« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 27 décembre 2018

La Cour européenne écarte la Charia

Dans un arrêt de Grande Chambre Molla Sali c. Grèce du 19 décembre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne la Grèce qui, à l'époque des faits, soumettait à la Charia les membres de la communauté musulmane, écartant l'application du code civil grec. Ce régime dérogatoire est en effet considéré comme discriminatoire. 


La Charia en Grèce



Au décès de son époux en 2008, Molla Sali, ressortissante grecque, hérite de tous les biens de son époux, conformément au testament qu'il avait rédigé devant notaire. Les deux soeurs du défunt contestent la validité de ce testament, invoquant son appartenance à la communauté musulmane de Thrace. Elles s'appuient sur le traité de Sèvres de 1920 et le traité de Lausanne de 1923 qui prévoient "l'application des coutumes musulmanes et de la loi sacrée musulmane aux ressortissants grecs de confession musulmane", c'est-à-dire concrètement la compétence du mufti pour régler les questions successorales.

Les juges du fond et la cour d'appel ont rejeté le recours et considéré que le défunt, comme tout citoyen grec, avait parfaitement le droit d'établir un testament et de choisir ses héritiers. Mais la Cour de cassation grecque en a décidé autrement. A ses yeux, le droit applicable est la Charia, droit musulman qui s'applique aux membres de cette communauté religieuse, en particulier la minorité musulmane de Thrace. Inconnu dans le système de la Charia, le testament doit donc être écarté. De fait, la succession devient ab intestat et les biens sont répartis par le mufti entre les membres de sa famille. Le résultat est que Molla Sali a été privée de 75 % des biens qui lui avaient été attribués par testament. 

Le plus surprenant de l'affaire réside sans doute dans le fait que la Cour de cassation grecque est intervenue deux fois, d'abord en 2013, puis en 2017 sur renvoi, et qu'elle a, à deux reprises, décidé de porter atteinte à la volonté du défunt, qui se déclarait non religieux et avait choisi de faire un testament, dans les conditions du droit commun. Surtout, la Cour de cassation tolère que les citoyens soient soumis à des régimes juridiques distincts, sur le seul critère de la communauté religieuse à laquelle ils sont censés appartenir. Conscientes des risques de condamnation devant la CEDH, les autorités grecques n'ont pas attendu le présent arrêt pour faire voter un nouveau texte, entré en vigueur le 15 janvier 2018. Il énonce que la compétence du mufti ne pourra plus désormais intervenir "qu'exceptionnellement, (...) à condition que les deux parties lui demandent conjointement de régler le litige". Autrement dit, le code civil sera présumé s'appliquer, sauf si à la fois le testateur et ses héritiers réclament l'application de la Charia.

Le principe de non discrimination



La Grande Chambre de la Cour européenne n'examine même pas certains moyens développés par la requérante, comme la violation de l'article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l'homme protégeant le droit à un procès équitable. Il est pourtant évident que la cour de cassation grecque a refusé d'appliquer les règles de droit commun applicables à tous les citoyens grecs, alors même que le testament avait été établi conformément à leurs dispositions. De manière plus percutante, la CEDH préfère se fonder directement sur l'article 14 de la Convention qui énonce le principe de non-discrimination, précisant que le droit lésé est le droit de propriété garanti par le protocole n° 1 à la Convention européenne. Dans plusieurs décisions, et notamment l'arrêt Mazurek c. France du 1er février 2000, la Cour considère en effet qu'une discrimination dans l'exercice des droits successoraux peut être à l'origine d'un recours fondé sur le protocole n° 1.

Rappelons qu'une différence de traitement ne constitue une discrimination que si la différence de traitement ne peut être justifiée par un "but légitime" et l'existence d'un rapport "raisonnable" de proportionnalité entre les moyens employés et ce but. Ainsi la France a-t-elle été condamnée, dans l'arrêt Fabris c. France du 7 février 2013, pour avoir traité de manière différente les enfants adultérins en matière successorale, distinction qui n'était ni raisonnable ni proportionnée au but poursuivi, en l'espèce la sécurité juridique des enfants légitimes. 

