Le juge des référés du Conseil d'Etat, dans une ordonnance du 3 février 2021 consacre la liberté de presse comme une liberté fondamentale susceptible de donner lieu à un référé de l'article L 521-2 du code de justice administrative. Mais il écarte la requête présentée par deux journalistes, et soutenue par le Syndicat national des journalistes, tendant à ce que le juge enjoigne aux préfets du Nord et du Pas-de-Calais de les laisser accéder aux lieux mêmes des évacuations de camps de migrants, sur les territoires des communes de Grande-Synthe, Coquelles et Calais.
La décision est très caractéristique des méthodes du Conseil d'Etat. D'abord se présenter comme le protecteur des libertés en consacrant une liberté nouvelle ou un principe libéral, apport jurisprudentiel qui sera mis en exergue dans le communiqué de presse diffusé par le Conseil, texte repris dans différents médias. Ensuite, écarter la demande de référé, au motif qu'il n'y a pas lieu d'appliquer de manière positive le principe nouveau, dans la situation d'espèce. Le demandeur voit sa demande rejetée, mais il repart avec une satisfaction morale.
Le défaut d'urgence
Dans le cas présent, le juge des référés du tribunal administratif avait déjà écarté la demande, le 5 janvier 2021, en invoquant le défaut d'urgence. Et il est vrai que les journalistes ne mentionnaient pas d'intervention imminente en vue d'une évacuation, à laquelle ils auraient désiré assister. Le juge des référés du Conseil d'Etat aurait pu reprendre le même motif, car les journalistes n'ont guère modifié leur demande, se bornant à affirmer que "des évacuations de campements sont régulièrement organisées chaque semaine et que des entraves sont systématiquement opposées aux journalistes".
C'est sans doute vrai, mais il n'en demeure pas moins que le référé-liberté est difficilement applicable dans ce cas. Les journalistes demandent en effet au juge des référés de leur garantir une liberté d'accès à des opérations qui ne sont pas encore prévues et qui demeurent donc largement hypothétiques. Il est alors difficile de considérer, au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative que l'administration a déjà porté "dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une
atteinte grave et manifestement illégale" à une liberté fondamentale. Puisque l'évacuation est hypothétique, l'atteinte aux libertés l'est également, et l'urgence de la situation ne saute pas aux yeux.
Le juge des référés du Conseil d'Etat écarte pourtant cette analyse simple qui avait été celle du tribunal administratif. Il préfère rendre une décision plus satisfaisante, à la fois pour les requérants qui remportent une petite victoire symbolique et pour l'image du Conseil d'Etat lui-même.
Chanson des journalistes de Grande-Synthe
Non, je ne vois rien. Les Problèmes. 1965
La liberté de presse
La doctrine a effectivement salué la décision, car c'est la première fois que la liberté de presse est consacrée comme une liberté fondamentale au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative, susceptible donc de donner lieu à un référé-liberté. Ne s'agit-il pas d'une formidable avancée dans la protection des libertés ?
A dire vrai, l'avancée est modeste. Dans une ordonnance du 17 avril 2012, le juge des référés du Conseil d'Etat avait déjà suspendu un arrêté du maire de Saint-Cyr-l’École qui avait interdit la distribution d'imprimés sur le marché, portant ainsi, surtout en période électorale, "une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés d'expression et de communication". Certes, il ne s'agissait pas de sanctionner l'atteinte aux droits des journalistes mais plutôt l'interdiction de la diffusion de journaux ou de tracts. Il n'empêche que la liberté de presse est un élément des "libertés d'expression et de communication" et que la décision du 3 février 2021 ne fait guère qu'appliquer cette jurisprudence à ceux qui sont déjà titulaires de ces libertés.
Le contrôle de proportionnalité
Une fois ce principe acquis, il ne reste plus au juge des référés qu'à écarter la demande d'injonction formulée par les journalistes. Il applique alors la jurisprudence issue du célèbre arrêt Benjamin de 1933, initiée pour la liberté de réunion mais applicable en matière de presse. Il exerce alors un contrôle dit "maximum", appréciant la proportionnalité de la mesure de police à la menace pour l'ordre public.
Il affirme ainsi que la création d'un périmètre de sécurité lors de l'évacuation d'un campement répond à un impératif d'ordre public, puisqu'il s'agit à la fois de "faciliter l'exécution matérielle de leur mission par les forces de
l'ordre", d'"assurer le respect de la dignité due aux personnes évacuées" et de "prévenir les atteintes aux tiers que de telles opérations
pourraient engendrer". La technique du maintien de l'ordre se trouve ainsi validée, y compris dans la mise à distance des journalistes.
Mais à quelle distance ? Le contrôle de proportionnalité permet au juge des référés de dicter sa propre conception de l'équilibre entre les nécessités de l'ordre public et la liberté de la presse. En pratique, les journalistes doivent être tenus à une distance raisonnable, c'est-à-dire celle qui leur permet tout de même de voir les opérations, même de loin. Le juge affirme ainsi que leur information ne doit pas dépendre des communiqués diffusés par les services de presse des préfectures.
Le juge des référés met ainsi en garde le ministre de l'intérieur, car une injonction pourrait être prononcée si les autorités de police écartaient totalement la presse de ces évacuations. En même temps, le juge met aussi en garde les journalistes en leur rappelant que la liberté de presse, comme toutes les libertés, peut être soumise à des restrictions de police, dans le but de protéger l'ordre public. Et qui aura pour mission d'arbitrer les conflits entre ces deux nécessités ? Le Conseil d'Etat, bien entendu.
Sur la liberté de presse : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2
Bonjour,
RépondreSupprimerVous écrivez "Apport jurisprudentiel qui sera mis en exergue dans le communiqué de presse diffusé par le Conseil, texte repris dans différents médias", ce qui est exact. Mais vous êtes particulièrement confraternelle avec vos collègues, car bien des professeurs de droits publics se contentent dans leurs ouvrages et articles des arrêts que le Conseil d'Etat met lui même en avant. Merci en tout cas de ne pas fonder vos choix d'articles de blog sur ce critère.
Parfaite démonstration de la duplicité légendaire du Conseil d'Etat qui parvient encore à faire illusion auprès de certains de vos collègues universitaires naïfs qui sont en pamoison à lire pareilles décisions "tordues" des plaisantins du Palais-Royal. C'est bien connu, appuyez-vous sur les principes, ils finiront par céder !
RépondreSupprimerMais, l'image de la plus haute juridiction administrative est passablement écornée après les récentes révélations selon lesquelles les sinistres conseillers d'Etat : l'ex-directeur de Sciences-Po Paris (Frédéric Mion) et l'ex-SGG, actuel Préfet de la région Ile-de-France (Marc Guillaume) avaient sciemment menti sur la connaissance qu'ils avaient des faits reprochés (inceste) à Olivier Duhamel. Les premières conclusions de l'inspection générale de l'éducation sont accablants pour les deux compères (Cf. "Le préfet Marc Guillaume sur un siège éjectable", Le Canard enchaîné, 10 février 2021, p. 3 ainsi que l'article paru le même jour dans Le Monde sous la plume de Raphaëlle Bacqué et d'Ariane Chemin).
Qui sait ces deux grands serviteurs de l'Etat pourraient être éclaboussés par l'enquête préliminaire ouverte par le parquet de Pairs ? Avec un peu de chance, ils pourraient être mis en examen comme l'est aujourd'hui son vice-président, Bruno Lasserre pour complicité de harcèlement moral.
Bel exemple de République exemplaire...