Pour le lobby des chasseurs, les semaines se suivent et ne se ressemblent pas. Dans une décision
du 25 octobre 2021, les nouveaux arrêtés obtenus pour autoriser les
chasses dites "traditionnelles" aux oiseaux ont subi une humiliante annulation par le Conseil d'État. En revanche, le Conseil
constitutionnel offre au lobby une belle victoire dans sa décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 4 novembre 2021. Il déclare conformes à la Constitution les dispositions de la loi du 24
juillet 2019 rendant impossible la constitution d'associations de
propriétaires désireux d'interdire la chasse sur leurs terres,
lorsqu'une association
communale de chasse agréée (ACCA) existe déjà sur le territoire de la
commune (art. 422-18 du code de l'environnement).
Le droit d'opposition à l'inclusion de terres dans une ACCA
La QPC a été posée par une "association de chasse des propriétaires libres" qui entendait user de son droit d'opposition à l'inclusion de
terrains dans le territoire d'une ACCA. Ce droit, issu de la loi du 26 juillet 2000 offre une sorte de clause de conscience aux propriétaires. Lorsqu'ils ont clairement manifesté leur opposition à la chasse par
conviction personnelle, leurs terrains peuvent ne pas être intégrés dans le territoire de
l'association communale de chasse agréée (ACCA), quelle que soit leur superficie. C'est donc un véritable
droit de refuser la chasse qui est établi, figurant dans l'article L 422-10 du code de l'environnement.
Ce droit a été imposé par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Elle a en effet été saisie de la loi Verdeille du 10 juillet 1964 qui contraignait
les propriétaires de terrains dont la superficie est inférieure à vingt
hectares, à adhérer à une ACCA. Et précisément, dans une décision Chassagnou et autres c. France du 29 avril 1999,
la Cour a sanctionné une double atteinte à la liberté d'association
et au droit de propriété, respectivement garantis par l'article 11 de la Convention et l'article 1 du Protocole n°1.
Pour la liberté d'association comme pour le droit de propriété, elle a
estimé que les contraintes imposées aux propriétaires de terrains
étaient disproportionnées par rapport aux objectifs d'intérêt général
poursuivis par le législateur. Cette disproportion est particulièrement évidente, lorsque les intéressés
refusent d'adhérer à une ACCA pour des motifs liés à leurs convictions
personnelles, c'est à dire lorsqu'ils sont hostiles à la chasse et
veulent faire de leurs terres un sanctuaire pour les animaux. L'année suivante, la loi du 26 juillet 2000 mettait le droit français en conformité avec le droit européen.
La loi du 24 juillet 2019, fruit d'un lobbying efficace
Mais le lobby des chasseurs est reparti au combat et, comme à chaque fois dans le présent quinquennat, il a été entendu. Lui donner satisfaction n'était pas simple, car il fallait à la fois maintenir le droit de soustraire ses terrains à la pratique de la chasse afin de respecter la jurisprudence de la CEDH, tout en vidant ce droit de son contenu. C'est chose faite depuis la loi du 24 juillet 2019. Si le retrait d'un propriétaire qui possède un terrain
supérieur à 20 hectares demeure possible, il devient beaucoup plus
difficile à des petits propriétaires de se réunir en association mettant
en commun leur territoire pour précisément retirer leurs terres de l'ACCA. La loi
précise en effet que ce recours au mode associatif ne peut exister que
lorsque l'association des opposants à la chasse a été créée antérieurement à l'ACCA. Or toutes les communes rurales ont une ACCA anciennement créée, ce qui signifie que l'association des propriétaires opposés à la chasse ne peut jamais être constituée. La manoeuvre était visible, et les opposants à la chasse ont engagé divers contentieux.
Le lapin. Chantal Goya
Jean Jacques Debout, le chasseur. Carlos, le lapin.
Archives de l'INA, 1978
La CEDH : une affaire en cours
C'est même à propos de cette législation que le Conseil d'État, dans une décision du 15 avril 2021 a fait pour la première fois usage de la faculté offerte aux "hautes juridictions nationales" par le Protocole n° 16 à la Convention de demander à la CEDH un avis consultatif sur "des
questions de principes relatives à l'interprétation ou à l'application
des droits et libertés définis par la Convention pour ses protocoles". La CEDH a accepté la demande d'avis consultatif le 2 juin 2021 et le pronostic n'est pas excellent, ni pour les chasseurs, ni pour le gouvernement qui défend la disposition législative contestée. En effet, admettre que la loi peut empêcher la création d'associations de propriétaires opposés à la chasse revient à opérer un revirement par rapport à la jurisprudence Chassagnou.
La seule possibilité d'y déroger serait de s'appuyer sur la décision Chabauty c. France du 4 octobre 2012,
La Cour avait alors affirmé que la loi Verdeille poursuivait un
objectif d'intérêt général, en évitant le morcellement d'espaces très
étendus par le retrait de petites entités. Elle avait donc admis que la
loi limite le droit de retrait aux propriétaires de terrains
représentant une superficie vaste d'un seul tenant (20 hectares, aux
termes de l'article L 422-13 du code de l'environnement). Mais cette décision repose largement sur la spécificité des faits de l'espèce. Le requérant n'invoquait en effet aucune clause de conscience, étant
lui-même chasseur. Son seul but était de conserver le contrôle entier de
ses terres, afin de les louer à d'autres chasseurs, opération plus
lucrative que l'adhésion à une ACCA. Il recherchait le plus
grand profit, et la Cour européenne a sans
doute ressenti quelque répugnance à l'idée de donner satisfaction à une
revendication invoquant le principe de non-discrimination pour faire
prévaloir, non sans cynisme, un intérêt individuel purement financier.
