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vendredi 31 mars 2017

Etat d'urgence : Le juge judiciaire et le contrôle des perquisitions (épisode 2)

Par deux arrêts rendus le 28 mars 2017, la Chambre criminelle de la Cour de cassation affirme une nouvelle fois sa volonté de ne pas laisser au Conseil d'Etat le monopole du contrôle des décisions prises sur le fondement de l'état d'urgence. Dans les deux décisions, la Cour sanctionne les juges du fond qui avaient méconnu l'étendue du contrôle de légalité qu'ils sont désormais autorisés à effectuer sur les actes administratifs ordonnant des perquisitions.

Dans l'affaire Adda X., le préfet a décidé une perquisition dans une épicerie d'Echirolles, car il avait "des raisons sérieuses de penser" que les lieux étaient fréquentés par une personne soupçonnée d'y détenir illégalement des armes et d'entretenir des liens avec des individus radicalisés. Dans l'affaire Semi X., c'est le domicile de l'intéressé qui a été perquisitionné. Dans les deux cas, des poursuites ont été engagées à la suite de ces visites, contre Adda X. pour détention de stupéfiants (dix grammes de cannabis), et contre Semi X. pour détention d'armes de catégorie de C et de stupéfiants. Ces procédures sont donc de droit commun, aucun fait lié à une activité terroriste n'ayant été établi.

Aux termes de l'article 111-5 du code pénal, le juge pénal est compétent pour interpréter un acte administratif, lorsque, de cet examen, "dépend la solution du procès pénal" qui lui est soumis. En l'espèce, les perquisitions ont eu lieu sur le fondement l'article 11-I de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence. Elles sont décidées par un acte administratif du préfet, acte qui s'analyse comme une mesure de police administrative. On sait cependant qu'une perquisition administrative devient judiciaire au moment précis où sont découverts des éléments révélant l'existence d'une infraction. On revient alors dans le droit commun de la procédure pénale, et c'est en contestant cette procédure que les requérants invoquent l'illégalité de la décision de perquisition prise par l'autorité préfectorale. 

L'arrêt de décembre 2016


Depuis l'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 13 décembre 2016, il est acquis que les juges du fond peuvent apprécier la légalité de la décision de perquisition prise par le préfet. La Cour de cassation adopte alors une interprétation large des dispositions de l'article 111-5 du code pénal. En effet, dans le cas des perquisitions menées sous état d'urgence, "la solution du procès pénal" ne dépend pas de ce contrôle de l'acte administratif, car celui-ci ne fait pas disparaître les infractions découvertes lors de ces perquisitions. La Cour de cassation décide donc d'élargir une jurisprudence qui se limitait, jusqu'à la décision de décembre 2016, à autoriser le juge pénal à apprécier la légalité d'un acte administratif, quand une personne était accusée d'avoir enfreint ses dispositions. Désormais, le contrôle de la légalité de l'acte peut intervenir non seulement quand il conditionne "la solution du procès pénal"mais aussi lorsque  "de la régularité de l'acte dépend celle de la procédure".


Entre deux joints. Robert Charlebois. 1973

Motivation et demande de motifs


Ce second cas de contrôle de légalité est précisément celui qui est mis en oeuvre dans les deux décisions du 28 mars 2017. Dans les deux affaires, la Cour d'appel compétente a sanctionné l'arrêté préfectoral décidant la perquisition au motif qu'il était insuffisamment motivé. Dans l'affaire Adda X., la Cour affirmait ainsi qu'aucun élément factuel ne venait appuyer l'affirmation selon laquelle l'épicerie était fréquentée par un ou plusieurs individus dont le comportement constituerait une menace pour l'ordre public. Dans l'affaire Semi X, l'arrêté préfectoral ne faisait pas apparaître les éléments de nature à justifier l'urgence de la perquisition. Pour les juges d'appel, les arrêtés étaient tous deux "insuffisamment précis pour justifier la contrainte exercée". 

La Cour de cassation sanctionne pourtant ce raisonnement, estimant qu'aucune des deux cours d'appel n'a exercé son contrôle dans sa pleine intensité. Après avoir constaté l'insuffisance des motifs invoqués, elles auraient du demander au préfet les justifications manquantes. Cette lacune conduit ainsi à la cassation des décisions qui seront une nouvelle fois jugées en appel, les juges devant alors demander à l'autorité administrative les motifs de sa décision pour en apprécier ensuite la légalité.

Par ces deux décisions, la Cour de cassation donne aux juges du fond le mode d'emploi de la jurisprudence initiée en décembre 2016. Il leur appartient en effet d'engager le dialogue avec les autorités administratives exactement comme le fait le Conseil d'Etat lorsqu'il apprécie, par exemple, la légalité des assignations à résidence prononcées sur le fondement de l'état d'urgence. Il n'hésite pas, en effet, même en référé, à rouvrir l'instruction et à organiser une audience durant laquelle il va contraindre l'administration à justifier sa décision. 

Dans une ordonnance de référé du 22 janvier 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat a ainsi considéré comme trop imprécise une note blanche établie par les services de renseignement et utilisée par le préfet pour justifier une assignation. Il y était mentionné que l'intéressé avait été photographié "à plusieurs reprises" devant l'immeuble de Charlie Hebdo dans les jours qui ont précédé l'attentat. Le juge administratif a donc demandé que lui soient communiqués les clichés pris par les services de renseignement. Il a ensuite constaté que ces éléments étaient parfaitement compatibles avec la défense de l'intéressé qui faisait valoir que sa mère habitait à proximité et il a, en conséquence, suspendu l'arrêté d'assignation à résidence. 

De toute évidence, la Cour de cassation invite les juges du fond à faire preuve du même niveau d'exigence vis-à-vis des autorités administratives chargées de mettre en oeuvre l'état d'urgence. Agissant ainsi, la Cour rappelle implicitement que le juge judiciaire est gardien des libertés individuelles et qu'il est également fondé à intervenir dans un contentieux qui ne saurait relever de la compétence exclusive de la juridiction administrative.


Sur l'état d'urgence   : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.




lundi 27 mars 2017

La Cour européenne et l'exportation des prestations sociales

Il est parfois bien utile de se pencher sur les décisions d'irrecevabilité rendues par la Cour européenne des droits de l'homme. Rappelons en effet que l'irrecevabilité ne repose pas toujours sur un vice de forme ou de procédure, par exemple lorsque le requérant n'a pas épuisé les voies de recours qui lui sont offertes par le droit interne. L'article 35 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme prévoit d'autres cas d'irrecevabilité, en particulier le cas de requête "manifestement mal fondée ou abusive". De toute évidence, la Cour doit alors procéder à un examen de l'affaire au fond, même s'il s'agit d'un examen moins approfondi que lorsque la requête est déclarée recevable.

La décision Gouri c. France  28 février 2013 illustre parfaitement cette situation, car la Cour a dû se prononcer sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme du refus des autorités françaises de verser une prestation sociale à une personne au motif qu'elle ne résidait pas en France. 

En l'espèce, Messaouda Gouri est une ressortissante algérienne résidant à Barika (Algérie). Elle s'est vue octroyer en 1999 une pension de veuve invalide avec effet rétroactif au 1er avril 1993. Cette pension, liée à l'activité salariée exercée par son mari en France, est sa seule ressource. Elle déclare être mère de sept enfants et n'avoir jamais eu d'activité professionnelle. En juillet 2006, elle demande une allocation supplémentaire d'invalidité (ASI) avec le même effet rétroactif au 1er avril 1993. Cette fois, la CPAM du Loiret lui oppose un refus, au motif qu'elle ne remplit pas la condition de résidence en France exigée par l'article L 815-24 du code de la sécurité sociale. Ses différents recours demeurent sans succès, et son pourvoi devant la Cour de cassation est rejeté le 28 avril 2011

Elle se tourne donc vers la Cour européenne, en invoquant à la fois l'article 14 de la Convention européenne qui pose un principe général de non-discrimination et l'article 1er du Protocole n° 1 qui consacre le droit de toute personne aux respect de ses biens.

