« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 11 septembre 2016

Etat d'urgence : le premier refus d'exploitation des données

Dans une ordonnance du 5 septembre 2016, passée largement inaperçue, le juge des référés du Conseil d'Etat a, pour la première fois, refusé au ministre de l'intérieur l'autorisation d'exploitation de données saisies lors d'une perquisition administrative organisée sur le fondement de l'état d'urgence. 

Perquisition et saisie de données


Rappelons que cette procédure est toute récente, mise en oeuvre par la loi du 21 juillet 2016 de prorogation de l'état d'urgence. Depuis cette date, le juge administratif est compétent pour autoriser le préfet ou le ministre de l'intérieur à exploiter les données saisies lors des perquisitions effectuées sous le régime juridique de l'état d'urgence. En l'espèce, il s'agit des données contenues dans trois téléphones mobiles saisis chez Mme B. et M. A. lors d'une perquisition à leur domicile de Lutterbach le 26 août 2016. Le ministre justifie la perquisition par l'appartenance de ces personnes à "la mouvance radicale ainsi que sur la nécessité de vérifier qu'ils ne possédaient pas de documents, de matériel de propagande ou des objets prouvant leur intention de se livre à des activités en liens avec (...) des projets terroristes". Pour cette raison, l'administration a "des raisons sérieuses de penser" que les personnes présentes dans le lieu perquisitionné ont un " comportement qui menace l'ordre ou la sécurité publics".

Certes, mais ces arguments justifient la perquisition, pas l'exploitation des données, et c'est précisément ce qu'affirme le juge des référés du Conseil d'Etat. Les motifs de la saisie des téléphones ne sont pas nécessairement identiques aux motifs de la perquisition, et l'administration se voit donc refuser le droit de motiver la première par simple référence à la seconde. 

En l'espèce, l'administration est embarrassée. S'il est vrai que les deux personnes appartiennent bien à la mouvance islamique, force est de constater que les policiers se sont retrouvés bredouilles lors de la perquisition. De fait, les motifs de la demande d'exploitation des trois téléphones mobiles sont quasi-inexistants. Les motifs invoqués devant le juge se bornent donc à évoquer, de manière très vague, "des fichiers d'images, de sons et d'écrit", sans davantage de précision, aoutant que ces fichiers n'ont pu être exploités immédiatement sur les lieux de la perquisition parce qu'ils "comportaient des éléments en langue arabe". L'imprécision de ces motifs avait logiquement conduit le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg à refuser la demande d'autorisation, le 29 août 2016. Celui du Conseil d'Etat confirme cette analyse. 



Arman. Accumulation de téléphones portables. Circa 2000

Contrôle des motifs


Il confirme aussi sa volonté d'exercer un contrôle aussi approfondi que possible. Dans une ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat le 5 août 2016, la première mettant en oeuvre ces nouvelles dispositions, le juge des référés avait autorisé l'exploitation d'un téléphone portable saisi lors d'une perquisition sous état d'urgence. Il avait alors pris soin d'énumérer les motifs invoqués. En l'espèce, ils étaient fort nombreux, car la perquisition s'était révélée plus fructueuse. Elle avait révélé que l'appareil saisi contenait des vidéos salafistes et des contacts avec des individus ayant rejoint Daesh dans les zones de combat en Syrie et en Irak. Rien de tout cela dans la présente affaire, dès lors que les enquêteur n'ont rien trouvé. 

D'une certaine manière, le juge des référés sanctionne aussi une certaine négligence de l'administration. Dans la première affaire, celle du 5 août 2016, le juge des référés avait donné aux services la possibilité d'enrichir le dossier en appel. Il avait alors tenu compte, non seulement des procès-verbaux de la perquisition, mais encore des notes blanches produites en appel par le ministre, faisant état des liens du propriétaire du téléphone avec un ressortissant allemand parti en Syrie. En l'espèce, l'administration n'a procuré au juge aucune information supplémentaire susceptible de justifier la saisie des données informatiques. Or, le Conseil d'Etat n'aime pas du tout être traité avec désinvolture.

