Pages

dimanche 29 novembre 2020

L'article 24 : une accumulation d'erreurs


L'article 24 de la proposition de loi de sécurité globale, actuellement en débat, introduit un nouveau délit dans la célèbre loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de presse. Il punit d'un an d'emprisonnement et 45 000 € d'amende "le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, dans le but qu'il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l'image du visage ou de tout autre élément d'identification d'un fonctionnaire de la police nationale ou d'un militaire de la gendarmerie nationale, lorsqu'il agit dans le cadre d'une opération de police".  Après amendement, le texte est sorti modifié dans sa dernière partie, substituant au "fonctionnaire" (...)"un agent de la police nationale ou de la gendarmerie nationale autre que son numéro d'identification individuel ".  

La nouvelle rédaction a pour effet immédiat d'élargir cette protection à l'ensemble des policiers adjoints et gendarmes adjoints volontaires qui n'ont pas la qualité de fonctionnaire. En même temps, il laisse subsister la possibilité de diffusion du numéro d'identification, le RIO. Mais on sait que numéro, dont le port est obligatoire depuis le 1er janvier 2014, est en réalité très peu porté par les policiers, et que cette négligence est fort peu sanctionnée. 

 

"Au-dessus ou à côté de la société


Dans un article reproduit sur LLC, le professeur Arnaud Houte a déjà montré que la communication des promoteurs de l'article 24 se caractérisait par un manichéisme un peu primaire : soit on veut protéger les forces de l'ordre et on accepte le floutage, soit on refuse le floutage et on jette policiers et gendarmes en pâture aux terroristes. L'auteur insistait alors fort justement sur le danger principal d'une mesure "qui flatte aujourd'hui les tentations séparatistes d'une institution qui pourrait se croire au-dessus ou à côté de la société". Quelques jours avant le passage à tabac d'un producteur de musique dans le XVIIe arrondissement de Paris, son propos devient prémonitoire.

Envisageons aujourd'hui le problème juridique, et plus exactement constitutionnel que pose l'article 24.  Il convient d'abord de rappeler que, contrairement à ce qui est souvent affirmé, cette disposition n'interdit pas de filmer d'éventuelles violences policières, mais interdit de les diffuser sans flouter le visage des agents des forces de l'ordre. Rien n'interdit par ailleurs aux autorités compétentes de se faire communiquer les images non floutées dans le cadre d'une enquête préliminaire ou de flagrance, ou encore d'une information ouverte pour violences policières. Le seul objet de l'article 24 est donc seulement d'éviter l'identification des agents et, par cela même, d'empêcher d'éventuelles représailles. Il s'agit donc, concrètement, de créer un nouveau délit pour empêcher que soit commise une infraction beaucoup plus grave. 

 

Une rédaction incertaine


Derrière les bonnes intentions affichées se cache pourtant une véritable incertitude juridique. La diffusion n'est en effet incriminée que si elle intervient "dans le but qu'il soit porté à l' intégrité physique ou psychique" de l'agent. L'élément matériel de l'infraction est donc la diffusion non floutée, mais cette diffusion ne devient illicite que si, et seulement si, elle s'accompagne d'une intention malveillante : porter atteinte à l'intégrité du personne. Sans doute, mais comment apprécier cette intention à partir de la simple diffusion d'une photo ou d'une vidéo ?

On peut certes répondre que l'élément moral peut être déduit du contexte, et notamment des commentaires accompagnant ces images. Dans ce cas toutefois, le nouveau délit vient s'ajouter, de manière largement redondante, à des dispositions déjà existantes. 

 

Questions sur la constitutionnalité

 

L'article 24 de la loi de 1881 punit déjà d'une peine de cinq ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende la provocation à commettre certains crimes et d'une peine de un an d'emprisonnement et/ou 45 000 € d'amende la provocation à commettre certains délits. Figurent parmi ces infractions les violences aux personnes ou aux biens, celles-là même qui sont mentionnées dans l'actuelle proposition de loi. Quant à l'article 39 sexies de cette même loi de 1881, il punit d'une amende de 15 000 € "le fait de révéler, par quelque moyen d'expression que ce soit, l'identité des fonctionnaires de la police nationale, de militaires (... ) dont les missions exigent, pour des raisons de sécurité, le respect de l'anonymat". L'arrêté du 7 avril 2011, modifié à plusieurs reprises, dresse une liste précise des fonctionnaires dont l'image est déjà protégée, parmi lesquels figurent les membres des services de renseignement et ceux des groupes d'intervention comme le GIGN. 