Femme d'Alger. Roy Lichtenstein. 1963


Absence de droit d'obtenir une prestation


La Cour européenne s'interroge d'abord sur l'applicabilité de cette dernière disposition qui, on doit le reconnaître, ne saute pas aux yeux. En effet, le droit au respect des biens n'a pas pour effet de créer un droit d'acquérir des biens, principe reconnu dans l'arrêt Kopecky c. Slovaquie du 28 septembre 2004. Au demeurant, il appartient à chaque Etat de définir son régime de protection sociale et les prestations qu'il entend accorder dans ce domaine. 

Dans son arrêt Stec. et autres c. Royaume-Uni du 6 juillet 2005, la Cour nuance ensuite cette analyse. Elle affirme en effet que l'octroi d'une prestation engendre toujours un intérêt patrimonial. S'il est vrai que l'article 1 du Protocole n° 1 ne garantit pas un droit à pension, la réduction du montant d'une prestation déjà versée ou sa suppression peuvent s'analyser comme une atteinte à un bien que les autorités doivent donc justifier. 

Mais Messaouda Gouri se trouve dans une situation différente. Pour le droit français, elle ne satisfait tout simplement pas aux conditions posées pour l'octroi de l'allocation supplémentaire d'invalidité dont elle sollicite le versement. Dans une décision Bélané Nagy c. Hongrie du 13 décembre 2016, la Cour refuse ainsi de considérer comme une atteinte aux droits de l'article 1er du Protocole n° 1 le fait de refuser une prestation à une personne qui ne remplit pas les conditions pour l'obtenir. Tel est évidemment le cas de Messaouda Gouri qui réside en Algérie alors que la loi impose une condition de résidence sur le territoire français.

Le principe de non-discrimination


La Cour doit tout de même se demander si cette condition de résidence n'est pas de nature discriminatoire. Il ne s'agit plus alors d'examiner la situation particulière de la requérante mais la prestation elle-même, afin de déterminer si elle conforme à l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Sur ce point, la jurisprudence de la Cour est identique à celle mise en oeuvre par les juges français : une situation n'est discriminatoire que si la différence de traitement concerne des personnes placées dans des situations analogues, ou au moins comparables. Il appartient alors à l'Etat de montrer qu'une personne résidant à l'étranger n'est pas dans une situation identique à celle d'une personne résidant en France, au regard des conditions d'octroi de l'allocation. En l'espèce, la preuve n'est guère difficile à apporter car l'ASI a précisément pour objet de garantir un minimum de ressources à des personnes qui résident sur le territoire national. Son montant est d'ailleurs évalué, et même réévalué annuellement, en fonction du coût de la vie en France... mais pas en Algérie. La requérante n'est donc pas dans une situation analogue à celle des bénéficiaires de l'allocation résidant en France. Elle ne peut d'ailleurs pas davantage invoquer une discrimination reposant sur sa nationalité, dès lors que l'allocation est versée aux Algériens résidant en France et n'est pas versée aux Français résidant à l'étranger.

On comprend que la Cour ait finalement opté pour une décision d'irrecevabilité, car sa jurisprudence antérieure permettait clairement d'apporter une solution au litige. L'affaire Messaouda Gouri présente pourtant un intérêt non négligeable puisqu'elle contribue à la définition d'un cadre précis au principe de non-discrimination posé par l'article 14 de la Convention européenne. Non seulement la Cour "ne condamne pas la France" comme l'affirmait certain commentateur dépité, mais elle affirme qu'un Etat peut parfaitement considérer qu'une prestation sociale n'est pas "exportable", à la condition de justifier ce refus. Derrière cette jurisprudence, apparait aussi peut-être une volonté de ne pas contribuer, même indirectement, à d'éventuelles fraudes. En effet, personne n'ignore, et surtout pas la Cour européenne, que le contrôle des prestations versées à l'étranger se révèle parfois bien délicat.


Sur le principe d'impartialité : Chapitre 5 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet

jeudi 23 mars 2017

L'assignation à résidence ou le Conseil d'Etat à tous les étages

La décision rendue par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC)  le16 mars 2017, Soflyan I. a été saluée par tous ceux qui s'opposent à l'état d'urgence. Le Conseil déclare en effet que les dispositions organisant la prorogation de l'assignation à résidence pendant au-delà de douze mois sur le fondement l'état d'urgence ne sont pas conformes à la Constitution. 

L'article 2 de la loi du 19 décembre 2016 prorogeant l'état d'urgence pose une règle simple : "à compter de la déclaration de l'état d'urgence et pour toute sa durée, une même personne ne peut être assignée à résidence pour une durée totale équivalant à plus de douze mois". Il est cependant possible d'y déroger dans l'hypothèse où il existe "des raisons sérieuses de penser que le comportement de la personne continue à constituer une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Dans ce cas, la prorogation ne peut dépasser trois mois et doit être autorisée par le juge des référés du Conseil d'Etat, saisi par le ministre de l'intérieur. Comme c'est le cas depuis le début de l'état d'urgence, la levée de l'assignation à résidence peut, quant à elle, intervenir à tout moment sur la seule initiative de l'administration. On observe que cette disposition a été intégrée dans le droit commun de l'état d'urgence et figure désormais dans les deux derniers alinéas de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955.

En l'espèce, Soflyan I. ne pouvait invoquer l'inconstitutionnalité de la procédure d'assignation à résidence, déjà déclarée conforme à la Constitution par la décision Cédric D. du 22 décembre 2015. Il a donc choisi de contester la prorogation de la mesure dont il est l'objet, c'est-à-dire concrètement sa durée. Il a reçu le soutien de la Ligue des droits de l'homme qui a présenté des observations en intervention.

L'article 66 


Le second moyen soulevé, à dire vrai très ressassé depuis le début de l'état d'urgence, réside dans l'atteinte à l'article 66 de la Constitution qui énonce que "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ". A la lecture de ces dispositions, on pourrait comprendre que le droit français repose sur un principe selon lequel toute atteinte à une liberté constitutionnellement garantie relève de la compétence du juge judiciaire. C'est pourtant loin d'être le cas. En matière d'assignation à résidence, comme dans d'autres domaines, le Conseil affirme qu'il s'agit d'une mesure de police administrative. Ayant pour objet de prévenir les atteintes à l'ordre public, elle est l'expression de prérogatives de puissance publique, justifiant le contrôle par la juridiction administrative.

Dans sa décision du 16 juin 1999, le Conseil constitutionnel distingue clairement la liberté d'aller et venir de la liberté individuelle, celle-ci se définissant comme le droit de ne pas être arrêté et détenu arbitrairement. Aux yeux du Conseil, la liberté individuelle est donc intrinsèquement attachée au principe de sûreté. Il en tire les conséquences dans sa décision du 9 juin 2011, dans laquelle il estime que l'assignation à résidence, en l'espèce il s'agit de la procédure visant les étrangers, ne comporte aucune privation de la liberté individuelle, quand bien même elle entraine des restrictions à la liberté d'aller et venir.

