L'arrêt Association Elena rendu par le Conseil d'État le 19 novembre 2021 suscite déjà l'attente fiévreuse des administrativistes. Sera-t-il retenu dans la prochaine édition des "Grands Arrêts", ouvrage annuel de nature biblique qui explique aux étudiants éblouis quelles décisions du Conseil d'État-protecteur-des-libertés-publiques doivent entrer dans l'histoire, et surtout ce qu'ils doivent en retenir ?
Nous n'avons pas la réponse à cette question brûlante mais on constate d'emblée que l'arrêt Association Elena, comme beaucoup de "Grands Arrêts", ne présente aucun intérêt immédiat.
Un contentieux complexe
Il s'inscrit dans un contentieux relativement complexe. L'association des avocats Elena a en effet demandé au Conseil d'État l'annulation de la délibération du 5 novembre 2019 par laquelle le conseil d'administration de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) a fixé la liste des pays considérés comme étant des pays d'origine sûrs. En principe, une personne originaire de l'un de ces pays ne peut obtenir l'asile, dès lors qu'il "veille au respect des principes de la liberté, de la démocratie, de l'état de droit, ainsi que des droits de l'homme et des libertés fondamentales". Durant l'instruction de ce recours pour excès de pouvoir, la même association requérante demande l'abrogation partielle de cette délibération, portant sur l'Arménie, la Géorgie et le Sénégal.
Dans un premier arrêt du 2 juillet 2021, le Conseil d'État annule la délibération en tant qu'elle maintient sur la liste
les Républiques du Bénin, du Sénégal et du Ghana. Pour la Géorgie et l'Arménie, il sursoit à statuer renvoie à la section du contentieux les conclusions à fin d'abrogation. Précisément, l'arrêt du 19 novembre 2021 est essentiel dans la mesure où il déclare recevables les conclusions à fin d'abrogation. Mais il ne présente aucun intérêt immédiat, car le Conseil refuse cette abrogation. L'Arménie et la Géorgie demeurent donc sur la liste des pays d'origine sûre, car le juge ne constate pas de dégradation significative de la situation politique dans ces pays.
Que l'on se rassure. Il n'est pas nécessaire de présenter un intérêt immédiat pour être qualifié de "Grand Arrêt". C'est le raisonnement du Conseil d'État qui est nouveau, car il nuance fortement le principe traditionnel selon lequel la légalité d'un acte administratif s'apprécie à la date à laquelle il a été pris. Cette règle est parfaitement logique si l'on considère que le recours pour excès de pouvoir s'analyse comme un "procès fait à un acte", selon la formule bien connue d'Edouard Laferrière. La conséquence en est que l'annulation, si elle intervient, s'applique erga omnes et non au seul requérant.
Le point d'aboutissement d'une jurisprudence ancienne
Cette règle, dans sa rigueur même, présente toutefois l'inconvénient de ne pas toujours permettre au Conseil d'assurer le respect du principe de légalité. La rapporteure publique, Sophie Roussel, met ainsi en évidence l'exigence posée par l'arrêt Dame Lamotte de 1950, aux termes duquel le recours pour excès de pouvoir a pour objet d'"assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité".
Pour assurer le respect de la légalité actuelle, et non pas de la légalité ab initio à la date de l'acte, le juge administratif a développé plusieurs jurisprudences de contournement, évolution commencée avec l'arrêt Despujol dès 1930. Le contentieux du "refus de faire", permet ainsi à un administré de demander l'abrogation ou la modification d'un acte. Le silence gardé sur cette demande permet alors de lier le contentieux et de susciter un arrêt sur la légalité actuelle de l'acte. Cette brèche a ensuite été élargie par une jurisprudence constante, jusqu'à l'arrêt d'Assemblée Association des Américains accidentels du 19 juillet 2019. Celui-ci affirme désormais clairement que le contentieux des décisions de refus s'apprécie au regard des règles applicables non plus à la date des faits mais à la date de l'arrêt.
La décision Association Elena du 19 novembre 2021 élargit encore cette jurisprudence au contentieux du recours pour excès de pouvoir traditionnel, et non plus seulement au contentieux du refus de faire. Il précise donc que "saisi de conclusions à fin d'annulation recevables" il peut également, à titre subsidiaire, être saisi de "conclusions à fin d'abrogation". Il peut alors prononcer lui-même l'abrogation de l'acte s'il constate un "changement de circonstances de droit ou de fait postérieur à l'acte contesté". Cette évolution offre ainsi une nouvelle possibilité de contester un acte devenu illégal et de demander directement au juge son abrogation, quand bien même il serait définitif.