Le Conseil constitutionnel pourrait sanctionner la nouvelle disposition, en estimant que, parfaitement superflue, elle porte atteinte au principe de nécessité des peines protégé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Il n'a pas hésité, dans deux décisions successives du 10 février 2017 et du 15 décembre 2017, à sanctionner pour ce motif le délit de consultation habituelle de sites terroristes que le gouvernement voulait absolument faire entrer dans le code pénal. L'analyse du Conseil n'est pas sans intérêt, car, comme dans l'article 24 de l'actuelle proposition de loi, l'infraction était définie par une notion obscure : la "manifestation de l'adhésion à l'idéologie exprimée" reste obscure.  Comment caractériser cette "manifestation" dans le cas d'un individu qui est seul devant son ordinateur ? Et s'il n'est plus seul et communique avec d'autres personnes, son comportement relève alors de l'apologie du terrorisme, infraction qui figure déjà dans le code pénal. Mutatis mutandis, le Conseil constitutionnel pourrait tout-à-fait adopter la même analyse pour sanctionner l'infraction qui consiste à diffuser l'image d'un policier ou d'un gendarme. 

De manière plus directe, mais peu probable, le Conseil pourrait aussi se fonder sur l'articulation entre les articles 12 et 15 de la Déclaration des droits de l'homme. Le premier énonce que "la garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée", le second que "la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". De ces dispositions, le Conseil pourrait-il déduire l'existence d'un principe de contrôle des citoyens sur l'action des forces de police ? Ce n'est évidemment pas impossible.

 


  

Hasting's Police Department Dance, 2017

 

 

Le mépris à l'égard du principe de séparation des pouvoirs

 

Reste à se poser l'éternelle question : Comment en est-on arrivé à rédiger un tel texte, constitutionnellement discutable et dont on aurait pu prévoir qu'il provoquerait un véritable tollé ? A cet égard, la proposition de loi sur la sécurité globale concentre toutes les erreurs habituellement commises par l'Exécutif en matière d'initiative des lois. 

D'une part, le texte est une "fausse" proposition de loi, dont la rédaction émane de l'Exécutif et même, très probablement, du ministère de l'intérieur. Il n'est pas neutre que le rapporteur soit Jean-Michel Fauvergue, ancien patron du RAID qui a fait toute sa carrière dans la police avant de devenir député LaRem. Ce choix permet, à l'évidence, une excellente écoute des demandes formulées par les syndicats de police. Sur la plan de la procédure législative, cette "fausse" proposition permet de se passer de l'étude d'impact. On peut le regretter car elle aurait peut-être permis d'éviter cette rédaction malheureuse de l'article 24. 

D'autre part, le Premier ministre s'est efforcé de sortir le débat parlementaire du parlement, en confiant une nouvelle rédaction de ces dispositions à une commission placée sous l'autorité de M. Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Autant dire que l'Exécutif entendait faire écrire la loi par une instance administrative, au mépris de la séparation des pouvoirs. Là encore, ce n'est pas nouveau, et on se souvient que l'exposé des motifs du projet de loi "Mobilités" porté par Elisabeth Borne a été rédigé par le cabinet Dentons, dont l'un des principaux associés en France est un membre honoraire du Conseil d'Etat. Quoi qu'il en soit, cette étrange procédure a fait long feu, discréditant un peu plus un gouvernement accusé de mépriser le parlement.

Enfin, rappelons que, comme la plupart des textes depuis 2017, la proposition de loi de sécurité globale a fait l'objet d'une déclaration de procédure accélérée par le gouvernement. Cela signifie un débat raccourci, avec une seule lecture dans chaque assemblée. Le débat n'a guère le temps de s'installer au parlement, encore moins dans l'opinion.

Un mauvais texte n'est jamais le résultat d'une seule erreur, mais d'une accumulation d'erreurs. On a d'abord évité de se demander s'il n'était pas possible de procéder autrement, en utilisant le droit existant, par exemple tout simplement en augmentant les peines prévues par l'article 39 sexies de la loi de 1881. Mais on a voulu un texte nouveau, quand bien même il serait inutile.

