Sur son site, la Cour de cassation diffuse une note qui devrait alerter non seulement les commentateurs, mais aussi les membres du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat. L'"Actualité de la Cour" sur la procédure pénale en situation d'urgence sanitaire est certes destinée à montrer aux auteurs de pourvoi que la continuité du contrôle de cassation est assurée, mais elle annonce aussi que la Cour entend participer effectivement au contrôle de l'état d'urgence, et qu'elle usera à cette fins de tous les moyens dont elle dispose.
La continuité du contrôle de cassation
"Afin d'assurer une pleine sécurité juridique, la Cour de cassation s'attachera, dès qu'elle sera saisie, à répondre, dans les délais les plus brefs possibles, dans le respect des droits des parties". Cette formulation tranche clairement avec la démarche du Conseil constitutionnel. Souvenons-nous que celui-ci a eu à juger, tout récemment dans une décision du 26 mars 2020, de la loi organique du 23 mars 2020, dont il avait très probablement négocié les termes avec le gouvernement. Il l'a évidemment déclarée conforme à la Constitution, alors même que la procédure d'adoption impliquait une violation directe de l'article 46.
Ce texte, finalement bien commode pour le Conseil, lui permet de juger des questions prioritaires de constitutionnalité quand il le voudra. En effet la loi organique lui permet de suspendre les délais liés à l'examen d'une QPC, et donc de renvoyer celles dirigées contre des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire à une date indéterminée, après la fin de l'état d'urgence. Cette décision a été vivement contestée, et le Conseil a fini par reprendre l'examen de QPC. Il annonce même une audience pour le 21 avril avec cinq QPC au rôle, dont pas une ne porte sur l'état d'urgence sanitaire.
La Cour de cassation, quant à elle, n'entend pas profiter de la possibilité qui lui a été également offerte par la loi organique du 23 mars 2020 de renvoyer l'examen des QPC à une date aussi lointaine qu'indéterminée. Au contraire, elle annonce qu'elle se prononcera "dans les délais les plus brefs possibles". Concrètement, cela signifie que le Conseil constitutionnel pourrait se voir renvoyer une ou plusieurs QPC extrêmement rapidement. Lui sera-t-il possible de refuser de statuer, en attendant la fin de l'état d'urgence sanitaire ? Ne risquera-t-il pas d'être accusé de déni de justice ?
De manière plus précise, la Cour de cassation énumère les domaines dans lesquels elle pourra être amenée à statuer, domaines qui la placent en opposition frontale avec le Conseil d'Etat.
La Cour de cassation, au secours de l'Etat de droit
La détention provisoire
La Cour affirme d'abord qu'elle peut être saisie d'un pourvoi, sur le fondement de l'article 567 du code de procédure pénale, ainsi rédigé : "Les arrêts de la chambre de l'instruction et les arrêts et jugements
rendus en dernier ressort en matière criminelle, correctionnelle et de
police peuvent être annulés en cas de violation de la loi sur pourvoi en
cassation formé par le ministère public ou par la partie à laquelle il
est fait grief, suivant les distinctions qui vont être établies. Le recours est porté devant la chambre criminelle de la Cour de cassation."
Cette fois, c'est la décision du juge des référés du Conseil d'Etat du 3 avril 2020 qui est visée. Elle écarte la demande de suspension de l'ordonnance du 25 mars 2020 qui déclare la prolongation, par une décision administrative, des détentions provisoires. Or l'article 16 de cette ordonnance précise que cette décision s'entend "sans préjudice de la possibilité pour la juridiction compétente d'ordonner à tout moment, d'office, sur demande du ministère public ou sur demande de l'intéressé, la mainlevée de la mesure". Autrement dit, la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel demeure compétente pour juger des recours, et la Cour de cassation des pourvois.