En exerçant un véritable contrôle des motifs, le juge des référés du Conseil d'Etat répond aussi aux exigences posées par le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 19 février 2016 portant précisément sur les perquisitions et les saisies administratives dans le cadre de l'état d'urgence. Le Conseil constitutionnel avait alors sanctionné l'absence de garanties en matière de saisie de données. La loi n'interdisait pas en effet que cette saisie soit effectuée dans une habitation où résidaient plusieurs personnes sans aucun lien avec celle représentant une menace, qu'elle s'étende à des données personnelles également sans lien avec cette menace, et que le sort qui leur était réservé, destruction ou stockage, demeurait dans l'opacité. Le Conseil constitutionnel est donc directement à l'origine des dispositions portant sur la saisie de données dans la loi du 21 juillet 2016. 

La maîtrise de l'évolution du droit


On pouvait s'attendre à ce que le Conseil d'Etat exerce un contrôle étendu, dès lors qu'il y était invité par le Conseil constitutionnel. Ceci dit, il serait bien difficile de dire quel juge a influencé l'autre. Dans son avis donné lors  de l'élaboration de la loi du 20 novembre 2015, le Conseil d'Etat, intervenant comme conseil du gouvernement, il avait affirmé que "dans les hypothèses où la perquisition conserve son caractère d'opération de police administrative", il conviendrait de prévoir la possibilité de saisies "en assortissant cette possibilité de garanties appropriées". Le schéma est donc le suivant : le Conseil d'Etat émet une volonté en formation de conseil, elle est ensuite entérinée par le Conseil constitutionnel, avant que le Conseil d'Etat la mette en application, en formation contentieuse cette fois. 

Sur ce point, l'ordonnance du 5 septembre 2016 illustre parfaitement la manière dont le Conseil d'Etat maîtrise l'évolution du droit. Sur le fond, il est bien probable qu'elle ne changera pas grand'chose et contraindra simplement l'administration à motiver un peu plus sérieusement ses demandes d'autorisation, ce qui est certainement positif. A moins que les enquêteurs chargés de la perquisition ne prennent désormais la précaution de se faire accompagner d'un interprète capable de traduire les formules arabes contenues dans un téléphone.


1 commentaire:

  1. == ELOGE DE LA PERPLEXITE ==

    A lire régulièrement et attentivement vos posts, en général et le dernier, en particulier (Cf. sa lumineuse conclusion), les étudiants en droit appliqués, que nous étions au siècle dernier, n'en croient pas leurs yeux. Leurs certitudes se fissurent. Après le temps du diagnostic vient celui du remède et du pari sur le droit.

    1. Un diagnostic préoccupant

    Le Conseil d'Etat, dont nous écoutions religieusement prononcer le nom et la jurisprudence par nos professeurs de droit en faculté, ne serait-il qu'une imposture juridique ? Après le temps de la vénération sans bornes vient celui de l'incrédulité, de l'effarement tant la confusion des genres est à son paroxysme. Conseil de l'Etat, il est en même temps juge de l'Etat. Pire encore, il est un Etat dans l'Etat. Non content de dire le droit, il l'interprète à sa sauce quitte parfois à la violer de son sens en toute impunité.

    2. Une thérapie de choc

    En cette période de concours Lépine des idées (François Fillon), il est tout à fait étonnant que d'éminents juristes et de sémillants droits de l'hommistes (un tiers mondiste et deux tiers mondain à la mode Bernard Kouchner ou BHL) ne se rebellent pas contre cet état de choses. Peut-être pourraient-ils suggérer soit la dissolution pure et simple du Conseil d'Etat, soit sa transformation drastique ? Le fonctionnement de cette structure administrative ne constitue-t-il pas l'un des baromètres de la dérive de l'état de droit et du dérèglement de la Justice dans notre pays ?

    3. Un pari sur le droit

    La situation que vous décrivez est-elle conforme à celle que les citoyens français sont en droit d'attendre d'un authentique état de droit ("France patrie des droits de l'homme", mantra servi en continu) les protégeant efficacement contre l'arbitraire de la déraison d'état ? Victor Hugo disait : "La République affirme le droit et impose le devoir". Nous en sommes encore loin, surtout chez les "comiques" du Palais-Royal. Nous devons tout de même croire au droit, faire un "pari sur le droit" (Alexis Lacroix, Marianne, 9-15 septembre 2016, page 60). Mais à une seule et unique condition, que les dés ne soient pas pipés !

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