Rédaction à-la-va-vite, écoute des lobbies, mépris du parlement, tout était réuni pour que l'article 24 cristallise les mécontentements. C'est d'autant plus regrettable que la protection des membres des forces de police est une préoccupation justifiée. De manière paradoxale, ce texte, au lieu de les protéger, les présente comme des auteurs potentiels de violences policières. Or ces violences sont imputables à quelques individus qui doivent certainement être punis. Mais le très grand nombre des policiers et gendarmes chargés du maintien de l'ordre exercent leurs fonctions avec discernement et n'apprécient certainement pas la suspicion que ce texte fait peser sur eux.
 

 

 

jeudi 26 novembre 2020

Barakacity : Le Président et l'association


Le juge des référés du Conseil d'Etat, statuant en formation collégiale, s'est prononcé, le 25 novembre 2020, sur l'appel formulé par l'association Barakacity, ses dirigeants et certains de ses salariés. Le juge des référés du tribunal administratif avait en effet refusé de suspendre, pour atteinte à la liberté d'association, le décret du 28 octobre 2020  prononçant sa dissolution. Aujourd'hui, la formation collégiale du Conseil d'Etat confirme ce refus, décision qui n'est, en soi, guère surprenante. L'interêt de cette ordonnance de référé réside toutefois dans sa motivation, car le Conseil d'Etat affirme clairement que le comportement de son Président n'est pas détachable de la gestion de l'association. 

Rappelons que les statuts de l'association Barakacity ont été déposés à la préfecture du Val d'Oise le 9 janvier 2010. Son président est Driss Yemmou, dit Idriss Sihamedi, et l'association est dotée de statuts qui la font ressembler une organisation non gouvernementale (ONG) ordinaire. N'a-t-elle pas pour objet « la création, la promotion et le développement d'actions permettant de venir en aide aux démunis en France et à l'international, mais également de combattre le racisme ou d'assister les victimes de discrimination […], de défendre ou d'assister l'enfance martyrisée ou les mineurs victimes d'atteintes sexuelles, de combattre les crimes contre l'humanité ou les crimes de guerre ou de défendre les intérêts moraux et l'honneur de la résistance ou des déportés […] » ? 

 

Messages et commentaires

 

Derrière le message humaniste véhiculé par les statuts se cache une démarche moins bienveillante. Les messages de Idriss Sihamedi figurant sur le site de l'association, ou dans des messages personnels sur les réseaux sociaux, traduisent des prises de position qui sont celles de l'islam radical. C'est ainsi que, durant la seule année 2020, il a glorifié la mort en martyr au moment du procès de l'attentat de Christchurch, a appelé de ses voeux des châtiments sur les victimes de l'attentat dirigé contre Charlie-Hebdo, et a exposé à la vindicte publique des personnes nommément désignées, notamment Mesdames Zohra Bitan et Zineb el Rhazoui. Sont également mentionnés par le juge des référés les commentaires suscités par les propos d'Idriss Sihamedi, contenant des appels à la discrimination, à la violence et au meurtre, sans oublier des propos ouvertement antisémites. 

 

 

L'association Barakacity, après le passage du Conseil d'Etat

Asterix gladiateur. René Goscinny et Albert Uderzo. 1964

 

L'absence de modération

 

Pour le Conseil d'Etat, l'absence de modération des commentaires constitue ainsi un élément de nature à justifier la dissolution. Le responsable du site ou le titulaire du compte dans le cas d'un réseau social est en effet compétent pour mettre en place un système de modération, soit avant la publication du commentaire, soit après cette publication. En l'espèce, M. Sihamedi a laissé subsister des commentaires illicites sans mettre en place un système de modération. Cette lacune laisse présumer qu'il adhère aux propos tenus.

L'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 affirme ainsi que le responsable du service peut être poursuivi comme auteur des délits commis dans les commentaires, si "dès le moment où il en a eu connaissance, il n'a pas agi promptement pour retirer ce message". Appliquant cette disposition, la Cour de cassation, dans un arrêt du 3 novembre 2015 a ainsi déclaré auteur de la diffamation Le Figaro qui avait laissé subsister un commentaire diffamatoire sur son site pendant dix-neuf jours. A fortiori, doit-on considérer comme auteur des infractions le responsable d'un site ou d'une page sur Facebook qui n'a jamais effectué le moindre effort de modération.