La Cour est donc prête, et surtout elle a les armes judiciaires pour s'opposer frontalement au Conseil d'Etat, armes qui viennent directement de l'état d'urgence "ordinaire", celui qui fut mis en vigueur après les attentats de novembre 2015. Dans son arrêt du 13 décembre 2016, la Chambre
criminelle s'était en effet déclarée compétente pour apprécier la régularité d'une
décision administrative de perquisition, dès lors que "de la régularité de l'acte dépend celle de la procédure" qui suivra. Il est clair que la régularité d'une détention provisoire dépend celle de l'ensemble de la procédure qui conduit au procès pénal. La Cour de cassation fait ainsi planer la menace de l'annulation d'une multitude de procédures pénales, fondées sur l'irrégularité d'une détention provisoire décidée par l'administration, au mépris de la séparation des pouvoirs.
Derrière cette analyse de la Cour apparaît évidemment l'article 66 de la Constitution qui fait du juge judiciaire le "gardien de la liberté individuelle". Le plus amusant dans l'affaire est que le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat étaient habilement parvenus à réduire le champ de compétence du juge judiciaire en décidant, unilatéralement, que la "liberté individuelle" dont il s'agit se réduisait à la liberté d'aller et de venir. Hélas, en l'occurrence, la détention provisoire s'analyse précisément comme une restriction de la liberté d'aller et de venir !
Les QPC
Dans sa note, la Cour ajoute qu'elle sera amenée à juger "du caractère sérieux ou non des QPC transmises par les juridictions ou déposées incidemment à un pourvoi". Et plus précisément, elle ajoute qu'à la date du 9 avril 2020, elle est déjà saisie de deux QPC transmises par les tribunaux judiciaires de Bobigny et de Poitiers. Toutes deux portent sur l'alinéa 4 de l'article L 3136-1 du code de la santé publique, relatif aux manquementx aux règles du confinement. En cas de verbalisation à plus de trois reprises durant une période de trente jours, les faits sont alors punis de six mois d'emprisonnement et de 3 750 € d'amende. Cela signifie que les contraventions, lorsqu'elles sont au moins trois, deviennent constitutives d'un délit, assorti d'une peine privative de liberté.
Il ne fait guère de doute que la QPC présente "un caractère sérieux". En effet, le délit repose sur des comportements qui ont été définis dans la précipitation et qui ne répondent guère au principe de clarté et de lisibilité de la loi. Ainsi, le texte ne dit pas que le document à présenter ne peut pas être rempli au crayon et ne précise guère ce que peut être un "motif familial impérieux" ou un "achat de première nécessité". La marge d'incertitude est loin d'être négligeable et le principe d'interprétation étroite de la loi pénale devrait prévaloir, ce qui ne semble pas toujours le cas dans la pratique des verbalisations.
Surtout, la présomption d'innocence est très malmenée. En effet, une personne verbalisée dispose, en principe, d'un délai de quarante-cinq jour pour contester la contravention. Mais le délit est constitué si elle a été verbalisée trois fois en un mois, ce qui signifie qu'elle risque d'être condamnée à une peine d'emprisonnement avant d'avoir pu contester les contraventions qui sont précisément à l'origine du délit. L'intéressé risque donc se retrouver en prison à cause de trois conventions, au regard desquelles il est toujours juridiquement innocent. La Cour de cassation pourrait bien se précipiter dans cette énorme brèche ouverte par des rédacteurs bien peu attentifs au droit.
La Cour de cassation entend donc exercer son contrôle, et l'exercer pleinement. Elle n'hésite d'ailleurs pas à rappeler les termes de l'article 706-64 du code de procédure pénale, qui lui donnent compétence pour répondre aux demandes d'avis des juridictions pénales, même si ces demandes ne peuvent être formulées en matière de détention provisoire. Il n'empêche, les juges sont incités à user de cette voie, comme des autres voies possibles, pour que les affaires "Covid-19" remontent rapidement jusqu'à la Cour et soient jugées, cette fois dans des arrêts sérieusement motivés. Son intervention est attendue avec impatience, d'autant qu'elle pourrait bien, dans ce domaine de l'état d'urgence sanitaire, apparaître comme l'ultime rempart de l'état de droit.
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