L'épidémie de Covid-19 constitue une mise à l'épreuve, non seulement de la population dont la résilience fait l'objet d'un test en temps réel, mais encore de notre système juridique, et plus particulièrement de la distinction entre l'ordre judiciaire et l'ordre administratif. Il n'est pas si fréquent que l'on puisse en parler, car poser la question est perçu comme un crime de lèse-Conseil-d'Etat, et bien peu osent s'aventurer à envisager un pouvoir judiciaire unique.
L'analyse comparée de deux décisions récentes, toutes deux décisions de référé, incitent pourtant à ce type de réflexion.
Deux référés
Par la première, du 14 avril 2020, le juge des référés du tribunal de Nanterre, saisi par l'Union syndicale Solidaires, enjoint à la société Amazon France Logistique de procéder sur ses sites, dans les 24 heures, à une évaluation des risques professionnels liés à l'épidémie de Covid-19, et de mettre en oeuvre les gestes barrières et moyens de protection, en les adaptant aux métiers et aux postes occupés. L'injonction s'accompagne d'une astreinte de 1 000 000 € par jour et par infraction constatée.
Par la seconde, du 18 avril 2020, le juge des référés du Conseil d'Etat, saisi d'un référé-liberté par le syndicat CGT de la métallurgie, refuse d'enjoindre à l'Etat de dresser la liste des entreprises de la métallurgie « essentielles à la vie de la
Nation », de fermer les autres et de prendre des mesures particulières
de protection au sein des entreprises poursuivant leurs activités. Cette fois, la requête est écartée, au motif qu'"il n’apparaît pas, en l’état de l’instruction, de carence des autorités
publiques portant manifestement atteinte aux libertés fondamentales
invoquées et justifiant que soit ordonnée la mise en œuvre des mesures
sollicitée".
Des référés différents
Il est évident que les deux référés ne sont pas totalement identiques. Devant le juge judiciaire, le référé permet de demander à la Justice d'ordonner des mesures provisoires destinées à préserver les droits du requérant, à prévenir un dommage ou à faire cesser un trouble manifestement illicite. Devant le juge administratif, il s'agit d'un "référé-liberté", qui permet au juge d'"ordonner toutes mesures nécessaires à la
sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de
droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un
service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une
atteinte grave et manifestement illégale". Le premier est donc plus large que le second, car il n'est pas nécessaire de prouver une atteinte à une liberté fondamentale, en l'espèce le droit à la santé.
En revanche, les deux décisions présentent le point commun de se présenter comme susceptibles d'évolution. L'ordonnance de Nanterre ne prononce pas la fermeture définitive des entrepôts Amazon. Elle se borne à exiger une évaluation des risques, et c'est l'entreprise elle-même qui a décidé la fermeture, officiellement pour procéder à cette évaluation tout en faisant appel de la décision. Bien entendu, il ne saurait être question de voir dans cette fermeture une forme nouvelle de Lock Out. Du côté du juge des référés du Conseil d'Etat, le discours est moins net, mais le juge affirme néanmoins que l'absence de carence des autorités publiques est constatée "en l'état de l'instruction". Autant dire que les choses pourraient peut-être changer, un jour.
La simple lecture des deux décisions permet toutefois de mesurer les différences dans l'étendue du contrôle et dans la motivation.
Le juge des référés de Nanterre se place résolument au coeur d'un conflit du travail et il rappelle les faits. Il note en effet que plusieurs alertes pour "danger grave et imminent" (DGI) ont été déclenchées chez Amazon, que des salariés ont fait valoir un droit de retrait qui a été contestée par la direction, et qu'une plainte pour mise en danger de la vie d'autrui a été déposée. Différentes mises en demeure ont été adressées à l'entreprise par les services de l'Etat, des lettres d'observations ont été envoyées, sans autre résultat que des recours gracieux et hiérarchiques formulés contre ces demandes. Suit ensuite une longue énumération des manquements d'Amazon en matière de protection de ses salariés, le juge constatant surtout l'absence de procédures formalisées de nature à prévenir les risques. En obligation son obligation de sécurité et de prévention de la santé de ses salariés, l'entreprise a donc causé un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser. C'est pourquoi le juge lui enjoint de procéder à une évaluation des risques professionnels et de "restreindre" l'activité dans ses entrepôts.
