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dimanche 14 novembre 2021

L'indépendance de la Justice, une question polonaise ?


Dans un arrêt du 8 novembre 2021, Dolinska-Ficek et Ozimek c. Pologne, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne une nouvelle fois le système judiciaire polonais. Quelques mois après l'arrêt Reczkowicz c. Pologne, intervenu le 22 juillet 2021, c'est de nouveau la Chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême polonaise qui se voit refuser la qualification de "tribunal impartial et indépendant établi par la loi". Faute de pouvoir qualifier cette Chambre de "tribunal établi par la loi", la CEDH constate une violation du droit au procès équitable, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Alors que l'affaire Reczkowicz c. Pologne concernait une avocate faisant l'objet de poursuites disciplinaires, l'arrêt  Dolinska-Ficek et Ozimek c. Pologne intervient sur la requête de deux magistrats, l'une juge au tribunal de district de Mystovic, l'autre au tribunal régional de Lublin. Fin 2017 et début 2018, tous deux ont postulé à des postes situés dans d'autres régions, mais tous deux se sont vus refuser la recommandation du Conseil national de la magistrature. Ils ont alors déposé des recours devant la nouvelle Chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême, instance créée lors de la réforme du système judiciaire polonais, en 2017. N'ayant pas obtenu satisfaction devant les juges polonais, ils se tournent vers la CEDH.



Les critères de l'arrêt Guomundur Andri Astraosson c. Islande


Dans un arrêt tout récent rendu en Grande Chambre le 1er décembre 2020, Guomundur Andri Astraosson c. Islande, la CEDH définit ce qu'est un "tribunal établi par la loi". Tel est le cas "lorsque l'organisation judiciaire d'une société démocratique n'est pas laissée au pouvoir discrétionnaire de l'Exécutif mais est définie par la loi votée par le parlement". La Cour précise ensuite qu'un "tribunal" doit être composé de juges sélectionnés sur leur mérite, ce qui inclut à la fois des compétences juridiques et une intégrité morale. D'une manière générale, le pouvoir judiciaire doit être placé à l'abri des ingérences extérieures, y compris celles du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Elle en déduit que les conditions d'indépendance et d'impartialité sont inhérentes à la notion de "tribunal établi par la loi".

L'arrêt Guomundur Andri Astraosson c. Islande énonce un ensemble de trois critères cumulatifs permettant d'apprécier un "tribunal établi par la loi". L'examen de ces critères est précisément l'opération à laquelle se livre la CEDH dans l'affaire Dolinska-Ficek et Ozimek c. Pologne.

 

 

Mazurka. Coppelia. Léo Delibes

Ecole de danse de l'Opéra de Paris. 2001

 

La violation du droit interne

 

Elle commence par se demander s'il y a eu violation du droit interne. Elle constate qu'il y a eu  en effet atteinte aux règles fondamentales de nomination des juges à cette Chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques. En effet, ses membres sont nommés par le Président de la République sur recommandation du nouveau Conseil national de la Magistrature, issu d'une loi du 8 décembre 2017. Et les membres de cette instance ne sont plus élus par leurs pairs, mais par la chambre basse du parlement.

La loi du 8 décembre 2017 avait précisément pour objet de contourner une décision rendue par la Cour constitutionnelle polonaise le 20 juin 2017. La Cour estimait en effet inconstitutionnelle la nouvelle procédure de nomination des juges. De son côté, la Cour de justice de l'Union européenne, dans un arrêt du 19 novembre 2019, a estimé que la Chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques n'était pas un tribunal indépendant au sens de l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux, en raison même de l'intervention dans la procédure du Conseil national de la Magistrature. 

Sur ce point, la décision Dolinska-Ficek et Ozimek c. Pologne se situe dans la ligne jurisprudentielles de l'arrêt Xero Flor w Polsce sp. z.o.o. c. Pologne rendu le 7 mai 2021. la CEDH se penchait alors sur les conditions de désignation des membres de la Cour constitutionnelle polonaise qui avaient jugé l'affaire portée devant elle. Elle parvenait à la conclusion que la formation de jugement n'était pas un "tribunal établi par la loi" au sens où l'entend la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 

Les autres critères superflus

 

Le second critère défini par l'arrêt  Guomundur Andri Astraosson est induit par le premier. La Cour doit en effet se demander si la séparation des pouvoirs a été respectée. La nomination des membres du Conseil national de la magistrature par le Président de la République sur proposition de la Chambre basse du parlement emporte, à l'évidence, une atteinte à la séparation des pouvoirs. La justice se trouve placée sous le double contrôle de l'Exécutif et du Législatif.

