« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 15 août 2014

Le droit de vote des détenus britanniques ou comment négocier avec la Cour européenne

Chacun sait que les relations entre le Royaume-Uni et la Cour européenne des droits de l'homme ne sont pas bonnes. Disons-le franchement, elles sont même exécrables. L'Administration Cameron ne perd pas une occasion de critiquer une juridiction qui porte, selon elle, une atteinte intolérable à la souveraineté d'un Etat qui se considère comme un modèle en matière de protection des droits de l'homme. Et la stigmatisation de la Cour est un moyen facile de donner satisfaction aux plus eurosceptiques de l'électorat britannique, satisfaction d'ailleurs purement rhétorique.

L'arrêt Firth et a. c. Royaume-Uni rendu le 12 août 2014 marque un nouvel épisode du conflit, qui marque en quelque sorte le passage d'une guerre de mouvement à une guerre de positions. 

D'une guerre de mouvements à une guerre de positions


Une dizaine de personnes, détenues dans les prisons britanniques ont été dans l'incapacité de voter aux élections européennes du 4 juin 2009. Le droit anglais considère en effet, depuis un texte de 1870, que toute personne effectuant une peine de prison est privée de son droit de vote. En d'autres termes, il ne perçoit pas la privation des droits civiques comme une peine distincte de l'emprisonnement dont elle n'est qu'une conséquence matérielle. Pour la Cour au contraire, la privation du droit de vote ne saurait s'appliquer de manière automatique "quelle que soit la durée de la peine et indépendamment de la nature ou de la gravité de l'infraction commise". Elle doit donc être prononcée par un juge. La Cour en déduit qu'en introduisant une discrimination entre les titulaires du droit de vote le droit anglais viole l'article 3 du Protocole n° 1 à la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit à des élections libres.

La décision Firth et a. est la troisième condamnation du Royaume-Uni pour cette pratique. La première était la décision Hirst du 6 octobre 2005. A l'époque, l'arrêt avait permis de lancer au Royame Uni une véritable campagne contre la Cour européenne. Celle-ci n'avait elle pas osé protéger le droit de vote d'un requérant condamné pour avoir tué sa propriétaire à coup de hache ? Certains journaux britanniques montraient ainsi des photos du "tueur à la hache" fêtant la victoire du fond de sa prison, avec Champagne et cannabis. 

Le droit britannique n'ayant pas été modifié, la Cour, cinq ans plus, a utilisé la procédure de l'arrêt pilote pour prononcer une nouvelle condamnation, avec sa décision Greens and M.T. c. Royaume-Uni du 23 novembre 2010. Aux termes de l'article 61 du règlement de la Cour, celle-ci peut prendre une telle décision lorsque les faits à l'origine à l'origine de la requête révèlent, dans le droit de l'Etat partie un "problème structurel ou systématique ou un autre dysfonctionnement similaire qui a donné lieu ou est susceptible de donner lieu à d'autres requêtes analogues". La Cour donnait donc au Royaume-Uni un délai de six mois pour modifier sa législation. 

L'arrêt Firth devait donc, logiquement, constater que le Royaume-Uni avait refusé de se plier aux exigences du droit européen, le délai de six mois ayant expiré depuis bien longtemps. On pouvait donc s'attendre à une condamnation très sévère. Or il n'en est rien. Certes, une nouvelle condamnation intervient, mais aucune "satisfaction équitable" n'est accordée, c'est-à-dire aucune réparation pécuniaire. Comme dans les affaires précédentes, la Cour se borne à affirmer que le constat de la violation est bien suffisant pour le dommage moral causé aux détenus. Elle refuse de même le remboursement des frais et dépens, la requête étant d'un contenu très simple, ne nécessitant aucune assistance juridique particulière. Il suffit en effet de démontrer que l'on est détenu à la date des élections et que l'on est dans l'impossibilité d'exercer son droit de vote. 

Pourquoi cette mansuétude à l'égard d'un Etats partie qui semble afficher un réel mépris à l'égard des décisions de la Cour ? 

Tout simplement, parce que les relations entre la Cour et le Royaume-Uni sont désormais dans une guerre de positions, durant laquelle des négociations peuvent intervenir, négociations feutrées certes, mais négociations tout de même.

Georges Mathieu. Affiche pour Air France. L'Angleterre. Circa 1965

La politique des petits pas


Derrières les rodomontades eurosceptiques d'un côté et l'affichage de condamnations successives de l'autre, apparaît une discrète politique de petits pas, destinée à sortir de la crise. 

Du côté de la Cour, on peut mentionner l'arrêt du 23 mai 2012, Scoppola c. Italie. Il est vrai que la décision concerne le droit italien qui interdisait le droit de vote aux détenus condamnés à au moins cinq années d'emprisonnement ou à la réclusion à perpétuité. L'administration britannique a décidé d'intervenir au soutien de l'Italie en tierce-intervention, ce qui lui a permis d'obtenir une suspension du délai de six mois qui lui avait été imposé par l'arrêt Greens pour modifier sa législation. En soi, ce sursis imposait déjà une trêve dans le conflit, d'autant que la Cour gelait en même temps les deux mille recours déposés par des détenus britanniques. Sur le fond, l'arrêt Scoppola, comme le montre Nicolas Hervieu dans sa note, assouplit néanmoins la jurisprudence de la Cour, en précisant que les Etats conservent une large autonomie dans ce domaine. Rien ne leur interdit en effet de prévoir assez largement l'interdiction du droit de vote des personnes détenues, dès lors que la décision est prise par un juge et fait l'objet d'une décision prise après appréciation de la situation individuelle de l'intéressé.

C'est sans doute du côté du Royaume-Uni que les concessions sont les plus visibles. En décembre 2013, une commission parlementaire britannique chargée de réfléchir sur une loi relative au droit de vote des prisonniers a rendu un rapport dont le contenu marque un progrès vers le respect des exigences de la Cour européenne. Il recommande le vote d'une loi durant la session parlementaire 2014-2015 et suggère d'autoriser à voter les personnes condamnées à une peine d'emprisonnement inférieure ou égale à un an. Quant aux autres, ils pourraient se réinscrire sur les listes électorales six mois avant la date prévue de leur mise en liberté. Reste à savoir si ces propositions suffiront à satisfaire la Cour européenne, l'intervention d'un juge n'étant pas spécifiquement prévue par le rapport.

Est-on en présence d'une stratégie de sortie de crise ? Oui, sans doute, dès lors que chacun des acteurs a fait un pas vers l'autre, évolution modeste mais réelle. Mais la prudence s'impose car les relations entre le Royaume-Uni et la Cour européenne reposent largement sur des considérations électorales. Et les élections générales britanniques doivent intervenir, au plus tard, en mai 2015, précisément à la fin de la session parlementaire durant laquelle la loi sur le droit de vote des détenus devrait être débatttue. Sera-t-elle victime des Eurosceptiques ?


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