L'affaire Bettencourt peut sembler aujourd'hui un peu lointaine. Mais le temps judiciaire n'est pas celui de la presse et l'arrêt Société éditrice de Mediapart et autres c. France, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 14 janvier 2021 attire aujourd'hui l'attention. La décision considère en effet comme conforme à la Convention la décision des juges français qui ont enjoint à Médiapart de retirer de son site certains enregistrements.
Durant l'année 2009, la presse se fit l'écho d'un conflit entre Madame Bettencourt, principale actionnaire du groupe l'Oréal, aujourd'hui décédée, et sa fille. Celle-ci contestait d'importantes donations faites à François-Marie Banier, un photographe qui, selon elle, abusait de la faiblesse de sa mère. A l'appui de ses accusations, elle avait remis à la justice des enregistrements des conversations tenues au domicile de sa mère, effectués à son insu par son maître d'hôtel. En juin 2010, sans que l'on sache exactement comment le site avait obtenu ces pièces, Mediapart en publia des extraits. L'article accompagnant cette publication la justifiait par le fait que ces enregistrements étaient porteurs d'informations d'intérêt général.
Poursuivis devant le juge pénal pour atteinte à la vie privée, les responsables de Mediapart, Edwy Plénel et Fabrice Arfi furent relaxés. En revanche, Mme Bettencourt et Patrice de Maistre, gestionnaire de sa fortune ont obtenu le retrait du site de Médiapart de ces enregistrements au motif qu'ils portaient atteinte à la vie privée de la plaignante. Il s'agissait cette fois d'une procédure civile, particulièrement longue, puisqu'une première décision refusant le retrait avait été contestée en appel, avant de donner lieu à cassation. C'est seulement après le renvoi à la Cour d'appel de Versailles et le rejet du dernier pourvoi par la Cour de cassation le 5 février 2014 que ce retrait fut définitivement acquis, marquant ainsi l'épuisement des recours internes.
La revendication d'un droit à l'information absolu
Sur le fond, on peut résumer facilement les positions développées devant la Cour. Pour les juges français, la vie privée l'emporte sur la liberté de l'information, en particulier parce que les enregistrements ont été réalisés au domicile privé d'une personne, c'est-à-dire dans le lieu où elle peut se croire le plus à l'abri des intrusions. Pour Mediapart, la liberté de l'information l'emporte sur la vie privée, et l'on se trouve alors devant une perception assez proche de celle développée dans le Premier Amendement de la Constitution des Etats Unis. Une nouvelle fois, la CEDH devient ainsi une arène ou s'affrontent deux systèmes, l'enjeu d'intelligence juridique étant souvent plus important que l'intérêt immédiat de la décision.
Mediapart l'entendait bien ainsi, puisque dès la publication, il invoquait l'intérêt général des interceptions. C'était se référer directement à une jurisprudence de la Cour européenne qui, du moins dans un premier temps, considérait presque systématiquement que la liberté de l'information devait prévaloir sur la protection de la vie privée.
La famille princière de Monaco a été la grande bénéficiaire de cette jurisprudence, d'abord avec une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du
prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt
général, ensuite avec un arrêt du 12 juin 2014
qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de
l'enfant caché du Prince Albert. A la lecture de cette jurisprudence, on a le sentiment que la Cour considérait alors que tout élément de
la vie privée d'une personne publique qui, pour un
e raison ou pour une
autre, se retrouvait au coeur de l'actualité, était revêtu du
label "débat d'intérêt général".
De manière plus ou moins avouée, la jurisprudence européenne adoptait une conception très absolutiste de la liberté d'expression, assez proche de celle développée aux Etats-Unis à propos du Premier Amendement. Par voie de conséquence, le droit à la vie privée devenait un droit de seconde zone, qui ne s'appliquait que dans la mesure où la presse voulait bien le respecter.
Hélas pour Médiapart, la longueur de la procédure a finalement permis d'assister à une évolution de la jurisprudence, tant en droit interne qu'en droit européen. L'influence du droit américain s'est un peu effacée au profit de l'émergence d'un standard européen moins favorable aux requérants.
