Pages

mercredi 22 septembre 2021

Les "décrocheurs" devant la Cour de cassation


Dans trois décisions du 22 septembre 2021, la Chambre criminelle de la Cour de cassation examine les pourvois distincts déposés par trois militants de la cause environnementale qui avaient décroché la photographie du président de la République, exposée dans la salle des mariages de la mairie du IIe arrondissement de Lyon. Le portrait dérobé a ensuite été brandi lors d'une manifestation. 

Poursuivis pour vol en réunion, les "décrocheurs" avaient d'abord bénéficié d'une jurisprudence "de combat" du tribunal correctionnel de Lyon qui avait prononcé une relaxe le 16 septembre 2019. Le parquet avait évidemment fait appel, et la Cour d'appel avait prononcé des condamnations d'ailleurs symboliques à 500 € d'amende, avec sursis. La Cour de cassation, quant à elle, répond de manière différenciée selon les pourvois.

Deux d'entre eux sont purement et simplement rejetés. Ils reposaient sur une analyse militante reprenant l'état de nécessité invoqué par le tribunal correctionnel. Les auteurs du troisième pourvoi, et surtout leur avocat, ont pensé à invoquer un autre moyen portant sur l'étendue du contrôle des juges du fond. Leur pourvoi est accueilli en effet, sur leur motif que les juges ont omis d'apprécier si la condamnation portait une atteinte excessive à leur liberté d'expression. 

 

L'état de nécessité

 

Le tribunal correctionnel, sans doute présidé par un magistrat nostalgique de l'illustre Président Magnaud, avait prononcé une relaxe en se fondant sur l'état de nécessité. La notion est d'origine purement jurisprudentielle. Le 4 mars 1898 en effet, le "Bon Juge Magnaud", président du tribunal de Chateau-Thierry, avait acquitté Louise Ménard, une jeune femme qui avait dérobé un pain dans un boulangerie, car son enfant et elle n'avaient rien mangé depuis deux jours. Clemenceau reprit ensuite l'histoire dans L'Aurore, et le juge Magnaud, depuis lors, incarne l'état de nécessité.

Depuis cette date, l'état de nécessité a intégré l'article 122-7 du code pénal : " N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace". L'état de nécessité permet ainsi, non pas d'atténuer la peine, mais de supprimer la culpabilité elle-même.

Devant la Cour de cassation, les auteurs du pourvoi reprennent l'analyse du tribunal correctionnel. S'appuyant sur l'"urgence climatique", ils affirment que le dérèglement climatique est un fait qui affecte gravement l'avenir de l'humanité. Le vol du portrait du président Macron est alors un moyen de lutter contre ce dérèglement. 

 

Les conditions de l'état de nécessité

 

Aucune des conditions exigées dans l'état de nécessité n'est remplie en l'espèce. La première réside dans le caractère actuel ou imminent du danger. La personne qui accomplit l'acte ne doit pas avoir d'autre ressource que de violer la loi pour écarter un danger. Dans l'affaire Louise Ménard, une femme et son enfant risquaient de mourir de faim. Les "décrocheurs" invoquent, quant à eux, une "urgence climatique". Mais si le dérèglement climatique est dangereux, ce danger n'est tout de même pas "imminent"

La seconde condition réside dans la proportionnalité de la riposte à la menace. Dans deux arrêts, du 19 novembre 2002 d'abord, puis du 7 février 2007 ensuite, la Chambre criminelle avait déjà écarté l'état de nécessité dans le cas de condamnations prononcées contre des militants écologistes qui avaient détruit des cultures d'OGM. Elle avait alors affirmé que le fauchage de ces végétaux génétiquement modifiés n'était pas l'unique moyen de lutter contre ce type de culture. Peut-être même les auteurs auraient-ils pu envisager quelques recours contentieux pour contester les autorisations d'essais de ces cultures.

Dans le cas des "décrocheurs", la situation est encore plus étrange au regard du principe de proportionnalité, qui fait entièrement défaut. Devant la Cour de cassation, ils auraient dû démontrer que le décrochage du portrait du président de la République a un impact sur le dérèglement climatique, preuve qui s'est révélée plutôt délicate. Devant l'impossibilité d'une telle preuve, deux des trois pourvois sont écartés.

 

 

Macron in the sky with diamonds. Les Goguettes. Mai 2020

 

L'atteinte éventuelle à la liberté d'expression


Reste le troisième. La décision de la Cour de cassation prend un tour plus sérieux lorsqu'elle admet le moyen reposant sur l'absence de contrôle des juges du fond : ils auraient dû examiner le bien-fondé de la condamnation au regard de la liberté d'expression des prévenus.

Sur ce plan, la Cour de cassation adopte une vision large de la liberté d'expression, directement inspirée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). A ses yeux en effet, l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ne protège pas seulement l'expression orale ou écrite au sens étroit du terme mais aussi tout comportement visant à affirmer une opinion, ou une protestation. Encore faut-il que cette expression symbolique s'inscrive dans un débat d'intérêt général. Dans un arrêt du 12 juin 2012 Tatar et Faber c. Hongrie, la CEDH a ainsi considéré que l'accrochage de linge sale sur les grilles du parlement hongrois pour protester contre le corruption était un message symbolique relevant d'un débat d'intérêt général. 

De son côté, la Cour de cassation a repris exactement cette analyse dans une décision du 26 février 2020. Elle justifie alors la relaxe d'une Femen poursuivie pour exhibition sexuelle, parce qu'elle s'était dénudée devant la statue V. Poutine au musée Grévin, son torse portant l'inscription "Kill Putin". Son comportement s'inscrivait dans une démarche de protestation politique. De fait, les juges du fond ont alors considéré que cette condamnation constituait une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression.

La Cour d'appel devra donc se pencher de nouveau sur la situation du troisième condamné. Les juges devront se demander si la condamnation à une amende de 500 € avec sursis ne porte pas une atteinte excessive à sa liberté d'expression. A dire vrai, les chances de succès sont relativement modestes. D'une part, l'amende prononcée est vraiment d'une grande modestie, dans la mesure où elle assortie du sursis. D'autre part, il est clair que les juges ne manqueront pas de se souvenir que deux autres personnes ont été condamnées pour les mêmes faits et que leur condamnation a été confirmée, tout simplement parce que leur avocat n'avait pas eu l'idée de développer un moyen efficace. Mais quel que soit son issue, cette affaire aura eu le mérite de permettre à la Cour de cassation d'affirmer une nouvelle fois une vision large de la liberté d'expression et son attachement au débat d'intérêt général.

 

Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 section 2 du  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier,



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire