« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 2 août 2014

IVG : suppression de la condition de détresse

Le 31 juillet 2014, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision déclarant conforme à la Constitution la loi pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes. Parmi les dispositions contestées, la plus importante est probablement l'article 24 du texte, qui opère une réécriture de l'article L 2212-1 du code de la santé publique (csp). 

Dans sa rédaction issue de la loi Veil du 17 janvier 1975, il est affirmé que la femme enceinte "que son état place dans une situation de détresse" peut demander à un médecin l'interruption de sa grossesse. Le législateur de 2014 a choisi d'ouvrir l'IVG à la femme « qui ne veut pas poursuivre une grossesse ». 

Cette suppression de toute référence à la notion de détresse est au coeur du recours introduit par soixante sénateurs, dont les noms sont sensiblement ceux qui figuraient déjà dans le recours dirigé en mai 2013 contre la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. A dire vrai, le rejet de la requête ne faisait guère de doute, à la fois parce que son fondement juridique était très fragile, et parce que le législateur n'avait fait que prendre acte d'une jurisprudence déjà ancienne. 

Le respect de tout être humain dès le commencement de la vie


Observons d'emblée que les sénateurs ne se donnent pas le ridicule d'invoquer le "droit à la vie" qui figure dans l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Le juge constitutionnel se déclare en effet incompétent pour apprécier les dispositions de la loi à un traité, principe acquis précisément avec la première décision relative à l'IVG, celle du 15 janvier 1975 et réaffirmé à de multiples reprises.

Les juges du fond ont, quant à eux, toujours refusé de considérer que l'IVG emportait une violation de l'article 2 de la Convention. Le Conseil d'Etat l'a affirmé dès sa décision d'assemblée du 21 décembre 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques et association pour l'objection de conscience à toute participation à l'avortement. La Chambre criminelle de la Cour de cassation a fait de même avec sa décision du 27 novembre 1996.

Les sénateurs requérants ont préféré se fonder sur l'article 16 du Code civil, issu de la loi bioéthique du 29 juillet 1994, article qui "garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie". On l'a compris, à leurs yeux, la vie commence dès la conception, argument développé d'ailleurs par les opposants à l'IVG depuis la loi Veil. Dans sa décision sur ce même texte bioéthique, décision du 27 juillet 1994, le Conseil constitutionnel refuse de pénétrer dans un débat philosophique ou religieux. Il se borne à affirmer que le principe du respect de l'être humain dès le commencement de la vie a valeur législative, et non pas constitutionnelle.  Sur ce point, les sénateurs n'obtiennent pas la constitutionalisation de ce principe, et il est d'ailleurs probable qu'ils ne l'espéraient pas.

En matière d'IVG, le Conseil constitutionnel a toujours considéré que le législateur, dans le domaine de sa compétence, devait conserver un pouvoir d'appréciation particulièrement étendu. La seule contrainte, posée par la décision du 17 juin 2001, est que la loi ne doit pas rompre l'équilibre entre la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et la liberté de la femme, qui trouve son origine dans l'article 2 de la Déclaration de 1789.  Dans la décision de 2001, le Conseil a estimé que l'allongement de la durée d'autorisation de l'IVG de dix à douze semaines ne portait pas atteinte à cet équilibre. Il en est de même pour la suppression de la référence à la condition de détresse.

Une histoire simple. Claude Sautet. 1978. Romy Schneider

La condition de détresse, appréciée par la femme elle même


On ne doit pas s'en étonner car cette condition de détresse n'a jamais été perçue comme une condition objective, qui serait évaluée par un tiers et non pas par la femme enceinte. Il est vrai que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 15 janvier 1975, avait affirmé que le législateur n'entendait autoriser l'IVG qu'en "cas de nécessité". Certains commentateurs avaient alors cru voir dans cette mention une référence à l'état de nécessité, notion juridique qui renvoie à l'idée qu'une personne peut se voir contrainte de commettre un acte illicite si elle se trouve en état de péril imminent. Cette interprétation étroite n'a cependant rencontré aucun écho dans le droit positif.

Dès les débats précédant le vote de la loi Veil, le parlement a expressément refuser de soumettre la reconnaissance de l'état de détresse à l'appréciation  d'un tiers, médecin ou travailleur social.


Saisi d'un recours en indemnité engagé par un mari dont l'épouse avait subi une IVG sans qu'il en soit informé, le Conseil d'Etat a ensuite précisé très clairement que cette condition de détresse "n'a ni pour objet, ni pour effet, de priver la femme majeure du droit d'apprécier elle-même si sa situation justifie l'interruption de grossesse". Depuis cette décision d'assemblée du 31 octobre 1980, l'IVG est considérée par la jurisprudence comme un droit dont la femme est le titulaire exclusif.

La survivance anachronique d'une société disparue


La condition de détresse est donc appréciée par la femme elle-même et ce principe n'a pas changé depuis 1980. Sur ce point, le recours déposé contre le texte de 2014 fait revivre les débats qui ont précédé ou immédiatement suivi la loi Veil. Sur ce point, la loi sur l'égalité entre les femmes et les hommes apparaît ainsi comme une simple réécriture, un toilettage qui ne modifie en rien le droit positif.

Ce recours n'est cependant pas entièrement sans intérêt car il apporte un éclairage sur ses auteurs. Depuis 1975, c'est à dire presque quarante ans, ils contestent l'IVG à chaque modification de la loi Veil. Ils produisent les mêmes arguments puisés plus souvent dans les convictions religieuses que dans la norme juridique. Et plus le temps passe, plus ils apparaissent comme la survivance anachronique d'une société disparue, le refus d'un présent qu'ils ne comprennent pas. Pendant qu'ils demeuraient ancrés dans le passé, la liberté femmes est devenue une réalité. Chut !... il ne faut pas leur dire. Cela leur ferait trop de peine.

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