Il suffit au requérant de démontrer l'existence d'une différence de traitement, et il appartient ensuite à l'État mis en cause de prouver qu'elle répond aux conditions posées. En l'espèce, Molla Sali n'a pas de difficulté à montrer que sa situation est celle d'une femme mariée, bénéficiaire du testament de son mari, situation analogue à celle qui pourrait concerner n'importe quelle veuve grecque. La différence de traitement réside dans le fait que son défunt mari était musulman. 

Chez le notaire, le testament. Pierre de Belay, 1890-1947

Les traités de Sèvres et de Lausanne



Cette différence de traitement liée à la religion du testateur répond-elle à un but légitime ? Les autorités grecques invoquent la protection de la minorité musulmane de Thrace. Se pose alors la question, délicate pour la CEDH, de l'application des traités de Sèvres et de Lausanne, car la Grèce peut évidemment invoquer ses obligations internationales pour justifier ce maintien de la Charia dans son système juridique. Certes, la Cour européenne "doute, au vu des circonstances particulières de l’espèce, que la mesure dénoncée concernant les droits successoraux de la requérante soit appropriée pour réaliser ce but". Mais elle considère qu'elle "n'a pas à se forger une opinion définitive sur ce point". En effet, il lui suffit de démontrer que la règle mise en oeuvre n'était pas proportionnée au but poursuivi pour conclure au caractère discriminatoire du recours à la Charia. La question délicate des traités est donc poliment écartée.

Elle est d'autant plus écartée qu'en signant et en ratifiant ces conventions internationales, la Grèce ne s'est engagée qu'à respecter les coutumes de la minorité musulmane, ce qui ne signifie pas qu'elle se soit engagée à imposer la Charia. Aucune disposition des traités ne mentionne la compétence du mufti en matière successorale et il existe de grosses divergences de jurisprudence entre les juges grecs, notamment entre la Cour de cassation et le Conseil d'État sur ces questions. Aux yeux de la Cour, ces divergences créent une insécurité juridique et affaiblissent les arguments développés par l'État.


Charia et ghetto juridique



La CEDH observe enfin que l'application de la Charia demeure bien isolée en Europe. La Grèce est même, au moment des faits, le seul pays à l'appliquer à ses citoyens sans leur consentement, depuis que la France a renoncé à la mettre en oeuvre sur le territoire de Mayotte. Quant au Royaume-Uni, les Sharia Councils appliquent la Charia, mais seulement avec l'accord de l'ensemble des parties. En l'espèce, ce caractère impératif de l'application de la Charia interdisait aux citoyens grecs de choisir d'appartenir à la minorité musulmane ou de choisir de s'en extraire. Le caractère discriminatoire du droit grec ne peut donc qu'être constaté.

La Cour ne pouvait, en tout état de cause, poser un principe général d'interdiction de la Charia, même si on aurait sans doute aimé qu'elle se penche sur l'ensemble des règles qu'elle impose, règles qui reposent notamment sur la subordination et la soumission des femmes. Mais elle n'est saisie que d'un contentieux particulier portant sur la conformité à la convention européenne des droits de l'homme d'une jurisprudence des tribunaux grecs en matière successorale. En l'espèce, elle refuse que des citoyens européens, un testateur et son héritière, se retrouvent enfermés dans une identification à une religion qu'ils ne pratiquaient pas, enfermés dans leur appartenance à une minorité, prisonniers d'un ghetto juridique. Même limitée à la simple question du droit testamentaire, la décision s'analyse comme une véritable destruction de la Charia comme système juridique. Car si elle ne peut s'appliquer sans l'accord de ceux, et surtout de celles, qui y sont soumis, ses effets risquent de se réduire comme une peu de chagrin. On ne peut que s'en réjouir, car les citoyens musulmans des États européens sont avant tout des citoyens, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs que l'ensemble de la communauté nationale à laquelle ils appartiennent.



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