Sur ce point, les avocats de Barakacity annoncent une saisine de la Cour européenne des droits de l'homme, mais les chances de succès paraissent bien minces. Certes, dans un arrêt du 2 février 2016, la CEDH a rappelé que les éditeurs de sites ou de pages ne pas, en principe, tenus pour responsables des commentaires rédigés par des tiers. Mais ce principe ne s'applique que lorsque ces commentaires ne sont pas "manifestement illicites". En l'espèce, le juge administratif affirme clairement que les propos tenus en commentaires par les sympathisants de Barakacity pourraient être poursuivis pénalement. Depuis une décision Delfi A.S. c. Estonie du 10 octobre 2013, la CEDH juge d'ailleurs qu'un Etat peut poursuivre le responsable d'un site ou la société propriétaire d'une plateforme d'informations à raison des commentaires insultants des lecteurs, sans pour autant porter atteinte à la liberté d'information.

 

Des propos imputables à l'association

 

L'essentiel de la décision réside dans le fait que les propos tenus par le président de l'association, ainsi que ceux dont il est responsable, peuvent être imputés à l'association. Mais le juge des référés se garde bien d'énoncer un principe général, et déduit cette imputabilité des circonstances. Dans le cas de Barakacity en effet, le président de l'association était le seul responsable de sa communication, et ses messages étaient indifféremment adressés de ses comptes personnels ou de ceux de l'association. D'une manière générale, aucune autre personnalité n'émergeait dans la mouvance de Barakacity. Cette analyse montre tout de même qu'une décision différente pourrait être prise concernant un groupement moins centralisé, dans lequel les liens entre le Président et l'association seraient moins imbriqués.

La décision du juge des référés repose ainsi sur un refus de distinguer entre un groupement et son leader. Une décision du même jour relative à la fermeture de la grande mosquée de Pantin repose sur une analyse à peu près identique. En l'espèce en effet, le décret de fermeture de l'établissement religieux s'appuie, en grande partie, sur la personnalité de l'imam principal de la mosquée, formé dans un institut fondamentaliste du Yemen et dont les prêches étaient diffusés sur un site diffusant des Fatwas salafistes. Là encore, la personnalité de l'imam n'est pas dissociable du lieu de culte qu'il anime et justifie sa fermeture.

Ces décisions étaient parfaitement prévisibles. Raisonnons-en effet a contrario : dissocier l'activité de Barakacity des propos de son président revenait à empêcher toute dissolution. Il suffisait en effet au président de se revendiquer comme le seul auteur de la propagande salafiste pour "sauver" son association et lui permettre de continuer à renforcer tranquillement ses liens avec l'islam radical. La décision du juge des référés empêche cette dérive, tout en permettant un contrôle juridictionnel très étendu sur le décret de dissolution.

 

 



Sur la dissolution administrative des associations : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, section 2 § 1 B.

 

lundi 23 novembre 2020

Les Invités de LLC : Arnaud-Dominique Houte : Qui gardera les gardiens ?


Le projet de loi sur la sécurité globale prévoit le floutage du visage des membres des forces de police en opération. 

Arnaud-Dominique Houte, professeur d'histoire contemporaine à Sorbonne Université donne son point de vue sur cette question dans une tribune publiée par Libération le 19 novembre 2021. Il a bien voulu autoriser Liberté Libertés Chéries à la reproduire. 



« Qui gardera les gardiens ? ». La vieille question revient dans l'actualité sous la forme d'une loi qui veut limiter les possibilités de contrôle citoyen et médiatique de l'action policière. Droit à l'information d'un côté, volonté de protéger les agents de l'autre... Derrière ce débat récurrent, c'est toutefois la définition même des métiers de police qui se joue : qu'est-ce qui fonde leur légitimité en démocratie ? 

 

Uniforme et moustache

 

À la fin du XIXe siècle, les fondateurs de la Troisième République ont été confrontés à cette question. Enfin installés au pouvoir après un siècle de combats, ils héritent d'un appareil d'État et de forces de l'ordre dont la culture professionnelle s'est forgée sous les régimes autoritaires. Impossible de renvoyer les agents ou de révolutionner des polices qui fournissent la preuve de leur utilité dans une société de petits propriétaires angoissée par l'expérience répétée des insurrections ! Puisqu'on ne peut pas transformer l'institution policière, on s'efforce de la soustraire au débat public en insistant plutôt sur son identité quasi-militaire, ce qui veut dire beaucoup dans la France patriotique d'une Troisième République très sensible au prestige viril des armes. Anciens soldats (les policiers) ou militaires de carrière (les gendarmes), les forces de l'ordre portent l'uniforme et la moustache qui garantissent une part de leur légitimité.