Quoi qu'il en soit, cette demande d'avis est toujours pendante devant la CEDH. La QPC du 4 novembre 2021 offre ainsi au Conseil constitutionnel l'occasion de préempter le contrôle de la loi de 2019. Il fait prévaloir le point de vue des chasseurs, en écartant, sans trop de motivation, les moyens tirés des atteintes à la liberté d'association et au droit de propriété.
Principe d'égalité et liberté d'association
L'association requérante invoque une éventuelle discrimination, articulée à une atteinte à la liberté d'association. En effet, Si les grands
propriétaires terriens peuvent se retirer d'une ACCA, les petits ne
peuvent en faire autant. Les nouvelles dispositions issues de la loi de 2019 leur interdisent en effet de se constituer en
association pour tenter de répondre aux conditions posées par la loi.
Le Conseil reconnait que les dispositions contestées "privent du droit de se retirer de
l'association communale les associations de propriétaires constituées
après la création de celle-ci, même lorsque les terrains qu'elles
regroupent atteignent cette superficie minimale". Il reconnaît également "une différence de traitement entre, d'une part, ces associations
et, d'autre part, les propriétaires et associations de propriétaires
dont l'existence était reconnue avant la création de l'association
communale". Avec une telle formulation, on ne peut que s'attendre à une déclaration d'inconstitutionnalité.
Mais il n'en est rien. Le Conseil estime que cette atteinte à la liberté d'association est proportionnée à l'objectif poursuivi par le législateur. Il s'agit en effet de "prévenir le morcellement et le rétrécissement
des territoires de chasse des associations communales et assurer ainsi
la stabilité et la viabilité de ces territoires". La liberté d'association est ainsi sacrifiée sur l'autel de la chasse. Les associations de propriétaires opposants à la chasse sont tout simplement privées de toute efficacité. Le Conseil constitutionnel a décidément une bien singulière manière de célébrer le cinquantième anniversaire de la célèbre décision du 16 juillet 1971, celle qui précisément a érigé la liberté d'association en principe fondamental de la République, et l'a ainsi érigée au niveau constitutionnel.
Le droit de propriété
Le droit de propriété est traité exactement de la même manière. Le Conseil constitutionnel, se fondant sur les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, déclarait pourtant, dans sa décision du 16 janvier 1982 que ces dispositions avaient "pleine valeur constitutionnelle (...) en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont al conservation constitue l'un des buts de la société politique".
La formule est belle, mais nul n'ignore que le droit de propriété fait l'objet, de la part du législateur, de nombreuses atteintes. Dans une QPC du 12 novembre 2010, le Conseil encadrait cependant ces atteintes, en précisant qu'elles ne peuvent intervenir que si deux conditions sont réunies. D'une part, elles ne doivent pas conduire à une privation totale du droit de propriété. D'autre part, elles doivent être "justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi".
Qu'en est-il dans le cas des opposants à la chasse ? La loi ne prévoit certes pas la confiscation de leur propriété, même s'ils se voient privés d'un attribut essentiel de leur droit. L'usus, c'est-à-dire le droit de jouir de leur propriété comme ils l'entendent, leur est toutefois purement et simplement refusé. En l'état actuel du droit, les petits propriétaires terrains sont dans l'incapacité de sortir leur terrain de l'ACCA et le droit de chasse demeure géré par l'ACCA, dès lors qu'elle a été créée antérieurement à l'association des opposants. Mais, de nouveau, le Conseil considère qu'une telle atteinte au droit de propriété est propriété à la finalité d'intérêt général, qui est de ne pas morceler le territoire de chasse.
Toute l'analyse du Conseil constitutionnel repose ainsi sur une étrange confusion entre l'intérêt général et l'intérêt particulier des chasseurs. La seule finalité justifiant la législation contestée réside en effet dans la nécessité d'assurer à ces dernier "un territoire de chasse stable et viable". Mais en quoi l'intérêt des chasseurs est-il plus légitime que l'intérêt des promeneurs et randonneurs qui aimeraient, eux aussi, pratiquer leur sport favori ? Hélas, ils s'en voient privés pendant toute la période de la chasse, mais le législateur n'en a cure, sans doute parce que ces promeneurs ne songent pas à se constituer en lobby. De manière plus générale, la décision du Conseil témoigne ainsi d'une évolution inquiétante, comme s'il était normal que les lobbies définissent le contenu de l'intérêt général.
Certes, l'affaire n'est pas terminée et il reste à attendre la réponse de la CEDH à la demande d'avis formulée par le Conseil d'État. Le risque d'une déclaration de non conformité à la Convention européenne n'est pas négligeable, mais la jurisprudence actuelle affirme très clairement la supériorité de la Constitution. L'éventuel conflit entre les juges devrait donc conforter la victoire des chasseurs.
Sur le droit de propriété : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6