La rapporteure publique fonde cette évolution sur une analyse très générale du principe de légalité. Sur le fond, l'importance de l'arrêt pourrait d'ailleurs être nuancée. En abrogeant l'acte devenu illégal, le Conseil d'État ne fait que rappeler à l'administration son obligation d'abroger un acte devenu illégal, obligation affirmée dès l'arrêt Ponard du 14 novembre 1958.
La politique jurisprudentielle
Les causes de cette évolution ne doivent pas être recherchées dans le seul contentieux administratif mais plutôt dans la politique jurisprudentielle. Il s'agit sans doute de redresser la barre, à un moment où le contentieux administratif est dominé par la procédure de référé, jugée plus rapide et plus efficace que le recours pour excès de pouvoir. Les conclusions de la rapporteure publique évoquent ainsi un risque de "démonétisation du recours pour excès de pouvoir", observant, à juste titre, que le juge des référés exerce un contrôle moins étendu. Elle oublie d'ajouter qu'il statue le plus souvent seul, et qu'il lui arrive d'écarter des demandes par une "ordonnance de tri" qui intervient sans aucune audience.
Sophie Roussel observe plus largement que "le rapport au temps des justiciables et de leur juge a changé". Elle dénonce un recours pour excès de pouvoir "figé dans une orthodoxie conceptuelle". L'arrêt Association Elena a donc pour finalité de déconstruire l'image d'une juridiction coupée du contexte dans lequel elle rend ses décisions, et éloignée des attentes des requérants. Une telle motivation semble tout à fait d'actualité, à une époque où le Conseil d'État fait l'objet d'une certaine contestation, accusé d'être au coeur d'un "État profond" bien éloigné des préoccupations des citoyens. Donnant une image positive du juge administratif-protecteur-des-libertés, on peut penser que la décision a de bonnes chances de rejoindre le cortège admirable des "Grands Arrêts".
Votre pertinente exégèse de cet arrêt "historique" du Palais-Royal illustre parfaitement les vices qui affectent la juridiction administrative, en particulier? et le Conseil d'Etat, en général. Il est bon de les rappeler à l'occasion. Une piqûre de rappel ne fait jamais de mal, surtout en cette période de reprise de la pandémie.
RépondreSupprimer- Le décalage croissant entre les paroles lénifiantes (du vice-président du Conseil d'Etat qui s'apprête à rendre son tablier au début de l'année 2022 et de son service communication, sorte de pravda du monde de demain) et les décisions tarabiscotées (des juridictions administratives). Nous baignons dans l'hypocrisie la plus totale.
- La confusion entre la défense des grands principes du droit (interne et européen) et la défense de l'Administration dont les juridictions administratives jouent le plus souvent le rôle d'idiots utiles. Pour résoudre la quadrature du cercle, l'on pratique, avec une constance qui mérite louange, le jésuitisme, le contorsionnisme juridique.
- Le mélange des genres entre activité de conseil de l'Etat et de juge de ce même Etat rendu encore plus inacceptable lorsque les membres de cette structure d'un autre âge évoluent entre le Palais-Royal et le reste de "l'état profond". Avant de prendre le poste de président de la section du contentieux, Christophe Chantepy fut successivement directeur de cabinet du premier ministre, Jean-Marc Ayrault puis ambassadeur de France à Athènes (ses "pratiques administratives" contestables ne furent jamais sanctionnées en dépit d'une inspection conduite par les fins limiers de Bercy et non par ceux du Quai des Brumes).
- Le hiatus inacceptable entre la sévérité du traitement réservé aux fonctionnaires tentant de faire valoir leurs droits devant les juridictions administratives et le laxisme du traitement réservé aux magistrats soupçonnés des mêmes errements, voire plus graves, que leurs collègues de la Fonction publique. A cet égard, nous recommandons vivement à vos fidèles lecteurs la lecture de l'article mis en ligne par le site mediapart le 20 novembre : " Le Conseil d'Etat secoué par plusieurs affaire de violences sexuelles". On y évoque, en fin de texte, l'affaire Marc Guillaume sanctionné de la manière que l'on sait (Préfet de Paris et de la région Ile-de-France).
- La différence entre l'application honnête et objective du droit administratif et sa perversion insupportable au gré des circonstances. On serait plus dans le champ du tordu que dans celui du droit. Droit et tordu formule employée par l'ex-avocat Dupond-Moretti, assagi depuis qu'il a pris ses quartiers, Place Vendôme. On serait plus dans une justice d'opportunisme que dans une justice de juridisme.
Pour conclure, cet arrêt aurait toute sa place dans le recueil (à créer) dont le titre pourrait être "les Grands Arrêts de l'hypocrisie administrative". Il ne manquerait pas de substance. A quand, la refonte totale de la juridiction administrative pour que la France soit l'authentique état de droit qu'elle revendique être ?
Et, comme souvent, une innovation jurisprudentielle qui s'accompagne du rejet de la requête
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