Le troisième et dernier critère n'est même pas examiné par la CEDH, dès lors qu'il suffit d'un seul critère non rempli pour que la Chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques ne soit pas considérée comme un "tribunal établi par la loi". Il consiste à rechercher si les tribunaux polonais avaient la possibilité de contrôler les nominations des juges. Or, en l'espèce, les juges requérants ne pouvaient contester le refus de leur nomination que devant l'instance dont la composition est précisément contestée.

 

Et l'indépendance de la justice, en France ?

 

Les arrêts sanctionnant le système judiciaire polonais se multiplient, et on ne peut que saluer l'effort de la CEDH pour assurer le respect de l'État de droit dans une démocratie qui devient de plus en plus "illibérale". La liste des arrêts dans ce sens risque d'ailleurs de s'allonger, et la CEDH affirme, dans cette même décision Dolinska-Ficek qu'elle dénombre cinquante-sept affaires en attente, portant sur la justice polonaise. Il n'en demeure pas moins que les autorités françaises devraient s'intéresser de près à ces décisions. 

Que penser en effet d'un Garde des Sceaux qui n'hésite par à saisir l'Inspection générale de la justice, commission administrative rattachée à l'Exécutif pour enquêter sur certains membres du Parquet national financier ? Que penser d'un même Garde des Sceaux compétent ensuite pour saisir le Conseil supérieur de la magistrature en vue d'engager des poursuites disciplinaires contre les magistrats du parquet ? Que penser d'un Conseil constitutionnel, totalement intégré dans les procédures contentieuses par la Question prioritaire de constitutionnalité, et dont les membres sont, pour la plupart, des personnalités du monde politique nommées par le Président de la République et par les présidents des assemblées parlementaires ? Il faut bien reconnaître que l'Exécutif comme le Législatif peuvent exercer de multiples ingérences dans l'activité des juges. 

"Indignez-vous !", clamait le regretté Stéphane Hessel, et il avait raison. Mais il serait souhaitable de ne pas avoir l'indignation trop sélective. L'indépendance de la justice en Pologne suscite de nombreuses critiques parfaitement justifiées, mais l'indépendance de la justice en France ne semble pas mobiliser beaucoup de monde. C'est dommage.


Sur le droit à un tribunal impartial : Chapitre 4, section 1, § 1, D du Manuel de Libertés publiques sur internet.


1 commentaire:

  1. La question soulevée dans votre conclusion est aussi pertinente qu'actuelle. Preuve en est la "convocation" des Etats généraux de la Justice par le président de la République. Une vaste blague, mais enfin, elle a le mérite d'exister et de faire écran de fumée en cette période de montée du "populisme" et de pré-campagne présidentielle.

    Patrie auto-proclamée des droits de l'homme et "embêteuse du monde" (L'impromptu de Paris de Jean Giraudoux), la France serait bien inspirée de balayer devant sa porte avant d'administrer des leçons d'exemplarité à la terre entière, y compris à la Pologne (dont l'attitude prête, parfois, le flanc à la critique). Un authentique exercice d'introspection devrait porter sur nos deux ordres de juridiction.

    La justice judiciaire est mal en point. Outre que les citoyens attendent depuis plus d'une décennie la mise en oeuvre de la réforme du parquet sollicitée par deux arrêtes de la CEDH en 2010, les principes du droit à un procès équitable sont passablement malmenés par une majorité de magistrats. De facto, la présomption d'innocence est une présomption de culpabilité. Sans parler de l'égalité des armes, du débat contradictoire, du délai raisonnable. Dans ce domaine, comme dans bien d'autres, nul besoin d'une loi, d'un comité théodule, simplement l'application stricte de l'existant et des grands principes.

    Le fonctionnement de la juridiction administrative, sorte d'idiot utile de l'administration, est à revoir de fond en comble en dépit des brevets d'auto-satisfaction que nous assène son vice-président, Bruno Lasserre, mis en examen pour complicité de harcèlement moral dans ses précédentes fonctions. La palme revenant, dans ce domaine, au Conseil d'Etat qui n'a cure des principales dispositions de la convention européenne des droits de l'homme.

    Dans la "Grande Nation", on se rassure comme on peut grâce aux pétitions de principe généreuses et autres gadgets (inflation normative, débauche de commissions, d'autorités qui n'ont d'indépendantes que le nom, états généraux, conventions citoyennes ...). Voilà qui évite les remises en cause douloureuses ... avec ou sans le sauveur Sauvé !

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