 

Attribut guerrier, l'uniforme peut également être pensé comme un gage de transparence, ce qui fonde une autre conception du métier policier, plus conforme aux progrès de l'État de droit et de la démocratie. Le porter, comme le font au XIXe siècle tous les gendarmes et de plus en plus d'agents (les « sergents de ville » du Second Empire, rebaptisés « gardiens de la paix » avec la Troisième République), c'est s'astreindre à un impératif de visibilité, à fortiori quand la tenue est surmontée d'un numéro de collet chargé de vous identifier précisément aux yeux des passants. 

 

Un contrôle public sur l'action des forces de l'ordre

 

Par opposition aux abus de la « police occulte » et aux sombres méfaits des « mouches » (ainsi surnommait-on les agents secrets de l'Intérieur), il s'agit bien de garantir un contrôle public sur l'action des forces de l'ordre. Les casernes de gendarmerie devraient être « des maisons de verre », explique ainsi un officier soucieux d'exemplarité. Elles le deviennent d'autant plus que les agents sont de plus en plus franchement insérés dans la société : désormais connus des habitants dont ils partagent même la vie de quartier, ni le gendarme ni le gardien de la paix ne sont des anonymes au képi interchangeable. Ils peuvent donc faire l'objet de plaintes nominatives, fondées ou injustes, mais toujours examinées, y compris quand il s'agit de lettres anonymes. Si les sanctions restent rares ou discrètes, les policiers sont parfaitement conscients d'exercer leur métier sous le regard public.

 

Cette pression sociale ne les réjouit pas forcément : « le fait de prendre le numéro de collet de l'agent est un droit pour tout citoyen et ne peut être considéré comme un outrage ». S'il faut le rappeler en 1922, c'est sans doute que cela ne va pas tout à fait de soi ! Mais c'est surtout avec la montée des tensions politiques et sociales, d'une part, et la revendication de disposer d'une vie privée, d'autre part, qu'entrent en crise l'impératif de transparence et la possibilité d'un contrôle citoyen. 

 

Le régime de Vichy retire ainsi le numéro de collet pour rassurer et décomplexer des policiers qui craignent les représailles des résistants. Avec la guerre d'Algérie et le développement des attentats du FLN, on permet aux agents de quitter les commissariats en tenue civile, ce qui se généralise après mai 68, sous la pression des syndicats. Dans les années 2010, la menace terroriste s'accentue, alors même que se démultiplient les outils de prise de vues et la circulation des noms et des images sur les réseaux sociaux. Un sinistre cap est franchi, le 13 juin 2016, avec l'assassinat d'un couple de policiers dans leur domicile privé de Magnanville. 

 

 
"Out of Focus", Deconstructing Harry, Woody Allen, 1997
Le personnage flou : Robin Williams 

Un message implicite

 

La protection des agents et de leur vie personnelle est un enjeu fondamental, personne ne le nie, mais la loi de sécurité globale répond-elle vraiment à cette question ? Pour sortir de l'alternative stérile et manichéenne dans laquelle le ministre de l'Intérieur cherche à enfermer la discussion (on serait « pour ou contre » les policiers – circulez, il n'y a rien à voir...), la mise en perspective historique rappelle que les métiers de police n'ont rien de « naturel » ; ils évoluent à travers le temps, selon les consignes qui leur sont données, mais aussi en fonction des modèles qui leur sont proposés. Et c'est ici que la nouvelle loi franchit un cran, non seulement parce qu'elle complique (au mieux) le contrôle citoyen, mais surtout par le message implicite qu'elle envoie aux agents. 

 

Il y a quelques années, dans le cadre de la lutte contre les « contrôles au faciès », on annonçait une meilleure supervision des policiers grâce au retour du numéro de matricule : avec ses sept chiffres peu lisibles et souvent dissimulés, le RIO (référentiel des identités et de l'organisation) n'a pas tenu ses promesses. Au contraire, à voir des agents lourdement équipés, casqués, cagoulés (ce qui est ponctuellement autorisé depuis 2016) et peut-être bientôt floutés, on ne peut que s'interroger sur l'évolution des imaginaires du métier. 