Il est vrai que, dans la même décision Cédric D. du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel formule une réserve d'interprétation. Elle ne concerne cependant pas la durée globale de l'assignation à résidence, mais seulement la durée de l'astreinte obligeant l'intéressé à demeurer dans son lieu d'habitation : pour le Conseil, une astreinte supérieure à douze heures pourrait être analysée comme une atteinte à la liberté individuelle. Dans ce cas, l'article 66 pourrait s'appliquer et la compétence du juge judiciaire  être imposée. Mais, on l'a compris, la réserve d'interprétation porte sur une durée de douze heures d'astreinte et non pas sur une durée de douze mois d'assignation. Et précisément, dès lors que le Conseil n'a pas formulé ce second type de réserve en décembre 2015, on ne voit pas pourquoi il prononcerait une sanction sur ce fondement en mars 2017.

Ce n'est, en tout cas, pas l'arrêt D. rendu par le Conseil d'Etat le 11 décembre 2015 qui était susceptible de le faire changer d'avis. Certes, le juge administratif y déclare qu'une mesure d'assignation à résidence pourrait, "compte tenu de sa durée (...) prendre le caractère d'une mesure privative de liberté".. Sans doute, mais la haute juridiction administrative se prononce sur la conformité d'une assignation à l'article 5 de la Convention européenne.. Une telle décision ne peut donc avoir aucun impact sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui n'est pas plus liée par la Convention européenne des droits de l'homme que par les arrêts du Conseil d'Etat.

Le grief fondé sur la non conformité à l'Article 66 de la Constitution est donc écarté une nouvelle fois. Mais le Conseil constitutionnel est, en quelque sorte, venu au secours de la défense en lui suggérant le seul moyen utile pour obtenir une déclaration d'inconstitutionnalité. Ce moyen, soulevé d'office, a donc été communiqué à l'avocat du requérant, ainsi qu'à celui de la Ligue des droits de l'homme qui ont pu ensuite développer leurs observations. 


 Le Conseil d'Etat : 
"Je suis oiseau, voyez mes ailes
Je suis souris : vivent les rats !"
La chauve-souris et les deux belettes. Jean de La Fontaine


Le principe d'impartialité


Le moyen en question était pourtant visible, et même très visible. Selon le texte soumis au Conseil constitutionnel, Le ministre de l'intérieur était invité à solliciter du juge des référés du Conseil d'Etat la prorogation de l'état d'urgence, décision de prorogation qui pouvait ensuite être contestée devant ce même Conseil d'Etat. Il est vrai que le Conseil d'Etat est partout, mais à ce point...cela s'analyse comme une atteinte au principe d'impartialité.

Rappelons que le principe d'impartialité a valeur constitutionnelle et que le Conseil constitutionnel le rattache à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (décision du 28 décembre 2006). Dans une formule désormais traditionnelle, il affirme que "le principe d'impartialité est indissociable de l'exercice des fonctions juridictionnelles". Dans sa décision QPC du 8 juillet 2011, il déclare ainsi inconstitutionnelle l'organisation du tribunal pour enfants, dès lors que le juge des enfants était compétent pour procéder à la fois à l'instruction et au jugement des infractions commises par des mineurs. Dans la ligne de cette jurisprudence, le Conseil constitutionnel affirme donc "que les dispositions contestées attribuent au Conseil d'État statuant au contentieux la compétence d'autoriser, par une décision définitive et se prononçant sur le fond, une mesure d'assignation à résidence sur la légalité de laquelle il pourrait ultérieurement avoir à se prononcer comme juge en dernier ressort". La disposition portant sur la compétence du juge des référés en matière d'autorisation de prorogation de l'assignation à résidence est donc déclarée contraire à la Constitution.

La décision révèle "en creux" une  accoutumance générale à l'omniprésence du Conseil d'Etat. Les avocats n'y avaient pas songé, tant ils sont habitués à voir la Haute Juridiction administrative intervenir dans tous les domaines et à toutes les étapes de la procédure. Reste tout de même à s'interroger sur l'avenir de cette jurisprudence. Si elle était appliquée de manière rigoureuse, elle pourrait remettre en cause toute l'organisation de la juridiction administrative. On ne doit pas oublier, en effet, que le Conseil d'Etat exerce des fonctions administratives et des fonctions contentieuses. Il est donc conduit à examiner des décrets, dans sa formation de conseil, avant d'en apprécier la légalité, dans sa formation contentieuse. Un tel partage est-il conforme au principe d'impartialité, tel que le définit le Conseil constitutionnel ? La question est désormais posée.

Sur le principe d'impartialité : Chapitre 4 section 1 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet

dimanche 19 mars 2017

Délit d'entrave à l'IVG : les réserves du Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 16 mars 2017, déclare conforme à la Constitution la loi portant extension du délit d'entrave à l'interruption volontaire de grossesse. Les parlementaires auteurs des saisines, généralement les opposants historiques à l'IVG, essuient donc une nouvelle défaite après celle de l'élargissement de l'IVG à douze semaines en 2001, celle de l'autonomie de la femme pour demander l'intervention en 2014, et enfin celle de la suppression du délai d'une semaine entre la demande d'IVG et sa confirmation écrite en 2015.

La décision du 16 mars 2017 ne saurait cependant être analysée comme une victoire des partisans de l'IVG. D'abord, parce que ce n'est pas l'intervention elle-même qui était menacée par ce délit, mais la communication sur l'IVG. Ensuite, parce qu'il faut bien reconnaître que l'infraction sort quelque peu éprouvée du contrôle de constitutionnalité.  En effet, le Conseil constitutionnel formule des réserves d'interprétation qui encadrent strictement ce délit.

Le texte soumis au Conseil constitutionnel trouve son origine dans une proposition portée par Bruno Le Roux et plusieurs de ses collègues du groupe socialiste de l'Assemblée nationale. La loi ne comporte qu'un seul article dont l'objet est à la fois d'élargir et de "moderniser" le délit d'entrave à l'IVG. Cette infraction est apparue avec la loi du 27 janvier 1993, à une époque où l'IVG suscitait des actions violentes destinées à empêcher sa mise en oeuvre. Certains militants s'enchaînaient aux tables d'opérations, d'autres cherchaient à faire pression sur les femmes et sur les médecins par différents procédés d'intimidation. Il s'agissait donc d'une entrave physique à l'IVG et la loi punissait désormais de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende, le fait de perturber " de quelque manière que ce soit l'accès aux établissements (...) , la libre circulation des personnes à l'intérieur de ces établissements ou les conditions de travail des personnels médicaux et non médicaux"

De l'entrave physique à l'intimidation sur internet


Aujourd'hui, ces procédés d'intimidation prennent une autre forme, à une époque où internet est souvent la source d'information privilégiée des femmes qui veulent recourir à l'IVG. On a vu ainsi se multiplier les sites de désinformation et de propagande hostile à l'IVG, souvent cachés sous l'apparence de sites plus ou moins rattachés au service public hospitalier. C'est ainsi qu'IVG.net se présente comme un site d'"écoute", d'"accompagnement", de "conseils spécialisés" et d'"informations complètes". Derrière ces préoccupations altruistes apparaît pourtant une démarche visant à dissuader les femmes de recourir à l'IVG. C'est ainsi que la page "Témoignages" ne comporte que deux types de points de vue : soit la femme a pris brutalement conscience des bienfaits de la maternité et renoncé à son projet, soit elle a procédé à l'IVG et le regrette amèrement car elle a de graves séquelles physiques ou psychologiques...

