« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 26 octobre 2012

Asile et examen particulier du dossier

Dans un arrêt du 3 octobre 2012, Cimade et autres, le Conseil d'Etat annule une note du directeur de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), donnant instruction aux responsables des divisions territoriales de cet Office de rejeter "impérativement" les demandes d'asile formulées par des étrangers qui se trouvent placés en procédure prioritaire après s'être soustraits volontairement au relevé de leurs empreintes digitales.  Rappelons que la "procédure prioritaire", formule bien peu éclairante, désigne une procédure de demande d'asile qui ne donne pas droit au maintien sur le territoire, soit parce que le demandeur est originaire d'un pays considéré comme garantissant sa sécurité, soit parce que sa présence sur le territoire français constitue une menace pour l'ordre public, soit enfin parce que sa demande est manifestement frauduleuse et vise, par exemple, à faire échec à une mesure d'éloignement. 

Sur le fond, il peut sembler parfaitement normal de rejeter la demande d'un demandeur d'asile qui se soustrait à l'obligation de coopération qui est la sienne, soit par un refus direct, soit en altérant délibérément l'extrémité de ses doigts pour rendre impossible le relevé de ses empreintes. Le Conseil d'Etat avait d'ailleurs estimé, dans une ordonnance de référé du 2 novembre 2009, que les autorités publiques pouvaient rejeter la demande d'autorisation provisoire de séjour émanant d'un demandeur d'asile refusant le relevé de ses empreintes. De même, dans un arrêt du 19 juillet 2011, également saisi par la Cimade, le juge administratif avait rejeté le recours contre une circulaire énonçant que l'altération volontaire des empreintes digitales devait être considérée comme révélant une intention de fraude, au sens de l'article L 741-4 Ceseda. 

La décision d'octobre 2012, si on la compare à cette jurisprudence, pourrait être présentée comme un revirement important de la Haute Juridiction. En réalité, il ne s'agit pas d'un revirement de fond, mais bien davantage d'un rappel de certains principes généraux. Ce rappel est d'ailleurs, comme souvent dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, largement dépourvu de conséquences pratiques. En effet, par une ordonnance de référé du 11 janvier 2012, le juge avait déjà  suspendu la note contestée, avant que le gouvernement l'abroge. La décision d'octobre 2012 peut donc donner quelques leçons de droit administratif, sans autre effet que l'annulation rétroactive d'un texte déjà abrogé. 

Bertillon. Classement des empreintes digitales. 1903


L'examen particulier du dossier

Le motif essentiel de la décision réside sur l'incompatibilité de la note avec la règle de l'examen particulier du dossier, règle qui s'applique à toutes les décisions prises en considération de la personne. On peut la formuler de la manière suivante : tout administrateur, avant d'exercer son pouvoir discrétionnaire, doit étudier les circonstances propres et l'affaire et ne peut donc rejeter une demande en s'appuyant sur un seul motif d'ordre général. Le juge annule donc toute décision non précédée d'un examen particulier du dossier, souvent sans préciser s'il annule pour vice de procédure ou pour erreur de droit (voir l'arrêt du 11 mai 2005, Préfet de l'Isère c. Hioul). En l'espèce, ce n'est donc pas tant le rejet de la demande d'asile qui est sanctionné en soi, mais le fait que ce rejet ait été prononcé de manière automatique, dès lors que le demandeur s'était soustrait au relevé de ses empreintes digitales. A ce stade en effet, rien ne permet de savoir si cette absence d'empreintes digitales relève d'une obstruction délibérée, ou d'une circonstance extérieure certes rare mais pas inimaginable, par exemple l'absence d'empreintes liée à d'éventuelles tortures subies dans le pays d'origine. 

Or l'examen individuel de la demande d'asile est imposé par la loi, en l'occurrence la partie législative du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda). Il impose même un strict respect du contradictoire, avec l'audition de l'intéressé par l'OFPRA (art. L 723-3 Ceseda). Dès lors que l'asile est refusé d'office, et que l'étranger perd son droit de demeurer sur le territoire le temps de l'instruction de sa demande, il est évident que la procédure contradictoire disparaît purement et simplement. Le juge mentionne alors que les conséquences de cette mesure sont disproportionnées, puisqu'elle fait perdre à l'étranger toute possibilité d'expliquer son attitude. 

A la limite de l'incompétence

Au-delà de ce rappel d'un principe fondamental de la procédure administrative, le juge n'est certainement pas insensible au fait qu'un tel rejet automatique ait été décidé par une simple note du directeur de l'OFPRA, autrement dit un texte qui peut être considéré comme une circulaire. Appliquant la jurisprudence Duvignères, le juge estime que cette note peut être annulée, dans la mesure où elle viole un principe général du droit. Il aurait aussi bien pu considérer que, par l'automatisme qu'elle imposait, elle ajoutait une règle nouvelle au droit positif. Il pouvait alors l'annuler pour incompétence, dès lors que le responsable de l'OFPRA ne dispose pas du pouvoir réglementaire. 

Considérée sous cet angle, la décision du Conseil d'Etat sanctionne, plus largement, une tendance générale à remettre en cause les procédures existantes par de simples circulaires, dans une opacité qui, en soi, constitue une atteinte à la lisibilité de la norme juridique. Un rappel qui n'est pas inutile, d'autant que l'OFPRA peut toujours refuser une demande d'asile formulée par une personne qui refuse le relevé de ses empreintes digitales.


2 commentaires:

  1. "la décision du Conseil d'Etat sanctionne, plus largement, une tendance générale à remettre en cause les procédures existantes par de simples circulaires, dans une opacité qui, en soi, constitue une atteinte à la lisibilité de la norme juridique." que pensez d'ailleurs de l'assouplissement des critère d'acquisition de la nationalité par voie de circulaire (à ma connaissance, non publiée au site dédié) ? Certes Manuel Valls a de bonnes intentions (selon moi). Mais c'est au législateur de se prononcer...

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  2. Dans le même ordre d'idée "asile et examen particulier du dossier" appliquée à la procédure prioritaire "pays d'origine sûr", voyez CAA Lyon 18 octobre 2012 n°12LY00284 :

    "Si un demandeur d'asile peut se voir refuser une admission provisoire au séjour le temps de l'instruction de sa demande d'asile, au seul motif qu'il a la nationalité de l'un des Etats figurant sur cette liste, le préfet n'est pas en situation de compétence liée et doit procéder à l'examen de la situation personnelle de l'intéressé pour déterminer si, dans les circonstances particulières de l'espèce, il y a lieu ou pas de faire application des dispositions du 2° de l'article L. 741-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile"

    Magnifique décision.


    http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000026529110&fastReqId=1576304929&fastPos=1

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