 

Dans l'esprit des policiers, le gendarme d'élite du GIGN a bien remplacé « Pinot simple flic » (pour citer un personnage de policier créé par Gérard Jugnot en 1984, maladroit mais fondamentalement proche des gens et plus efficace qu'il n'y paraît). Au lieu de fonder la légitimité policière sur l'assentiment public, comme la Troisième République avait tenté de le faire, on flatte aujourd'hui les tentations séparatistes d'une institution qui pourrait se croire au-dessus ou à côté de la société. On ne voit pas ce qu'y gagneront les forces de l'ordre, qui ont bien d'autres revendications à faire valoir, mais on doit craindre que cela ne creuse davantage encore le fossé entre les citoyens et les policiers.

 

 

vendredi 20 novembre 2020

L'avant-projet de loi "confortant les principes républicains"


Dalloz-Actualité publie le 19 novembre 2020, le texte de l'avant-projet de loi "confortant les principes républicains". Il n'a pas encore été soumis pour avis au Conseil d'Etat et devrait être adopté en Conseil des ministres le 9 décembre, date anniversaire de la loi de 1905 de séparation des églises et de l'Etat. Ensuite, le calendrier prévoit un examen au parlement au printemps 2021. 

Deux observations positives s'imposent avant toute analyse de fond. D'une part, il ne s'agit pas d'une fausse proposition de loi, rédigée par l'Exécutif et fictivement portée par un parlementaire LaRem plus ou moins informé de ces questions. Il s'agit d'un vrai projet de loi porté par le Premier ministre, ce qui permettra au texte de bénéficier d'une étude d'impact et donc, il faut l'espérer, d'un encadrement juridique sérieux. D'autre part, le gouvernement a heureusement renoncé à la notion de "séparatisme" employée par le Président de la République. Le terme était mal choisi dans la mesure où l'objet du texte est précisément de lutter contre des organisations incarnant l'islam radical qui ne cherchent pas à se "séparer" de la communauté nationale mais qui, au contraire, font de l'entrisme en s'introduisant au coeur des services publics. Reste que la référence aux "principes républicains" demeure floue. Ils ne peuvent être définis que par une tautologie : les principes républicains, ce sont qui sont mentionnés dans l'avant-projet de loi.

Sur le fond, la lecture du texte laisse une impression mitigée. Après l'assassinat de Samuel Paty, on avait senti un réel mouvement en faveur d'un retour à un respect plus scrupuleux du principe de laïcité, notamment par un renforcement des instruments de contrôle. L'Observatoire de la laïcité, qui prône depuis longtemps une totale liberté des cultes dans l'espace public, était ainsi mis en cause. Hélas, rien n'a été fait, et l'on attend tranquillement la fin du mandat de son président et de son secrétaire général pour savoir si l'on continuera à financer et à soutenir une institution qui, pour le moment, fait obstacle à la garantie du principe de laïcité. Rien ne figure sur ce point dans l'avant-projet et on peut regretter que le gouvernement n'ai pas profité de cette occasion pour opérer une refonte complète de cette institution.

Pour le reste, l'avant-projet ressemble étrangement à ces lois "fourre-tout", portant "diverses dispositions" sur tout et rien. Certaines sont positives mais limitées, d'autres risquent d'être parfaitement inutiles. Le fil conducteur est parfois délicat à saisir et cet ensemble disparate devra certainement faire l'objet d'un vrai travail de mise en ordre.


Les dispositions pénales


Sur le plan pénal, l'avant-projet ne comporte que deux dispositions réellement importantes. L'article 25 sanctionne d'une peine de 3 ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende le fait de mettre en danger la vie d'autrui par diffusion "par quelque moyen que ce soit, d'informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d'une personne permettant de l'identifier ou de la localiser, dans le but de l'exposer, elle ou sa famille, à un risque immédiat d'atteinte à la vie ou à l'intégrité physique ou psychique ou aux biens". Il s'agit là d'une réaction après l'assassinat de Samuel Paty dont le nom et l'adresse personnelle avaient été jetés en pâture sur les réseaux sociaux. 

L'infraction est donc constituée quand bien même la divulgation des informations n'emporte finalement aucune conséquence concrète. Mais, dans ces conditions, comment les juges vont-ils pouvoir apprécier le caractère immédiat du risque ? Devant une rédaction aussi obscure, dont la constitutionnalité pose question au regard du principe de lisibilité de la loi, on ne peut que renvoyer les auteurs de l'avant projet à l'article L 226-22 du code pénal qui punit déjà d'un an de prison le fait de porter à la connaissance des tiers les données personnelles d'une personne sans son consentement. Peut-être suffirait-il d'alourdir la peine ou de prévoir une circonstance aggravante dans certaines hypothèses ?