Pour essayer d'empêcher cette utilisation partisane d'internet, la loi du 4 août 2014 sur l'égalité réelle entre les femmes et les hommes a étendu le délit d'entrave à l'IVG au fait de perturber l'accès des femmes à l'information sur l'intervention. Aujourd'hui, le législateur vote donc un nouvel élargissement visant spécifiquement les sites de désinformation sur internet. L'article L 2223-2 du code de la santé publique est désormais augmenté d'un nouvel alinéa qui punit de la même peine le fait d'exercer "des pressions morales et psychologiques, des menaces ou tout acte d'intimidation à l'encontre (...) par tout moyen de communication au public, y compris en diffusant ou en transmettant, par voie électronique ou en ligne, des allégations ou indications de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur les caractéristiques ou les conséquences médicales d'une interruption volontaire de grossesse". Ce sont ces dispositions qui sont soumises au Conseil constitutionnel.

Le moyen fondé sur l'atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi est rapidement rejeté par le Conseil constitutionnel qui estime ces dispositions suffisamment précises pour qu'il soit rejeté.

 Non non tu n'as pas de nom. Anne Sylvestre. 1973

La liberté d'expression


Par leur second moyen, le plus intéressant, les parlementaires auteurs de la saisine invoquent une violation de la liberté d'expression et de communication, dont le fondement réside dans l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Sa valeur constitutionnelle a été affirmée dans la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 11 octobre 1984 mais cela ne signifie pas qu'elle ait un caractère absolu. Dans sa décision QPC du 28 mai 2010, le Conseil rappelle en effet que le législateur peut décider de porter atteinte à l'exercice de la liberté d'expression dès lors que cette atteinte est nécessaire, adaptée et proportionnée à l'objectif poursuivi.

En l'espèce, le Conseil constitutionnel affirme très clairement que l'IVG relève de "la liberté de la femme" qui découle de l'article 2 de la Déclaration de 1789. Il ajoute que les dispositions qui répriment les manifestations perturbant l'accès aux établissements pratiquant l'IVG ou les actes d'intimidation commis à l'encontre des médecins ou des femmes ne sont pas disproportionnées à l'objectif poursuivi.

Dans le cas des pressions morales et psychologiques, menaces et actes d'intimidation exercés au moyen de sites de communication en ligne, le Conseil constitutionnel se montre plus circonspect. Il admet le caractère proportionné de ce délit nouveau, mais énonce deux réserves aux conséquences particulièrement importantes pour sa mise en oeuvre.

Les réserves


Le Conseil affirme d'abord que "la seule diffusion d'informations à destination d'un public indéterminé sur tout support, notamment sur un site de communication au public en ligne, ne saurait être regardée comme constitutive de pressions, menaces ou actes d'intimidation au sens des dispositions contestées, sauf à méconnaître la liberté d'expression et de communication". De manière très claire, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que les sites de propagande anti-IVG ne sont pas interdits. Il rappelle ainsi que la liberté d'expression protège toutes les opinions, y compris celles qui n'ont pas la faveur de la majorité de la population, surtout celles là puisque, par hypothèse, elles ont davantage besoin d'être protégées. Le délit ne sera constitué que lorsque les gestionnaires de ces sites entreprendront des actions concrètes destinées à empêcher ou dissuader une femme de s'informer sur l'IVG ou d'y recourir. Le site pourra donc expliquer Urbi et Orbi pourquoi l'IVG n'est pas conforme à la volonté de Dieu mais ses gestionnaires ne pourront user d'une pratique bien connue qui consiste à harceler l'intéressée de courriels ou de SMS en lui demandant de repousser l'intervention, jusqu'à ce que le délai légal ait expiré.
 
La seconde réserve concerne les sites qui cachent leur démarche idéologique derrière une apparente neutralité. Pour le Conseil constitutionnel, le délit d'entrave ne saurait être constitué qu'à deux conditions : "que soit sollicitée une information et non une opinion, et que cette information porte sur les conditions de l'IVG et sur ses conséquences et soit donnée par une personne détenant ou prétendant détenir une compétence en la matière". Il s'agit là de sanctionner les sites qui prétendent donner une information médicale alors qu'ils cherchent à dissuader les femmes de recourir à l'IVG. Sont particulièrement visés les numéros d'appel qui laissent croire aux intéressées qu'elles parlent avec un médecin alors que leur interlocuteur a davantage de compétences religieuses que médicales. 

Les deux réserves permettent donc l'exercice de la liberté d'expression, puisque les sites ouvertement hostiles à l'IVG sont parfaitement licites. Ils peuvent même continuer à dire n'importe quoi sur le plan médical.. Le seul élément essentiel aux yeux du Conseil est que leur démarche idéologique ne doit pas être dissimulée. Ils doivent ainsi se présenter comme des sites d'opinion et non d'information. A priori, le Conseil constitutionnel a trouvé un équilibre satisfaisant entre la liberté d'expression et le droit des femmes d'obtenir une information honnête sur l'IVG. Si ce n'est que le dispositif va sans doute se révéler bien délicat à mettre en oeuvre, car la distinction entre l'information et l'opinion n'est pas toujours si facile à apprécier.

Reste à savoir si cette infraction demeurera dans le droit positif. François Fillon a en effet annoncé, dans une interview à Famille Chrétienne, sa volonté, s'il est élu Président de la République, de supprimer le délit d'entrave à l'IVG, qu'il s'agisse de l'entrave physique ou des pressions exercées sur internet. Un bon moyen de revêtir le costume de protecteur de la famille.

Sur le droit à l'IVG : Chapitre 7 section 3 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet


jeudi 16 mars 2017

Le voile en entreprise et la conception française de la laïcité

Dans deux arrêts rendus le 14 mars 2017, la Cour de justice de l'Union européenne estime que l'interdiction du "port visible" de signes religieux dans l'entreprise ne constitue pas, en soi, une discrimination. Les deux affaires étaient très proches, l'une se déroulant en Belgique (Samira Achbita et autres c. G4S Secure Solutions N.V.), l'autre en France (Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l'homme c. Micropole S.A.).

Dans le premier cas, la CJUE considère que l'interdiction du voile n'est pas discriminatoire, alors qu'elle prononce une censure dans le second cas. Les deux décisions ne sont pourtant pas contradictoires mais complémentaires. La première consacre la conception de la laïcité fondée sur le principe de neutralité, la seconde en précise l'encadrement juridique.

Deux questions préjudicielles


Dans le cas belge, Samira Achbita, de confession musulmane et employée comme réceptionniste chez G4S, décide de porter le voile et en informe son employeur. Celui-ci modifie alors son règlement intérieur pour prohiber le port de signes religieux dans l'entreprise et licencie la salariée qui refuse de s'y soumettre. Dans le cas français, Asma Bougnaoui est recrutée comme ingénieure d'études par l'entreprise Micropole alors qu'elle avait décidé de porter le voile durant le stage préalable à son embauche définitive. A la suite de plaintes d'un client, l'entreprise lui demande de respecter le principe de neutralité. Devant son refus, elle procède à son licenciement. 

Ces deux personnes contestent leur licenciement devant les juridictions de leur pays, et les juges belges et français saisissent la CJUE d'une question préjudicielle portant sur l'interprétation de la directive du 27 novembre 2000 sur l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail. Les juges belges demandent à la Cour si l'interdiction de porter un foulard islamique qui découle du règlement intérieur d'une entreprise privée constitue une discrimination directe au sens de la directive. Les juges français demandent, quant à eux, si la volonté d'un employeur de tenir compte du souhait d'un client qui ne veut plus être en rapport avec une salariée portant un foulard peut être considérée comme une "exigence professionnelle essentielle et déterminante" au sens de la directive, et peut donc justifier une interdiction de porter des signes religieux dans l'entreprise.

Dans l'affaire belge, la CJUE reprend expressément à son compte la définition de la liberté religieuse adoptée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Celle-ci intègre non seulement la liberté des convictions religieuses mais aussi celle de les manifester individuellement ou collectivement en public ou en privé.