Le juge des référés du Conseil d'Etat, comme à chaque fois depuis le début de l'épidémie, reprend les motifs qui lui sont fournis, clé en main, par l'Exécutif.
L'ordonnance témoigne ainsi d'un embarras certain au regard de la notion d'"entreprise essentielle à la vie de la Nation", notion pourtant employée le Premier ministre et les membres du gouvernement. L'article 8 du décret du 23 mars 2020 dresse ainsi une liste de catégories d'entreprises qui ne peuvent plus accueillir du public, "jusqu'au 15 avril 2020" (sans doute cette date sera-t-elle modifiée prochainement...). Figure en annexe une liste d'exceptions, essentiellement consacrée au commerce de détail. En principe, tout le monde avait compris que ces entreprises constituaient le secteur "essentiel à la vie de la Nation".
Il est vrai que la notion même ne figure pas dans ce décret, et qu'elle n'est pas davantage mentionnée dans l'article L 3131-15 du code de la santé publique qui attribue de vastes compétences au Premier ministre, notamment celle d'ordonner la fermeture d'entreprises, "à l'exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité". La notion de "première nécessité" n'est, à l'évidence, pas tout à fait synonyme d'entreprise "essentielle à la vie de la Nation". Dans un cas, il s'agit de maintenir la continuité d'un service fourni à la population, dans l'autre c'est la continuité de l'Etat qui est en cause. On serait alors plus proche de la notion d'opérateur d'importance vitale, issue dans l'arrêté du 2 juin 2006, mais le texte n'en donne aucune définition, et la liste, bien qu'annoncée comme consultable en annexe, a disparu du Journal officiel.
Quid de la métallurgie ? Le juge des référés commence par affirmer que le gouvernement a choisi de ne pas interdire la poursuite des activités dans la métallurgie, en se fondant sur "l'exigence de continuité des activités professionnelles essentielles". Cette affirmation ne repose pas sur le décret, puisque ce secteur ne figure pas dans la liste des exceptions au principe de fermeture. Pour le juge, elle résulte de "l'instruction" et des "déclarations faites à l'audience". Le gouvernement a donc simplement fait connaître sa décision au moment de l'audience, et le juge des référés reprend benoîtement les éléments de langage qui lui sont proposés, en déclarant qu'un "confinement total n’est pas nécessaire pour combattre l’épidémie", surtout dans un secteur où les activités, indispensables et non indispensables sont "étroitement intriquées".
Surtout, le juge des référés du Conseil d'Etat n'hésite à rappeler que la responsabilité de la santé et de l'hygiène relève de l'employeur, et que la décision de l'Etat de maintenir l'activité n'emporte aucune conséquence dans ce domaine. Il n'existe donc aucune carence des autorités publiques, puisque le syndicat requérant peut saisir l'inspection du travail, compétente en matière d'hygiène et de santé. Selon une formule désormais bien rodée, le juge note qu'il n'existe donc aucune atteinte grave et manifestement illégale au droit à la santé ne peut être reprochée au gouvernement.
Il ne reste donc au syndicat requérant qu'à se tourner vers la seule voie de droit actuellement ouverte aux plaideurs : le juge judiciaire. Celui-ci a eu le courage d'affronter les menaces de Lock Out d'Amazon et de poser une astreinte extrêmement lourde, ce qui montre sa volonté d'assurer un contrôle réel de l'état d'urgence sanitaire et des obligations des employeurs dans ce domaine. C'est un résultat très positif, si l'on considère qu'il s'agit du premier référé intervenu devant le juge judiciaire dans ce domaine.