Plus clair est l'article 4 qui punit de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende le fait d'user "de menaces, de violences ou de commettre tout autre acte d'intimidation d'un agent public ou d'une personne chargée d'une mission de service public, afin de bénéficier d'une exemption totale ou partielle ou d'une application différenciée des règles qui régissent le service pour des motifs tirés des convictions ou des  croyances de l'intéressé". On songe évidemment au cas du professeur menacé par des parents d'élèves parce qu'il veut emmener une fillette à la piscine ou enseigner les principes de la laïcité. Mais de tels faits sont déjà réprimés, et l'on ne voit pas exactement pourquoi cette infraction nouvelle serait plus efficace que celles qui existent. Sur ce plan, ce n'est pas le droit qui fait défaut mais la volonté politique de le mettre en oeuvre.

Dernier point à noter en matière pénale, l'article 3 qui prévoit d'inscrire au Fichier des auteurs d'infractions terroristes (FIJAIT) les personnes condamnées pour provocation ou apologie d'infractions terroristes. On peut seulement s'étonner que ce ne soit pas déjà le cas, d'autant qu'il est préférable de figurer sur un fichier judiciaire que sur un fichier purement administratif de renseignement. 


L'enseignement


L'obligation de scolarisation à partir de l'âge de trois ans est affirmée dans l'article 18, conséquence logique de la mise en oeuvre du principe d'instruction obligatoire à partir de cet âge qui existe depuis la rentrée 2019. Le gouvernement avait annoncé sa volonté de mettre fin à l'instruction à domicile, souvent privilégiée dans des familles qui se marginalisent pour des motifs religieux et/ou qui refusent d'envoyer leur fille à l'école. Il était alors affirmé que l'on ne tolérerait de dérogation que pour des raisons de santé. Le texte est moins clair alors, l'article 18 élargissant les dérogations aux motifs "tenant à la seule situation de l'enfant ou de sa famille". Cette rédaction laisse la porte ouverte à une multitude d'interprétations permettant de revenir, le cas échéant, au motif religieux. Quant au contrôle sur les établissements hors-contrat prévu par l'article 20, c'est sans doute une excellente idée, mais on doit faire remarquer que la loi du 13 avril 2018 prévoyait des dispositions en ce sens. Pourquoi un second texte serait-il plus efficace que le premier qui, semble-t-il, est plus ou mois resté lettre morte ? 

Là encore, on ne peut que constater le caractère parcellaire des dispositions envisagées. On ne trouve rien, dans le loi, sur les sujets qui fâchent, rien sur l'obligation de neutralité susceptible d'être imposée aux personnes bénévoles qui participent au service public en encadrant les sorties scolaires, rien non plus sur les menus confessionnels qui contribuent à "séparer" les enfants au nom des convictions religieuses affirmées par leurs parents. Ne s'agit-il pas de "séparatisme" au sens où l'entendait le Président de la République ?

 

T'as plus ton voile. Les Goguettes, en trio mais à quatre

Juillet 2018

La neutralité du service public


Si les collaborateurs occasionnels du service public n'y sont toujours pas astreints, le principe de neutralité voit toutefois son champ élargi. L'article 1er de la loi prévoit ainsi que les titulaires de marchés publics et de concessions devront en imposer le respect à leurs salariés. Cette disposition vise précisément les transports publics et ne concerne pas seulement le port de signes religieux. On songe évidemment aux chauffeurs refusant de serrer la main d'un femme et aux agents priant dans les couloirs.

Par ailleurs, le projet accroit les compétences des préfets dans le contrôle des éventuelles atteintes au principe de neutralité commises par les collectivités locales. Si l'on prend l'exemple d'une délibération d'un conseil municipal autorisant des accès distincts à la piscine municipale pour les hommes et les femmes, le préfet fera un déféré devant le juge administratif dans les conditions du droit commun, mais il pourra accompagner ce déféré d'une suspension immédiate de la mesure, jusqu'à la décision contentieuse qui devra intervenir dans un délai de trente jours, auxquels il faut ajouter quinze jours en cas d'appel. Dans l'hypothèse où un élu refuserait l'exécution de la décision du juge, le préfet pourrait alors prendre toute mesure ordonnée par le juge, à sa place et aux frais de la commune. Cette disposition n'impose qu'une atteinte modeste au principe de libre administration des collectivités locales et devrait avoir l'avantage de favoriser une certaine unité des pratiques dans ce domaine.