A partir de cette définition très large, deux conceptions bien distinctes de la laïcité s'opposent désormais. D'un côté, le droit anglo-saxon qui autorise toutes les manifestations religieuses dans l'espace public comme dans l'entreprise. De l'autre côté, la conception développée par l'entreprise belge et qui est également celle du droit français, visant au contraire à assurer le respect du principe de neutralité, l'expression des convictions religieuses demeurant dans la sphère de la vie privée.

Consécration de la conception française de la laïcité 


De toute évidence, la décision Samira Achbita confirme que cette conception française et belge du principe de laïcité n'emporte pas une atteinte à la liberté religieuse. Là encore, la CJUE reprend la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dès son arrêt Dogru c. France du 4 décembre 2008, celle-ci avait affirmé que la laïcité française repose à la fois sur la reconnaissance du pluralisme religieux et sur la neutralité de l'Etat, principes compatibles avec l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Ce principe de neutralité peut s'imposer non seulement aux agents publics mais aussi aux salariés du secteur privé. Sur ce point, la CJUE a précédé la CEDH avec la décision Hartlauer du 10 mars 2009 qui affirme que le règlement intérieur d'une entreprise peut interdire aux travailleurs le port visible de signes religieux, à la condition qu'il s'agisse de mettre en oeuvre une véritable politique de neutralité poursuivie de manière cohérente et systématique. La CEDH, dans son Eweida et autres c. Royaume-Uni du 15 janvier 2013 applique la même jurisprudence a contrario : en l'absence d'une politique de neutralité clairement affirmée, une restriction identique n'est pas possible dans une entreprise britannique.

Ces deux facettes de la laïcité sont donc désormais clairement identifiées, tant par la Cour de Strasbourg que par celle de Bruxelles. Selon la formule employée par l'arrêt de la CEDH Ebrahimian c. France du 26 novembre 2015, le droit européen reconnaît désormais un "modèle français de laïcité".

Salomé. William Dieterle. 1953
Danse des sept voiles. Rita Hayworth

Le cadre juridique de la neutralité

 

Encore faut-il que le principe de neutralité ainsi garanti et consacré au plan européen réponde à certaines conditions de cohérence et de proportionnalité. Le règlement intérieur de l'entreprise ne peut interdire le port de signes religieux que si cette règle "traite de manière identique tous les travailleurs de l'entreprise en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, le respect de la neutralité vestimentaire". Ce n'est pas précisément le voile qui est interdit, mais aussi le port visible d'une croix, d'une kippa, d'un turban, en bref de tout élément de costume susceptible d'afficher des convictions religieuses. Samira Achbita n'est donc pas victime d'une différence de traitement qui s'analyserait comme une discrimination.


Contrairement à ce qu'une lecture rapide pourrait laisser penser, le second arrêt de la CJUE, Asma Bougnaoui, n'est que la conséquence de cette jurisprudence. Dans le cas de Asma Bougnaoui, l'entreprise concernée n'a pas mis en place de politique de neutralité, comme en témoigne le fait que l'intéressée s'est vue accorder un contrat de travail à durée indéterminée alors qu'elle avait décidé de porter le voile durant son stage.

Son licenciement pourrait cependant ne pas être discriminatoire si le souhait d'un client de l'entreprise ne pas avoir à faire à une salarié voilée pouvait être considéré comme une "exigence professionnelle essentielle et déterminante" au sens de la directive. Or, selon ce même texte, cette formulation renvoie à "la nature de l'activité professionnelle et aux conditions de son exercice". Il s'agit donc, à l'évidence, des conditions de travail envisagées de manière objective. C'est ainsi que le port du voile peut quelquefois se révéler dangereux au regard des activités exercées. Dans le cas de Mme Chaplin, partie à l'arrêt Eweida c. Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l'homme a ainsi déjà jugé que le port ostensible d'une croix peut être interdit dans un hôpital, pour des raisons de sécurité. L'interdiction visant Asma Bougnaoui repose, quant à elle, non pas sur des conditions objectives d'exercice de son travail mais sur une appréciation plus subjective du chef d'entreprise qui souhaite donner satisfaction à l'un de ses clients. Pour la Cour de Justice, les dispositions de la directive ne sauraient être interprétées dans ce sens, et le licenciement de l'intéressé se trouve donc dépourvu de fondement juridique.

L'affaire Asma Bougnaoui offre ainsi aux entreprise le mode d'emploi du principe de neutralité. L'interdiction du port de signes religieux doit reposer sur un règlement intérieur qui met en place une politique cohérente de neutralité et vise l'ensemble des salariés, quelle que soit leur confession, ou sur des considérations de sécurité incontestables. Dans les autres cas, l'atteinte à la liberté religieuse peut être sanctionnée. 

Le droit français se trouve ainsi à la fois consacré et encadré. Mais il faut bien reconnaître que cet encadrement ne dépasse pas le principe de non discrimination tel qu'il est déjà garanti par le droit interne. Car ce principe était déjà posé dans la célèbre décision de la Cour de cassation rendue à propos de l'affaire Baby Loup, le 25 juin 2014. Elle avait alors admis le licenciement de l'employée d'une crèche privée, au motif précisément que le règlement intérieur de l'établissement prévoyait une politique de neutralité.

Les partisans français de la  laïcité anglo-saxonne, et ils sont fort nombreux, vont peut-être devoir modifier quelque peu leur discours. Au fil des affaires, de Baby Loup au burkini en passant par l'interdiction de la dissimulation du visage dans l'espace public, la jurisprudence européenne, celle de la CEDH comme celle de la CJUE était devenue, en effet, non pas l'instrument d'une analyse juridique mais plutôt un élément de langage. Dès qu'un texte, national, local, voire le règlement d'une entreprise, prohibait le port de signes religieux, on voyait immédiatement se multiplier dans les médias chroniques et commentaires affirmant, d'un ton informé et péremptoire, que les juges européens censureraient bientôt ces décisions attentatoires à la liberté religieuse, voire aux droits des femmes. La censure espérée ne se produit pas. Au contraire, les juges européens reconnaissent désormais clairement que la neutralité est une politique parfaitement compatible avec la liberté religieuse.


Sur le port du voile en entreprise : Chapitre 10 section 1 du manuel de libertés publiques sur internet



dimanche 12 mars 2017

Un costume relève-t-il de la vie privée ?

"Pour gouverner, il faut avoir manteaux et rubans en sautoir".. La richesse du vêtement a toujours été assimilée à l'opulence de celui qui le porte, comme en témoigne les paroles de la célèbre Chanson des canuts de Lyon écrite en 1894 par Aristide Bruant. Rien n'est changé sur ce point. Le vêtement demeure ce qu'il est convenu d'appeler un marqueur social, et il n'est pas surprenant que le Journal Du Dimanche s'intéresse aujourd'hui aux vêtements d'un candidat à la fonction de Président de la République. 

Le journal annonce, dans son édition du 12 mars 2017, qu'un ami fort généreux aurait offert à François Fillon des costumes particulièrement onéreux. A priori, rien de répréhensible en soi. Les petits cadeaux, comme les gros, entretiennent l'amitié et il n'est pas interdit de s'habiller chez les tailleurs de luxe. Si ce n'est que François Fillon, parlementaire et candidat aux élections présidentielles, est soumis à des contraintes particulières qui l'obligent à déclarer son patrimoine, y compris les dons en nature, et à tenir un compte de campagne mentionnant les aides apportées à sa campagne. Tout cela donnera sans doute lieu à diverses enquêtes et vérifications. 