Parle plus bas. Dalida. 1972
Le refus de l'immunité pénale
La première évolution, purement interne, réside dans la décision du Conseil constitutionnel du 10 novembre 2016, rendue à propos de la loi du 14 novembre 2016. Issue d'un puissant lobbying de la presse, ce texte était allé un peu loin en prévoyant rien de moins qu'une immunité totale des journalistes, interdisant toute poursuite sur le fondement de la vie privée. A vouloir trop, on perd tout. Et c'est exactement ce qui s'est passé, le Conseil constitutionnel ayant censuré cette disposition, au motif que le législateur n'avait pas "assuré une conciliation équilibrée entre d’une part la liberté d’expression et de communication, et d’autres part, d’autres exigences constitutionnelles dont le droit au respect de la vie privée". De fait, le momentum était passé et la presse se retrouvait dans une position plus inconfortable qu'avant cette malheureuse loi.
Les limites du débat d'intérêt général
Devant la CEDH elle-même, la jurisprudence sur le débat d'intérêt général a évolué. Il n'est désormais plus question de faire prévaloir systématiquement la liberté de presse sur la vie privée. Dans une jurisprudence abondante, par exemple les deux arrêts de Grande Chambre Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c.Finlande, la Cour dresse une liste de critères définissant ce qu'est une contribution à débat d'intérêt général, et toute information ne l'est pas.
L'équilibre avec le droit au respect de la vie privée s'apprécie ainsi au regard de la notoriété de la personne, de son comportement antérieur, de l'objet du reportage, de son contenu et de ses conséquences. En l'espèce, les enregistrements avaient été obtenus par une captation illicite au domicile de Mme Bettencourt, portaient sur l'utilisation de sa fortune et visaient à montrer qu'elle avait des difficultés à se remémorer certains évènements voire à suivre certaines conversations. Il s'agissait donc de montrer la dégradation de son état de santé et l'altération de son discernement. Autant d'éléments très attentatoires à la vie privée, et les juges du fond ont donc pu prononcer une injonction de retrait de ces enregistrements.
La responsabilité de la presse
La CEDH se réfère aussi, et c'est un élément essentiel, au sens de la responsabilité que doit avoir la presse. Elle n'a donc pas que des droits, mais aussi des devoirs. Citant la Cour d'appel de Bordeaux, la CEDH observe que cette diffusion des enregistrements comporte une « dimension spectaculaire inutile ». En effet, Mediapart aurait pu divulguer ces informations dans un article, au lieu de donner accès aux enregistrements eux-mêmes.
On rejoint ici l'exception de voyeurisme mise en oeuvre dans la jurisprudence récente. C'est ainsi que la CEDH, dans une décision du 25 février 2016 Société de conception de presse et d'édition c. France, sanctionne une atteinte à la vie privée après la publication de la photo, sur la couverture d'un magazine, d'Ilan Halimi, entravé et torturé. Il s'agissait alors de rendre compte de l'ouverture du procès de ses tortionnaires et assassins, le Gang des Barbares, et le juge européen a considéré qu'il n'était vraiment pas nécessaire de raviver la douleur de la famille par une publication aussi cruelle qu'inutile.
Cette jurisprudence est appliquée par les juges internes. Le TGI de
Paris, sanctionne ainsi, le 30 mars 2018, une photographie prise à l’insu de la
requérante à travers la vitre de son appartement, « circonstance
dans laquelle l’intéressée pouvait légitimement espérer être préservée du
voyeurisme de la presse-magazine ». La situation de Madame Bettencourt, espionnée dans son salon, n'est, à l'évidence, pas très éloignée. La CEDH fait d'ailleurs observer que les atteintes à la vie privée sont souvent plus lourdes sur un site internet que dans la presse écrite. Alors que la publication d'un journal chasse le numéro précédent, le site conserve l'information et peut la diffuser de manière continue. L'atteinte à la vie privée se double alors d'une atteinte au droit à l'oubli (CEDH, 28 juin 2018, M.L. et L.W. c. Allemagne).
Pas une fois la CEDH ne met en cause le fait que Mediapart soit à l'origine de l'affaire Bettencourt. A cet égard, le site joue bien le rôle de "chien de garde de la démocratie" que la Cour attribue à la presse. Mais cela ne lui confère pas le droit de tout publier dans une perspective sensationnaliste. Cette référence à la responsabilité de la presse constitue ainsi un élément essentiel de la jurisprudence européenne qui, cette fois, se soustrait résolument à l'influence américaine. La liberté de presse doit certes être protégée, mais pas au prix de la disparition totale de la vie privée et c'est à la presse elle même de définir cet équilibre, sous le contrôle des juges.
Sur la liberté de presse : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire