Sur le fondement de cette même disposition, cette ingérence n'est licite que si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un ou plusieurs buts légitimes, et enfin si elle est nécessaire dans une société démocratique.

 

Une condamnation prévisible


On passera rapidement sur la première condition. L'article 24 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 sanctionne ainsi d'un an d'emprisonnement et de 45 000$ d'amende ceux qui "auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (..)". L'article 23 de ce même texte précise que ce délit s'applique non seulement aux propos diffusés par voie de presse, mais aussi "par tout moyen de communication au public par voie électronique

Sur ce point, la CEDH prend soin d'expliquer aux titulaires de pages Facebook qu'ils sont "producteurs" au sens de l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1882. Cette formule signifie concrètement qu'ils assument les responsabilités d'un directeur de publication dans la presse écrite et qu'ils sont donc considérés comme l'auteur principal des infractions commises sur leur mur. Cette disposition a été considérée comme conforme à la Constitution dans une décision QPC Antoine J. du Conseil constitutionnel, datée du 16 décembre 2011. Dès le 16 février 2010, la Cour de cassation avait d'ailleurs cassé la décision d'une cour d'appel qui avait relaxé le responsable d'un blog, sans rechercher s'il pouvait être poursuivi en qualité de producteur. De fait, la condamnation du requérant était non seulement prévue par la loi mais encore parfaitement prévisible.

Le but légitime, quant à lui, est déduit par la CEDH de l'ensemble de cette législation, qui a pour finalité de protéger la réputation d'autrui et d'assurer l'ordre public. 

La question essentielle demeure celle de la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique. L'arrêt Sanchez c. France a ceci de particulier qu'il porte sur le débat politique et que celui-ci fait l'objet d'une protection très sourcilleuse de la part de la Cour. Dans l'arrêt Feldek c. Slovaquie du 12 juillet 2001, elle rappelle ainsi que la liberté d'expression dans le contexte du débat politique doit être particulièrement protégée. Par conséquent, la marge laissée aux autorités pour limiter l'expression dans ce domaine est nécessairement étroite et la CEDH se livre donc à un contrôle très strict dans ce domaine, principe rappelé dans l'arrêt Féret c. Belgique du 16 juillet 2009.

 


 The Wall. Pink Floyd, 1979


"Les limites à ne pas franchir"


Dans l'arrêt Sanchez c. France, la CEDH développe longuement "les limites à ne pas franchir" dans ce domaine. Elle précise ainsi, comme dans l'arrêt Fleury c. France du 11 mai 2010, qu'une campagne électorale peut comporter des propos non dépourvus d'une certaine dose d'exagération, voire de provocation. En revanche, la limite à ne pas franchir réside dans la réputation et les droits d'autrui. En l'espèce, les propos tenus sur le mur du requérant étaient clairement illicites, précisément parce qu'était en cause la réputation de Leila T., qui possédait un salon de coiffure dans la ville et était donc victime d'un préjudice personnel et professionnel. 

La responsabilité d'une personnalité politique est spécialement importante dans ce domaine, car elle a pour devoir de ne pas diffuser des propos susceptibles de nourrir l'intolérance. Certes, la CEDH reconnaît que le discours politique peut conduire à aborder des sujets sensibles, et il n'est pas interdit de défendre ses positions en matière d'immigration. Mais ces prises de position ne sauraient conduire à des propos "humiliants ou vexatoires", en particulier à l'encontre d'une personne identifiable. La Cour ajoute qu'"un tel comportement risque de susciter parmi le public des réactions incompatibles avec un climat social serein", formule figurant dans la décision Féret c. Belgique. Certes, mais il faut reconnaître qu'il n'est pas toujours facile, pour une personne en campagne électorale, de mesurer l'impact exact de ses propos. Sur ce point, la "responsabilité" peut facilement conduire à l'auto-censure. La réalité du programme du candidat risque alors d'apparaître après l'élection, c'est-à-dire trop tard pour éviter la mise en oeuvre de mesures discriminatoires.

 

La responsabilité du fait des tiers

 

Dans le cas du requérant, la question n'est pas celle des propos qu'il a tenus, mais plutôt de ceux qu'il a laissés tenir sur son mur. La CEDH, dans un arrêt du 10 octobre 2013 Delfi AS c. Estonie, pose ainsi un principe de responsabilité des gestionnaires de sites à propos des commentaires qui y sont publiés. Cette jurisprudence impose ainsi, de facto, l'obligation de mettre en place une modération pour apprécier leur licéité. A l'époque, il s'agissait d'une responsabilité purement civile, les critiques formulées dans les commentaires étant dirigés contre une entreprise.

