Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux au Conseil d'Etat, publie dans Le Monde du 12 avril 2020 une chronique, dans laquelle il déclare que "les juges administratifs du Conseil d'État se situent loin des polémiques", ajoutant que "le Conseil d’Etat tient une position d’équilibre qui concilie les exigences
du fonctionnement normal de l’Etat et celles de la protection des
libertés publiques". On reconnaît la rhétorique traditionnelle, celle du "Conseil-d'-Etat-protecteur-des-libertés", élément de langage que la Haute Juridiction utilise depuis bien longtemps, souvent reprise par des universitaires traditionnellement respectueux de la "Haute Juridiction".
Par ces propos, le président de la section du contentieux s'efforce de communiquer, de répondre à une crise sans précédent. Mais il ne s'agit pas tant de la crise sanitaire que nous vivons actuellement que de la crise de confiance qui se manifeste désormais haut et fort à l'égard du Conseil d'Etat lui-même. En affirmant que le Conseil "se situe loin des polémiques", l'auteur de cette chronique semble manifester une forme d'autisme très particulière, car il faut bien reconnaître qu'il est, au contraire, au coeur d'une polémique qui remet en cause sa place dans l'organisation juridictionnelle.
Une "Task Force" sans guerre
Le président invoque la création d'une "Task Force", vocabulaire pour le moins belliqueux bien en rapport avec les propos du Président de la République affirmant que nous sommes "en guerre". Mais que l'on se rassure, la "Task Force" dont il est question réunit une quinzaine de juges affectés au jugement des multiples demandes de référés introduites par des requérants qui contestent les actes administratifs pris sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire. Ces quinze juges ne vivent pas dangereusement. D'abord parce que les ordonnances étant, sauf exception, prises par un juge unique, la distance sanitaire est bien respectée. Ensuite, parce que le travail consiste à recopier une motivation parfaitement stéréotypée.
Des motivations stéréotypées
Les requérants s'appuient sur l'article L 521-1 du code de la justice administrative ainsi formulé : " Saisi d'une demande en ce sens
justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes
mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à
laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit
privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans
l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement
illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit
heures ". L'état d'urgence sanitaire implique en effet une atteinte aux libertés, puisqu'il a pour objet de conférer au gouvernement des prérogatives exceptionnelle l'autorisant à prendre des mesures restrictives des libertés qui, en temps normal, seraient, pour bon nombre d'entre elles, de la compétence du juge judiciaire.
Nul ne conteste que la situation nécessite certaines atteintes aux libertés, et à la première d'entre elle qu'est la liberté d'aller et de venir. Le confinement est en effet actuellement le seul moyen d'empêcher la croissance incontrôlée de l'épidémie, surtout si l'on considère que notre pays n'est pas matériellement en état de pratiquer un dépistage systématique ou d'imposer le port du masque à l'ensemble de la population. Mais le fait qu'il soit nécessaire de porter atteinte aux libertés n'interdit pas le contrôle de ces mesures. Il le rend au contraire indispensable, et ce contrôle devrait être approfondi et parfaitement motivé.
Or, pour le moment, la mission de la "Task Force" est simple car toutes les ordonnances de référé se ressemblent. Le juge commence invariablement par rappeler les "circonstances", c'est-à-dire "L'émergence d'un nouveau coronavirus (covid-19), de caractère pathogène
et particulièrement contagieux et sa propagation sur le territoire
français", situation qui a conduit d'abord à l'exercice de la police spéciale des épidémies prévue à l'article L. 3131-1 du code de la santé publique, puis au vote de la loi du 23 mars 2020 instaurant "l'état d'urgence sanitaire".
Ensuite, qu'il soit saisi d'une demande d'injonction de confinement de l'ensemble de la population, de prescription de la chloroquine, de distribution de masques aux professionnels de santé, de fermeture des centres de rétention administrative ou de réouverture des marchés en plein air, de protection des détenus ou du personnel pénitentiaires, la décision est identique. Le juge reprend les données qui lui ont été transmises par l'administration, et les reprend à son compte. Et la décision s'achève toujours de la même manière :"Dans ces conditions, il n'apparaît pas, en l'état de l'instruction et à
la date de la présente ordonnance"qu'il existe "une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté
fondamentale invoquée" etc.