Pour le moment, le plus intéressant réside dans le commentaire livré par "l'entourage" du candidat au JDD : "On se demande jusqu'où iront ces intrusions malveillantes dans sa vie privée". On comprend que sa défense consistera à expliquer que le vêtement relève du droit au respect de la vie privée, et donc du secret qui lui est attaché.

 Fernand Raynaud. Y'a comme un défaut. Février 1966

Liberté individuelle et vie privée


La jurisprudence relative au vêtement est relativement abondante mais ne concerne que le droit du travail, lorsqu'un employeur impose un uniforme ou une tenue vestimentaire précise aux salariés. On distingue alors deux situations. 

Dans un premier cas, le salarié revendique une liberté vestimentaire durant ses heures de travail. Tel est le cas de celui qui porte un bermuda sous la blouse réglementaire à la place du pantalon imposé par le règlement pour des raisons de sécurité. Dans ce cas, la chambre sociale de la Cour de cassation rappelle, dans une décision du 28 mai 2003 "que la liberté de s’habiller est une liberté individuelle à laquelle nul ne peut apporter de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". Les mots ont un sens et, dans ce cas, la Cour parle de "liberté individuelle" et non pas de "vie privée", précisément parce que le vêtement ne relève pas de la sphère de secret qui entoure la vie la plus intime de l'individu. Le vêtement est un attribut social qui s'insère dans la vie professionnelle et doit se soumettre à ses exigences. 

Dans le second cas, la liberté vestimentaire est revendiquée hors des heures de travail, lorsqu'un salarié se plaint d'être contraint de porter son uniforme pour rentrer chez lui, l'entreprise n'ayant pas prévu de vestiaire sur son lieu de travail. Tel n'est pas le cas d'un salarié de la RATP qui dispose effectivement d'un vestiaire, et la chambre sociale, dans un arrêt du 10 juillet 2013, estime "que le port de la tenue d’uniforme de la RATP auquel sont astreints les machinistes-receveurs jusqu’au retour au centre de bus, était exclusive de toute atteinte à leur vie privée". La notion de vie privée n'est donc invocable devant le juge que lorsque l'employeur impose une contrainte vestimentaire hors du temps de travail, dans une période consacrée traditionnellement à vie personnelle et familiale. 

De cette analyse, certes limitée au domaine du droit social, on peut tout de même déduire que le vêtement n'est pas intrinsèquement attaché à la vie privée. Il relève aussi de la vie sociale. En témoigne l'arrêt fort plaisant rendu par la Cour d'appel de Bordeaux le 3 juin 2003. Une avocate au Barreau de Bergerac avait l'habitude, le week end venu, de faire la manche aux terrasses des cafés en jouant de l'accordéon. La Cour annule la sanction disciplinaire infligée par l'Ordre pour manquement à la dignité, au motif que l'activité musicale de l'intéressée relevait de sa vie privée, à la condition toutefois qu'aucun lien avec sa profession ne puisse être réalisé. En d'autres termes, elle pouvait jouer de l'accordéon tant qu'elle voulait et faire la manche, mais pas avec la robe noire des avocats. Là encore, le vêtement, et plus particulièrement le vêtement professionnel, est perçu comme un élément de la vie sociale, en l'espèce un signe de la dignité de la fonction.

Le débat d'intérêt général


Certes, François Fillon n'est ni un ouvrier en bleu de travail, ni agent de la RATP en uniforme, et encore moins un avocat en robe. Doit-on pour autant en déduire que son vêtement relève de sa vie privée ? Certainement pas, car une telle analyse se heurterait directement à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Celle-ci estime en effet que les nécessités du débat d'intérêt général peuvent justifier une atteinte à la vie privée des personnes. Le droit à l'information l'emporte donc, lorsque la divulgation s'inscrit dans un tel débat.

Pour la CEDH, les personnes célèbres bénéficient ainsi du droit au respect de leur vie privée, mais il s'agit d'une protection de basse intensité. Entrent dans cette catégorie les personnalités politiques, et dans deux arrêts du 14 janvier 2014 Ruusunen c. Finlande et Ojala et Etukeno Oy c. Finlande, la Cour a admis que le livre rédigé par l'ancienne maîtresse du Premier ministre finlandais et racontant leur liaison torride relevait du débat d'intérêt général. Contrairement au simple quidam qui entend demeurer dans l'anonymat, la personnalité politique doit s'attendre à être scrutée, jusque dans ces costumes. 

Cette position trouve son origine dans le célèbre arrêt Goodwin de 1996 qui affirme que la presse remplit une mission de "chien de garde de la démocratie" et qu'elle est donc fondée à s'intéresser de très près aux personnes publiques, y compris en pénétrant dans l'espace de leur vie privée. Il suffit donc que l'élément de vie privée pose une question d'intérêt général pour que la presse soit fondée à s'y intéresser. C'est ainsi que la Cour, dans un arrêt Von Hannover III du 19 septembre 2013, a admis qu'un journal diffuse des photos de la maison de vacances de la princesse Caroline de Monaco et de son époux, située sur une île au large du Kenya. En effet, il ne s'agissait pas seulement de montrer le cadre de leur vie privée, mais de susciter un débat sur la manière dont le couple arrondissait ses revenus en louant leur luxueuse villa. Sur le plan juridique, la situation de François Fillon est exactement identique : le but du JDD n'est pas d'insister sur la coupe irréprochable des costumes du candidat, mais de s'interroger sur leur financement, débat qui évidemment intéresse les électeurs.

Qu'on le veuille ou non, les costumes de François Fillon peuvent donc parfaitement être l'objet d'un débat d'intérêt général, au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme. Au demeurant, on constate que les politiques eux-mêmes n'hésitent pas à mettre leur vie privée en scène, lorsqu'ils espèrent en tirer un avantage de communication. Cette "peopolisation" de la vie politique est aujourd'hui très courante. Que l'on se souvienne de Ségolène Royal faisant, dès 1992, la couverture de Paris-Match avec son bébé, de Nicolas Sarkozy déclarant aux tabloïds qu'avec Carla "c'est du sérieux", ou de... François Fillon posant sur la pelouse de son château en compagnie de ses assistants parlementaires, c'est-à-dire de son épouse et de ses enfants. Il apparaît désormais bien mal placé pour se plaindre d'un amalgame entre sa vie publique et sa vie privée.

Sur le débat d'intérêt général  : Chapitre 8 section 4 § 1 C du manuel de libertés publiques sur internet



samedi 11 mars 2017

Marwa et le droit de mourir dans la dignité

La question de la fin de vie a été largement évoquée, dans les années récentes, à travers le cas de Vincent Lambert, jeune homme en état de conscience minimum dont la famille se déchire. Les uns souhaitent arrêter les traitements et le laisser s'éteindre dans la dignité, les autres demandent qu'il soit maintenu en vie, espérant une improbable amélioration de son état. Aujourd'hui, un autre cas est porté devant le juge des référés du Conseil d'Etat qui s'est prononcé par une ordonnance du 8 mars 2017 Assistance Publique - Hôpitaux de Marseille.

Marwa, est une enfant qui à l'âge de dix mois, en septembre 2016, a été atteinte par un grave virus ayant causé des lésions neurologiques définitives. Elle est désormais entièrement paralysée, ne peut respirer sans être ventilée et doit être alimentée par perfusion. Devant une telle situation, l'équipe médicale de l'hôpital de La Timone à Marseille a décidé l'arrêt des traitements en novembre 2016. Mais les parents de l'enfant refusent cette décision. Ils obtiennent sa suspension du juge des référés du tribunal administratif de Marseille, d'abord par une ordonnance avant-dire-droit du 4 novembre 2016 qui demande une expertise médicale, puis par une seconde ordonnance du 8 février 2017 qui estime que les conditions exigées par la loi Léonetti pour interrompre les traitements ne sont pas réunies, du moins pour le moment. C'est ce que confirme le juge des référés du Conseil d'Etat, saisi en appel par l'Assistance Publique - Hôpitaux de Marseille. Cette décision enjoint donc à l'équipe médicale de continuer les soins dispensés à l'enfant. 