De son côté, le juge des référés du Conseil d'Etat liste sur son site une quinzaine de décisions soigneusement triées. Mais la liste est loin d'être exhaustive, car il y a les ordonnances de référé sur lesquelles le Conseil préfère ne pas communiquer. Et il y a surtout celles qui sont rejetées sur le fondement de l'article L 522-3 du code de la justice administrative, en statuant sans instruction contradictoire ni audience publique, lorsqu’elles ne présentent pas un caractère d’urgence ou qu’il est manifeste qu’elle ne relèvent pas de la juridiction administrative, qu’elles sont irrecevables ou mal fondées. Il est impossible de connaître le nombre de ces recours ainsi rejetés dans l'opacité la plus totale et que l'on ne trouve pas sur la base de données Ariane. Il est vrai que cette avalanche de rejets devrait, à court terme, dissuader les requérants qui vont rapidement comprendre que le référé-liberté vise effectivement à protéger la liberté... de l'administration. Ils comprendront alors que le juge judiciaire est sans doute nettement plus efficace dans la protection des libertés.
En revanche, les deux décisions présentent le point commun de se présenter comme susceptibles d'évolution. L'ordonnance de Nanterre ne prononce pas la fermeture définitive des entrepôts Amazon. Elle se borne à exiger une évaluation des risques, et c'est l'entreprise elle-même qui a décidé la fermeture, officiellement pour procéder à cette évaluation tout en faisant appel de la décision. Bien entendu, il ne saurait être question de voir dans cette fermeture une forme nouvelle de Lock Out. Du côté du juge des référés du Conseil d'Etat, le discours est moins net, mais le juge affirme néanmoins que l'absence de carence des autorités publiques est constatée "en l'état de l'instruction". Autant dire que les choses pourraient peut-être changer, un jour.
La simple lecture des deux décisions permet toutefois de mesurer les différences dans l'étendue du contrôle et dans la motivation.
Le travail c'est la santé. Henri Salvador. 1965
Un conflit du travail
Le juge des référés de Nanterre se place résolument au coeur d'un conflit du travail et il rappelle les faits. Il note en effet que plusieurs alertes pour "danger grave et imminent" (DGI) ont été déclenchées chez Amazon, que des salariés ont fait valoir un droit de retrait qui a été contestée par la direction, et qu'une plainte pour mise en danger de la vie d'autrui a été déposée. Différentes mises en demeure ont été adressées à l'entreprise par les services de l'Etat, des lettres d'observations ont été envoyées, sans autre résultat que des recours gracieux et hiérarchiques formulés contre ces demandes. Suit ensuite une longue énumération des manquements d'Amazon en matière de protection de ses salariés, le juge constatant surtout l'absence de procédures formalisées de nature à prévenir les risques. En obligation son obligation de sécurité et de prévention de la santé de ses salariés, l'entreprise a donc causé un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser. C'est pourquoi le juge lui enjoint de procéder à une évaluation des risques professionnels et de "restreindre" l'activité dans ses entrepôts.
Le juge des référés du Conseil d'Etat, comme à chaque fois depuis le début de l'épidémie, reprend les motifs qui lui sont fournis, clé en main, par l'Exécutif.
L'entreprise essentielle à la vie de la Nation
L'ordonnance témoigne ainsi d'un embarras certain au regard de la notion d'"entreprise essentielle à la vie de la Nation", notion pourtant employée le Premier ministre et les membres du gouvernement. L'article 8 du décret du 23 mars 2020 dresse ainsi une liste de catégories d'entreprises qui ne peuvent plus accueillir du public, "jusqu'au 15 avril 2020" (sans doute cette date sera-t-elle modifiée prochainement...). Figure en annexe une liste d'exceptions, essentiellement consacrée au commerce de détail. En principe, tout le monde avait compris que ces entreprises constituaient le secteur "essentiel à la vie de la Nation".
Il est vrai que la notion même ne figure pas dans ce décret, et qu'elle n'est pas davantage mentionnée dans l'article L 3131-15 du code de la santé publique qui attribue de vastes compétences au Premier ministre, notamment celle d'ordonner la fermeture d'entreprises, "à l'exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité". La notion de "première nécessité" n'est, à l'évidence, pas tout à fait synonyme d'entreprise "essentielle à la vie de la Nation". Dans un cas, il s'agit de maintenir la continuité d'un service fourni à la population, dans l'autre c'est la continuité de l'Etat qui est en cause. On serait alors plus proche de la notion d'opérateur d'importance vitale, issue dans l'arrêté du 2 juin 2006, mais le texte n'en donne aucune définition, et la liste, bien qu'annoncée comme consultable en annexe, a disparu du Journal officiel.