En l'espèce, il est clair que le compte Facebook du requérant ne saurait être assimilé à un "portail sur internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales", comme c'était le cas dans l'affaire Delfi AS. Mais M. Sanchez n'est pas davantage un simple particulier, car il utilise les réseaux sociaux à des fins politiques et électorales. Sa page Facebook invite donc les électeurs à réagir et à commenter ses propos. Elle fonctionne comme un véritable forum. Et il est clair que le requérant, en charge du développement de l'outil internet au sein du Front National, est censé connaître les obligations qui pèsent sur un gestionnaire de forum. Sachant que son mur était accessible à tout le monde, il n'a pris aucune mesure pour mettre en place une modération. Alors même qu'il savait que Leila T. avait porté plainte, il n'a pas supprimé le commentaire litigieux, négligence que la CEDH juge "inexplicable".

La CEDH précise très clairement que M. Sanchez n'est pas condamné en raison des propos qu'il a tenus sur Facebook, et pas davantage pour les propos tenus par l'auteur du commentaire litigieux, même s'il en est responsable. Il est condamné, car il ne les a pas retirés avec une promptitude suffisante. L'arrêt Sanchez c. France vise ainsi à imposer des procédures plus qu'à contrôler des propos. Un gestionnaire de page Facebook ou un auteur de blog n'a pas à s'inquiéter outre-mesure s'il pratique une modération régulière. Il s'agit certes d'une contrainte relativement lourde lorsque les commentaires sont nombreux, mais elle est parfaitement bien-fondée si l'on se souvient que le gestionnaire d'un blog ou d'une page Facebook est responsable de ce qu'il écrit, mais aussi de ce que les autres écrivent. On ne quitte pas le droit de la presse qui a toujours considéré l'éditeur d'un journal comme responsable des propos qui y sont tenus.


Liberté d'expression : atteintes aux droits des personnes : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9 section 2 § 1 B

2 commentaires:

  1. Toutes nos sincères félicitations pour cette analyse minutieuse de ce dernier arrêt de la CEDH qui doit faire le délice de tous les juristes tant il fait dans la dentelle interprétative.
    Ceci étant dit, il est presque incompréhensible pour le non-initié tant il croise les conditions et les critères. L'impression générale prévaut que la Convention pose des principes clairs et que la Cour s'évertue à en limiter le champ d'application au détriment des citoyens et au bénéfice de l'Etat.
    Il faudra bien, un jour ou l'autre, se poser la question essentielle de la marge d'appréciation de la Convention par la juridiction strasbourgeoise. Les motivations (juridiques ou idéologiques) de la Cour n'apparaissent pas toujours très clairement, laissant ainsi planer un doute sur son indépendance et, surtout, sur son impartialité !

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  2. Merci pour cette analyse juridique.
    Oui, les principes de la Convention sont clairs, mais les adapter à chaque situation n'est pas évident. E la Cour prend la peine de créer une jurisprudence, c'est à dire de poser les termes juridiques pour que les décisions qui s'enchainent soient cohérentes. Cela prend en effet une longueur certaine, qui le rend difficilement compréhensible pour tout le monde, mais qui en permet une critique par toute la doctrine. A cet effort de motivation, s'ajoute en outre la transparence : les juges de Strasbourg qui ont une opinion dissidente expliquent leur désaccord. C'est au demeurant ce qui existe dans la plupart des pays qui ont une vraie tradition de cour constitutionnelle. Faut-il préférer l'absence de motivation des décisions du Conseil constitutionnel français (en gros, ses décisions consistent à dire : "c'est conforme à la constitution parce que je le décide") ? C'est sûr, personne ne peut se plaindre puisqu'il n'y a rien à comprendre ... et ne comptez pas sur l'opinion des juges dissidents, elle n'est pas publique... et en conclusion, faut-il préférer l'impartialité de nos "juges" constitutionnels ? Eux qui, lors des Questions prioritaires de constitutionnalité, déclarent constitutionnelles des lois qu'ils ont rédigé en tant que ministres, présidents de chambre ou anciens directeurs de cabinet ?

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