Cette ordonnance ne doit pas être considérée comme une décision de principe qui donnerait une interprétation définitive des dispositions de la loi Léonetti et qui devrait, dans un avenir plus ou moins lointain, susciter une autre décision ordonnant le maintien du traitement de Vincent Lambert. Au contraire, le juge des référés insiste sur le fait que toute décision dans ce domaine est une décision particulière, précision déjà donnée dans l'arrêt du 24 juin 2014 Rachel L. portant sur le cas de Vincent Lambert.  

L'urgence et le fond


La particularité de ce contentieux réside d'abord dans l'étendue des pouvoirs du juge des référés. Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale (…) ». Ces dispositions indiquent donc que le juge des référés ne peut faire cesser une atteinte à une liberté fondamentale que lorsque cette atteinte est "manifestement illégale". En l'espèce, la liberté en cause est le droit de toute personne à la vie, consacré par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme

L'ordonnance du 8 mars 2017 commence par assouplir assez sensiblement ce caractère "manifestement illégal". En l'espèce, le juge des référés s'autorise à contrôler si la continuation du traitement de l'enfant peut, ou non, s'analyser comme une "obstination déraisonnable" au sens de la loi Léonetti. Aux termes de l'art. L 1110-5 al. 2 du code de la santé publique (csp), une telle obstination est caractérisée lorsque "les actes de prévention, d'investigation ou de soins (...) apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". A titre exceptionnel, le juge s'autorise donc à pénétrer dans un contrôle de légalité classique qui n'est plus limité au contrôle de la disproportion manifeste habituellement exercé en matière d'urgence. Cet élargissement est, à l'évidence, lié au caractère irrémédiable de la décision du juge. Le refus de suspendre la décision aurait en effet eu pour conséquence immédiate d'entrainer l'interruption des soins, et donc le décès de l'enfant. Sur le plan purement contentieux, il aurait pu sembler choquant que ce décès intervienne à la suite d'une décision du juge des référés, rendant inutile le contrôle de légalité exercé par les juges du fond.

Dans le cas présent, le juge des référés s'interroge donc sur la légalité de la décision d'interrompre le traitement au regard des conditions posées par la loi Léonetti. Il s'appuie essentiellement sur deux éléments pour justifier son illégalité, deux éléments qui constituent autant de différences avec l'affaire Lambert. 


ça n'arrive qu'aux autres. Nadine Trintignant 1971
Musique de Michel Polnareff

Obstination déraisonnable ou non 


Le juge contrôle d'abord si les conditions posées par l'article L 1110-5 csp sont réunies, justifiant l'interruption du traitement. Les soins traduisent-ils un "obstination déraisonnable", n'ont-ils pas d'autre objet que "le seul maintien artificiel de la vie" ? Dans le cas de lésions cérébrales graves, comme c'est le cas en l'espèce, les médecins peuvent se fonder sur une diversité d'éléments dont le poids respectif ne peut être prédéterminé et dépend des "circonstances particulières à chaque patient", le conduisant "à appréhender chaque situation dans sa singularité". Or, au moment où le  juge est saisi, l'état de conscience, ou d'inconscience, de l'enfant ne semble pas réellement stabilisé. Si les médecins de l'équipe soignante insistent sur le caractère irréversible des lésions, l'expertise demandée par le tribunal administratif de Marseille est plus nuancée. Il n'est pas exclu, à ses yeux, que l'enfant ait un certain niveau de conscience que sa paralysie lui interdit d'exprimer. Devant une telle situation, le juge des référés du Conseil d'Etat estime qu'il n'est pas encore possible d'envisager l'évolution future de l'état de l'enfant, et que l'arrêt des traitements ne peut donc pas encore être envisagé. 

Le juge se montre donc particulièrement prudent et impose à l'équipe médicale de montrer, dans la durée, le caractère irréversible des lésions cérébrales de l'enfant. De cette analyse, on doit d'abord déduire que le juge n'interdit pas à l'équipe médicale d'entreprendre une nouvelle démarche dans les mois, ou peut être les années, qui viennent. Et si l'état de l'enfant ne s'est pas amélioré, le juge n'exclut pas de statuer différemment. Sur ce point, le cas de Marwa est très différent de celui de Vincent Lambert, plongé dans un état végétatif depuis maintenant une dizaine d'années, sans qu'une amélioration sensible ait été observée. Seule la mère de Vincent Lambert pense que l'état de son fils pourrait s'améliorer, et cette opinion est vigoureusement contestée par les expertises.

La volonté de la famille


Dans l'affaire Marwa, le juge des référés ne se fonde pas seulement sur l'état de l'enfant mais aussi sur la volonté de ses parents. Ces derniers refusent tous deux l'interruption du traitement et ce sont eux qui jouent un rôle essentiel dans la procédure. En l'absence de directives anticipées rédigées par le patient lui-même, ce qui est à l'évidence impensable pour une enfant de dix mois, la loi Léonetti prévoit que l'interruption des traitement peut être effective à l'issue d'une procédure collégiale réunissant les médecins traitants, qui se prononcent après avis de la "famille" (art L. 111-4 csp). En l'espèce, l'avis de la famille est négatif, et le juge estime qu'une décision aussi grave ne peut être prise dans de telles conditions.

Cette prise de position du juge trouve certaine son origine dans le sentiment de compassion qu'il éprouve à l'égard des parents de l'enfant et sans doute aussi dans la volonté d'éviter des contentieux particulièrement longs. Sur un plan strictement juridique, la loi Léonetti précise pourtant que les membres de la famille doivent être "consultés". Leur avis n'est que consultatif et l'équipe médicale peut prendre la décision d'arrêter un traitement, même dans l'hypothèse où cet avis est négatif. Le problème est que cette rigueur juridique est bien délicate à mettre en oeuvre lorsqu'une famille n'est pas en mesure d'accepter l'inacceptable. A leur manière, les juges décident donc de laisser du temps au temps. Le temps pour les médecins de démontrer le caractère irréversible des lésions, le temps pour les parents de le comprendre et de l'accepter.

Là encore, la situation est bien différente dans l'affaire Vincent Lambert. Dans son cas, la famille est loin d'être unanime et elle est même extrêmement divisée. Si la mère du jeune homme refuse tout interruption des traitements, son épouse et son frère souhaitent au contraire le laisser s'éteindre dans la dignité. Il faut bien reconnaître que, dans cette affaire, le temps a plutôt permis de cristalliser les conflits plutôt que de les résoudre.

L'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat le 8 mars 2017 montre finalement que la loi Léonetti définit un cadre juridique, librement interprété par le juge. Il est vrai qu'il y est incité par le Code de la santé publique qui rappelle que chaque cas est un cas particulier, qui doit être apprécié dans sa globalité. Le résultat, et c'est le seul point commun entre le cas de Vincent Lambert celui de Marwa, est que l'intervention de la famille devient prépondérante, ce qui n'était sans doute pas dans l'esprit initial de la loi. Le concept même de jurisprudence est-il encore pertinent dans un contentieux où il n'existe que des cas d'espèce très différents et donc le seul point commun est leur caractère tragique ?