Quid de la métallurgie ? Le juge des référés commence par affirmer que le gouvernement a choisi de ne pas interdire la poursuite des activités dans la métallurgie, en se fondant sur "l'exigence de continuité des activités professionnelles essentielles". Cette affirmation ne repose pas sur le décret, puisque ce secteur ne figure pas dans la liste des exceptions au principe de fermeture. Pour le juge, elle résulte de "l'instruction" et des "déclarations faites à l'audience". Le gouvernement a donc simplement fait connaître sa décision au moment de l'audience, et le juge des référés reprend benoîtement les éléments de langage qui lui sont proposés, en déclarant qu'un "confinement total n’est pas nécessaire pour combattre l’épidémie", surtout dans un secteur où les activités, indispensables et non indispensables sont "étroitement intriquées".
Retour à l'employeur
Surtout, le juge des référés du Conseil d'Etat n'hésite à rappeler que la responsabilité de la santé et de l'hygiène relève de l'employeur, et que la décision de l'Etat de maintenir l'activité n'emporte aucune conséquence dans ce domaine. Il n'existe donc aucune carence des autorités publiques, puisque le syndicat requérant peut saisir l'inspection du travail, compétente en matière d'hygiène et de santé. Selon une formule désormais bien rodée, le juge note qu'il n'existe donc aucune atteinte grave et manifestement illégale au droit à la santé ne peut être reprochée au gouvernement.
Il ne reste donc au syndicat requérant qu'à se tourner vers la seule voie de droit actuellement ouverte aux plaideurs : le juge judiciaire. Celui-ci a eu le courage d'affronter les menaces de Lock Out d'Amazon et de poser une astreinte extrêmement lourde, ce qui montre sa volonté d'assurer un contrôle réel de l'état d'urgence sanitaire et des obligations des employeurs dans ce domaine. C'est un résultat très positif, si l'on considère qu'il s'agit du premier référé intervenu devant le juge judiciaire dans ce domaine.
De son côté, le juge des référés du Conseil d'Etat liste sur son site une quinzaine de décisions soigneusement triées. Mais la liste est loin d'être exhaustive, car il y a les ordonnances de référé sur lesquelles le Conseil préfère ne pas communiquer. Et il y a surtout celles qui sont rejetées sur le fondement de l'article L 522-3 du code de la justice administrative, en statuant sans instruction contradictoire ni audience publique, lorsqu’elles ne présentent pas un caractère d’urgence ou qu’il est manifeste qu’elle ne relèvent pas de la juridiction administrative, qu’elles sont irrecevables ou mal fondées. Il est impossible de connaître le nombre de ces recours ainsi rejetés dans l'opacité la plus totale et que l'on ne trouve pas sur la base de données Ariane. Il est vrai que cette avalanche de rejets devrait, à court terme, dissuader les requérants qui vont rapidement comprendre que le référé-liberté vise effectivement à protéger la liberté... de l'administration. Ils comprendront alors que le juge judiciaire est sans doute nettement plus efficace dans la protection des libertés.
Ariane a publié plus d'ordonnances en rapport avec la situation actuelle que vous ne l'écrivez. J'ai en effet pu consulter samedi sur cette base de donnée une cinquantaine dé décisions rendues entre fin mars et maintenant. Il y a notamment des rejets prononcés pour défaut d'urgence ainsi libellés : "Eu égard, d'une part, aux circonstances exceptionnelles aux vues desquelles le décret contesté a été pris et qui ont conduit
RépondreSupprimerle législateur à déclarer, par l'article 4 de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, l'état
d'urgence sanitaire pour une durée de deux mois, et d'autre part, à l'intérêt public qui s'attache aux mesures de confinement
prises, dans le contexte actuel de saturation des structures hospitalières, la condition d'urgence requise par l'article L. 521-2 du code de justice administrative n'est pas remplie."
En complément de votre très instructive conclusion, lire sous la plume de Pierre Januel : "Libertés : le Conseil d'Etat agit le plus souvent en chien de garde du pouvoir", www.mediapart.fr , 22 avril 2020. Tout est alors lumineux.
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