Il est parfois bien utile de se pencher sur les décisions d'irrecevabilité rendues par la Cour européenne des droits de l'homme. Rappelons en effet que l'irrecevabilité ne repose pas toujours sur un vice de forme ou de procédure, par exemple lorsque le requérant n'a pas épuisé les voies de recours qui lui sont offertes par le droit interne. L'article 35 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme prévoit d'autres cas d'irrecevabilité, en particulier le cas de requête "manifestement mal fondée ou abusive". De toute évidence, la Cour doit alors procéder à un examen de l'affaire au fond, même s'il s'agit d'un examen moins approfondi que lorsque la requête est déclarée recevable.
La décision Gouri c. France 28 février 2013 illustre parfaitement cette situation, car la Cour a dû se prononcer sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme du refus des autorités françaises de verser une prestation sociale à une personne au motif qu'elle ne résidait pas en France.
En l'espèce, Messaouda Gouri est une ressortissante algérienne résidant à Barika (Algérie). Elle s'est vue octroyer en 1999 une pension de veuve invalide avec effet rétroactif au 1er avril 1993. Cette pension, liée à l'activité salariée exercée par son mari en France, est sa seule ressource. Elle déclare être mère de sept enfants et n'avoir jamais eu d'activité professionnelle. En juillet 2006, elle demande une allocation supplémentaire d'invalidité (ASI) avec le même effet rétroactif au 1er avril 1993. Cette fois, la CPAM du Loiret lui oppose un refus, au motif qu'elle ne remplit pas la condition de résidence en France exigée par l'article L 815-24 du code de la sécurité sociale. Ses différents recours demeurent sans succès, et son pourvoi devant la Cour de cassation est rejeté le 28 avril 2011.
Elle se tourne donc vers la Cour européenne, en invoquant à la fois l'article 14 de la Convention européenne qui pose un principe général de non-discrimination et l'article 1er du Protocole n° 1 qui consacre le droit de toute personne aux respect de ses biens.
Femme d'Alger. Roy Lichtenstein. 1963 |
Absence de droit d'obtenir une prestation
La Cour européenne s'interroge d'abord sur l'applicabilité de cette dernière disposition qui, on doit le reconnaître, ne saute pas aux yeux. En effet, le droit au respect des biens n'a pas pour effet de créer un droit d'acquérir des biens, principe reconnu dans l'arrêt Kopecky c. Slovaquie du 28 septembre 2004. Au demeurant, il appartient à chaque Etat de définir son régime de protection sociale et les prestations qu'il entend accorder dans ce domaine.
Dans son arrêt Stec. et autres c. Royaume-Uni du 6 juillet 2005, la Cour nuance ensuite cette analyse. Elle affirme en effet que l'octroi d'une prestation engendre toujours un intérêt patrimonial. S'il est vrai que l'article 1 du Protocole n° 1 ne garantit pas un droit à pension, la réduction du montant d'une prestation déjà versée ou sa suppression peuvent s'analyser comme une atteinte à un bien que les autorités doivent donc justifier.
Mais Messaouda Gouri se trouve dans une situation différente. Pour le droit français, elle ne satisfait tout simplement pas aux conditions posées pour l'octroi de l'allocation supplémentaire d'invalidité dont elle sollicite le versement. Dans une décision Bélané Nagy c. Hongrie du 13 décembre 2016, la Cour refuse ainsi de considérer comme une atteinte aux droits de l'article 1er du Protocole n° 1 le fait de refuser une prestation à une personne qui ne remplit pas les conditions pour l'obtenir. Tel est évidemment le cas de Messaouda Gouri qui réside en Algérie alors que la loi impose une condition de résidence sur le territoire français.
Le principe de non-discrimination
La Cour doit tout de même se demander si cette condition de résidence n'est pas de nature discriminatoire. Il ne s'agit plus alors d'examiner la situation particulière de la requérante mais la prestation elle-même, afin de déterminer si elle conforme à l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Sur ce point, la jurisprudence de la Cour est identique à celle mise en oeuvre par les juges français : une situation n'est discriminatoire que si la différence de traitement concerne des personnes placées dans des situations analogues, ou au moins comparables. Il appartient alors à l'Etat de montrer qu'une personne résidant à l'étranger n'est pas dans une situation identique à celle d'une personne résidant en France, au regard des conditions d'octroi de l'allocation. En l'espèce, la preuve n'est guère difficile à apporter car l'ASI a précisément pour objet de garantir un minimum de ressources à des personnes qui résident sur le territoire national. Son montant est d'ailleurs évalué, et même réévalué annuellement, en fonction du coût de la vie en France... mais pas en Algérie. La requérante n'est donc pas dans une situation analogue à celle des bénéficiaires de l'allocation résidant en France. Elle ne peut d'ailleurs pas davantage invoquer une discrimination reposant sur sa nationalité, dès lors que l'allocation est versée aux Algériens résidant en France et n'est pas versée aux Français résidant à l'étranger.
On comprend que la Cour ait finalement opté pour une décision d'irrecevabilité, car sa jurisprudence antérieure permettait clairement d'apporter une solution au litige. L'affaire Messaouda Gouri présente pourtant un intérêt non négligeable puisqu'elle contribue à la définition d'un cadre précis au principe de non-discrimination posé par l'article 14 de la Convention européenne. Non seulement la Cour "ne condamne pas la France" comme l'affirmait certain commentateur dépité, mais elle affirme qu'un Etat peut parfaitement considérer qu'une prestation sociale n'est pas "exportable", à la condition de justifier ce refus. Derrière cette jurisprudence, apparait aussi peut-être une volonté de ne pas contribuer, même indirectement, à d'éventuelles fraudes. En effet, personne n'ignore, et surtout pas la Cour européenne, que le contrôle des prestations versées à l'étranger se révèle parfois bien délicat.
Sur le principe d'impartialité : Chapitre 5 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet
Votre post est le bienvenu pour nous aider à bien comprendre ce qui nous est mal expliqué par certains médias qui ne s'attachent souvent qu'à l'écume des jours, qu'à certains aspects d'une décision de la Cour européenne des droits de l'Homme de Strasbourg. Sa force tient à sa double dimension pédagogique.
RépondreSupprimer1. La pédagogie du concept d'irrecevabilité d'une requête
Il était particulièrement utile que vous nous rappeliez (pour certains que vous nous appreniez) que l'irrecevabilité d'une requête ne tient pas seulement à des vices de forme et de procédure mais également à des conditions liées à sa substance, à savoir une demande "manifestement mal fondée ou abusive". Dans ce dernier cas de figure, la Cour doit aborder le sujet au fond pour écarter la requête, précisant mieux ainsi les raisons de son rejet.
2. La pédagogie de la gestion du conflit de normes
Comme dans le cas de nombreuses requêtes dont elle a à connaitre, la Cour doit arbitrer entre deux principes fondamentaux, en décidant de faire prévaloir l'un (droit au respect de ses biens) sur l'autre (principe de non-discrimination). On mesure la difficulté de la tâche qui dépasse largement le stricte cadre du droit positif pour empiéter sur le terrain plus subjectif de l'opportunité. C'est parfois le prix à payer pour garder la confiance des Etats parties à la Convention au détriment des citoyens. Le symbole de la Justice n'est-il pas la balance ?
"Y'a pas de pédagogie, y'a que des pédagogues" (Daniel Pennac). Dans le cas d'espèce, nous sommes gâtés grâce à votre analyse qui nous permet d'avoir à la fois la pédagogie et le pédagogue.