Sur le droit de mourir dans la dignité  : Chapitre 8 section 4 § 1 C du manuel de libertés publiques sur internet


mercredi 8 mars 2017

Trêve de plaisanterie

Depuis le débat du PenelopeGate, certains juristes pratiquent d'incroyables torsions sur l'analyse juridique pour la mettre au service de leur militantisme. Ils affirment ainsi, de manière péremptoire, que les poursuites diligentées contre François Fillon devraient être repoussées à une date postérieure aux élections présidentielles. Il existerait donc une sorte de "trêve judiciaire" qui durerait pendant toute la campagne électorale, et durant laquelle il serait impossible de poursuivre un candidat. 

L'un des soutiens de cette thèse est Jean-Eric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, qui vient de publier dans Le Monde un article délicieusement intitulé "La machine à éliminer Fillon rappelle les procès staliniens". L'excès même du propos peut faire sourire, d'autant qu'une lecture attentive montre que l'auteur fait allègrement d'une pierre deux coups. Non seulement il s'efforce d'expliquer que François Fillon devrait être à l'abri des poursuites, mais il cherche également à salir le juge judiciaire. L'idée générale est, en effet, que le Conseil d'Etat, "protecteur-des-libertés", met en oeuvre la trêve électorale, pendant que le vilain juge judiciaire la viole allègrement et bafoue les libertés. La finalité de l'article est donc double, soutenir François Fillon et vanter l'ineffable perfection de la Haute Juridiction administrative.

La trêve électorale devant le juge administratif


Le problème est que cette trêve électorale n'existe pas vraiment devant le juge administratif.

Frédéric Rolin, dans son article sur "La retenue du juge administratif en période électorale", montre que quelques affaires anciennes ont effectivement pu être traitées avec une sage lenteur. Le seul cas cité remonte à presque trente années. Le Conseil d'Etat avait alors été confronté, avant le referendum qui a suivi les accords de Nouméa, à un recours du Front Calédonien contre l'arrêté fixant la liste des partis politiques autorisés à participer à la campagne référendaire, liste dans laquelle il ne figurait pas.  A l'époque le Conseil d'Etat avait effectivement refusé de statuer avant la consultation. Ensuite, dans un arrêt du 10 mai 1989, il avait rendu une décision de non-lieu, l'affaire ne présentant plus aucun intérêt dès lors que le referendum avait eu lieu le 6 novembre 1988. Frédéric Rolin reprend la formule courtoise de René Chapus qui évoque à ce propos "un non-lieu d'expédient". Disons-le franchement, il s'agit de laisser pourrir un contentieux pour ne plus avoir à le traiter. C'est sans doute ce que souhaite J. E. Schoettl à propos de l'affaire Fillon. On doit néanmoins se réjouir que le juge judiciaire se refuse à de telles pratiques qui s'analysent comme un déni de justice.

Au demeurant, cette possibilité est aujourd'hui exclue, même devant le juge administratif pourtant si prêt à temporiser et à rendre la justice quand elle ne présente plus aucun intérêt. Depuis la loi du 30 juin 2000, les procédures d'urgence ont été considérablement développées devant la juridiction administrative. Aujourd'hui, le Front Calédonien pourrait tout simplement déposer un référé et contraindre ainsi le juge à statuer rapidement...

Observons tout de même que le contentieux de la campagne électorale, le seul qui soit de la compétence du juge administratif, n'a vraiment rien à voir avec celui auquel est confronté le juge pénal. Le premier apprécie l'élection, la régularité de la campagne, l'égalité entre les candidats et le respect du pluralisme. Le second juge l'individu et les infractions qu'il est susceptible d'avoir commis. Il est alors particulièrement important que les électeurs puissent être informés avant le scrutin de faits susceptibles d'éclairer son vote.


La Trêve de Dieu

La trêve électorale devant le juge judiciaire


Du côté du juge judiciaire, les choses sont encore plus simples. La prétendue trêve judiciaire n'existe pas et on ne lui trouve aucun fondement juridique. Dans le cadre de cette torsion de l'analyse juridique déjà évoquée, certains ont mentionné l'article L 110 du code électoral, selon lequel "aucune poursuite contre un candidat, en vertu des article L 106 et L 108, ne pourra être exercée (...) avant la proclamation du scrutin". Ils en ont déduit qu'il existait bien une "règle écrite" imposant la trêve judiciaire. On peut tout de même regretter que d'aussi fins juristes ne soient pas allés lire les articles L 106 et L 108 du code électoral. Ils auraient eu la surprise de découvrir que cette trêve ne s'applique pas au cas de François Fillon. L'article L 106 sanctionne les dons ou libéralités offerts à des électeurs pour tenter d'influencer leur vote. L'article L 108 réprime les mêmes faits au sein d'un conseil municipal. Dans les deux cas, il s'agit de punir un candidat qui distribue de l'argent à des électeurs. Dans le cas des faits reprochés à François Fillon, la situation est inversée, puisqu'il s'agit d'enrichir le candidat lui-même, ou sa famille. In fine, on constate l'absence totale de fondement juridique susceptible de justifier une telle trêve.

Aux yeux de J. E. Schoettl, la retenue judiciaire n'emporterait aucune atteinte à l'égalité devant la loi, dès lors qu'il reste possible de poursuivre François Fillon après l'élection s'il est battu, et à la fin de son mandat s'il est élu. Belle conception du principe d'égalité qui repousse les poursuites pénales selon le bon vouloir de celui qui en est l'objet ! Un chef d'entreprise qui a créé un emploi fictif risque aussi d'être poursuivi pour abus de biens sociaux, de voir sa crédibilité mise en cause auprès du personnel de son entreprise, de ses actionnaires ou de ses banquiers. Pourquoi ne pourrait-il pas, lui aussi, invoquer une trêve judiciaire ? Dans l'affaire Fillon elle-même, la trêve serait-elle étendue au bénéfice de Pénélope Fillon et de ses enfants ? L'auteur ne nous livre sur ce point aucune analyse juridique.

De la même manière considère-t-il que le parquet national financier a fait du zèle en demandant l'ouverture d'une instruction quelques jours avant la publication de la loi du 27 février 2017 portant réforme de la prescription. Il convient pourtant de rappeler que le rôle du procureur est précisément de poursuivre, de défendre l'intérêt de la loi, et non pas celui de l'accusé. Il est parfaitement dans son rôle en s'efforçant, en toute légalité, de couvrir l'ensemble d'une affaire, en décidant l'ouverture de l'instruction avant la publication d'une loi dont l'une des dispositions a été votée par les parlementaires pour étendre la prescription des infractions liées à la corruption. L'auteur regrette que cette loi ne soit pas applicable au cas de François Fillon, mais c'est tout de même une piètre défense que celle qui consiste à vouloir effacer les faits illicites par une prescription de complaisance...

D'une manière générale, toute l'analyse repose sur une bien curieuse conception de la séparation des pouvoirs. On comprend que, dans l'esprit de l'auteur, le juge judiciaire ne doit pas intervenir dans les petits arrangements entre amis qui caractérisent la gestion du parlement. Mais la séparation des pouvoirs vise seulement à interdire aux juges toute intervention dans le coeur de l'activité parlementaire que sont le vote de la loi et le contrôle du gouvernement. Elle ne s'applique en aucun cas aux infractions pénales détachables de la fonction législative. Au contraire, la séparation des pouvoirs devrait être invoquée pour permettre au juge judiciaire d'exercer sa mission dans la sérénité, sans être poursuivi par des propos haineux qui l'accusent de "procès staliniens", alors même qu'aucun procès n'est encore prévu. Cette mission du juge judiciaire est précisément au coeur de l'Etat de droit... une notion que J. E. Schoetll ne peut tout de même avoir totalement oubliée.