Le Chevalier Blanc
Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine, Coluche, 1977
Gérard Lanvin
Les jurisprudences de combat
Il est quelquefois arrivé que le juge des référés d'un tribunal administratif ait l'audace d'adopter une jurisprudence de combat. Celui de Guadeloupe, le 27 mars 2020 a ainsi enjoint au CHU et à l'Agence régionale de santé de passer commande de chloroquine pour traiter l'ensemble des malades et de tests de dépistage pour en systématiser l'usage. Sans doute ne s'attendait-il pas à autre chose que ce qui s'est produit ? Le juge des référés du Conseil d'Etat a annulé l'ordonnance le 4 avril, au motif que la politique du gouvernement prévoyait d'administrer le médicament aux seuls patients hospitalisés, et que les tests de dépistage étaient en nombre suffisant, puisqu'il n'était pas question de tester l'ensemble de la population.
La situation est bien différente pour les décisions concernant la gestion purement administrative de la crise. Lorsque le juge des référés du Conseil d'Etat, le 3 avril 2020, refuse de suspendre l'ordonnance du Premier ministre prolongeant d'office les détentions provisoires, on aimerait tout de même que le juge s'interroge, même pour le rejeter, sur les moyens fondés sur les atteintes à la séparation des pouvoirs et à la sûreté. Mais non, la motivation est toujours aussi exsangue. En l'espèce, le juge se borne à affirmer qu'il s'agit de lutter "contre la propagation du covid-19" et qu'une telle mesure ne saurait être considérée "comme portant une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales". La question de savoir si cette prorogation de la détention provisoire aurait pu être décidée par le juge des libertés et de la détention habituellement compétent, peut-être en visioconférence, n'est même pas évoquée.
On doit alors s'interroger sur un étrange phénomène. Pourquoi assiste-t-on à cet accroissement considérable des demandes de référé, alors qu'elles n'ont aucune chance d'aboutir et que les moyens des requérants ne sont même pas jugés dignes d'être discutés ? La réponse à cette question est d'une triste simplicité. En l'état actuel des choses, il n'existe aucun autre moyen de contrôle.
Des contrôles inexistants ou inefficaces
Le contrôle du juge judiciaire n'est pas encore intervenu, et l'allongement administratif de la détention provisoire ne pourra être contesté qu'a posteriori, lorsqu'une procédure pénale posera la question de sa légalité. Dans les autres domaines, son intervention est impossible, puisque, par hypothèse, l'état d'urgence sanitaire développe les compétences des autorités administratives, imposant donc des actes administratifs et la compétence des juges administratifs.
Le contrôle parlementaire est parfaitement inexistant. On se souvient que lors de l'état d'urgence décidé par François Hollande après les attentats de novembre 2015, la Commission des lois s'était dotée des moyens d'information et d'investigation identiques à ceux d'une commission d'enquête, suscitant un contrôle en temps réel de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Aujourd'hui, la majorité LaRem s'est montrée moins audacieuse et une simple "mission d'information" a été créée, sous la présidence de Richard Ferrand. Certes, il est prévu que "le cas échéant, la mission pourra demander à bénéficier, pour une durée
n’excédant pas six mois, des prérogatives d’une commission d’enquête". On ne sait pas quand interviendra ce moment, si jamais il arrive. Les parlementaires de l'opposition n'ont guère l'occasion de se faire entendre, et ce ne sont pas les questions "en comité restreint", terriblement soporifiques avec une demi-douzaine de parlementaires dans l'hémicycle, qui permettent un réel débat.
Devant cette situation, le référé fonctionne comme un exutoire, le seul instrument possible pour manifester son irritation face à un état d'urgence qui ne s'accompagne d'aucun contrôle. Le seul problème est qu'il ne conduit précisément à aucun contrôle digne de ce nom, et que la frustration risque de reparaître un jour, déconfinée.
MErci pour ce très intéressant article
RépondreSupprimerJe ne partage pas votre analyse.
RépondreSupprimerD'une part, les jeux sur les expressions employées (je pense notamment à l'expression de task force) dénotent un éloignement de votre part de la réalité de terrain. L'expression de task force est fréquente, bien loin du langage militaire. Comme beaucoup d'expressions, elles ont dérivé.
D'autre part, se surprendre que le conseil d'Etat adopte une motivation parfois stéréotypée lorsque les requêtes le sont, j'avoue, me laisse un peu pantois. Que voudriez vous que le conseil d'Etat fasse ?
Enfin et surtout, je crois qu'on attend du juge qu'il défasse l'action du politique. S'il le fait, il est juste. S'il ne l'est pas, il est au mieux négligent, au pire partial. Finalement, n'est-ce pas là la même littérature, depuis des années?
L'article du quotidien Le Monde intitulé : "La 'ligne de crête' du Conseil d'Etat sur les référés. Une partie des milieux judiciaires estime que la haute juridiction ne défend pas assez les libertés fondamentales" (page 11, 16 mars 2020) complète et illustre parfaitement votre démonstration. Les déclarations du vice-président du Conseil d'Etat relèvent de l'outrage à la raison et manquent de tout sens critique.
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