Les associations cultuelles et les autres


L'avant-projet de loi a pour finalité d'inciter les fidèles musulmans à adopter le statut d'association cultuelle, ce qui suppose donc une modification de la loi de 1905. Il présente l'avantage de soumettre la création d'une telle association à autorisation administrative et d'imposer un contrôle des comptes tous les trois ans. En échange, les associations cultuelles bénéficient d'avantages fiscaux. Absents lors du vote de la loi de 1905, les musulmans n'avaient pu profiter de ce cadre juridique et s'organisaient donc avec les associations traditionnelles de la loi de 1901, beaucoup moins faciles à contrôler. En les intégrant dans le système, l'avant projet de loi leur offre une légitimité nouvelle mais leur impose aussi des contraintes. Les accepteront-ils ? On peut d'ailleurs s'inquiéter d'une disposition qui conduit à toucher à la loi de 1905. Le risque existe de voir des parlementaires se saisir de cette occasion pour remettre en cause les acquis de cette grande loi.

L'avant-projet de loi ne renforce que très modestement le contrôle des associations ordinaires de la loi de 1901. L'article 6 renoue avec l'idée d'un "contrat d'engagement républicain", proche de la "charte de la laïcité", contrat par lequel une association ne pourra recevoir une subvention que si elle s'engage formellement à respecter "les valeurs de la République". La formulation est pour le moins maladroite car on ignore le contenu juridique de ces "valeurs". Surtout, rien n'interdit à une association de ne pas respecter lesdites valeurs si, tout simplement, elle ne sollicite pas de subvention, préférant recevoir l'aide de ses membres, eux mêmes financés par des réseaux étrangers. De fait, les dispositions de l'avant-projet renforçant le contrôle des fonds reçus par les associations ne s'appliquent, elles aussi, qu'à celles qui défiscalisent les dons. Il est loin d'être certain que ces dispositions permettront de mettre fin à l'opacité des sources de financement du culte musulman. 


La dignité de la personne

 

Enfin, dernier élément notable, l'avant-projet de loi se propose de protéger la dignité de la personne.  L'article 13 vise à renforcer la protection des héritiers réservataires sur les biens situés en France, lorsque la succession relève d'une loi étrangère qui autorise les parents à déshériter leurs enfants. L'article 14 introduit, enfin, une réserve générale de polygamie pour tous les titres de séjour. L'article 16 punit d'un an de prison le fait d'établir un certificat de virginité, disposition ayant l'avantage de donner aux médecins un argument pour refuser cette pratique, mais l'inconvénient de n'apporter aucune solution à la situation de la jeune femme ainsi abandonnée à la vengeance familiale. Enfin, l'article 17 contraint le maire à saisir le procureur de la République si, à l'issue d'un entretien avec les futurs époux, il conserve un doute sur le caractère libre du consentement de l'un des époux. Il s'agit là de lutter contre les mariages forcés, mais on doit noter que cette disposition existe déjà, et que le Conseil constitutionnel a déjà admis la constitutionnalité de cette intervention du procureur de la République, dans sa décision QPC du 22 juin 2012

Cette énumération conduisent à s'interroger sur la présentation de cet avant-projet. Les dispositions en cause ne concernent pas tant la dignité de la personne que les droits des femmes de ne pas vivre dans une situation de subordination. Mais cette finalité n'est pas clairement assumée et le texte ne dit pas un mot des droits des femmes.

Ce dernier point illustre parfaitement le défaut principal du texte. Ses dispositions visent à lutter contre l'islamisme radical, et c'est ainsi qu'il avait été présenté par le Président de la République après l'assassinat de Samuel Paty. Mais étrangement, la rédaction semble vouloir éviter toute référence à l'islam radical. C'est ainsi qu'on lutte contre le financement des cultes par des organisations étrangères, contre la polygamie, contre les mariages forcés et les certificats de virginité, mais on s'abstient de dire que ces pratiques sont uniquement celles de l'islam radical, et l'on feint de croire qu'il s'agit là de mesures d'ordre général. On se déclare en guerre contre l'islam radical mais on refuse de nommer l'ennemi.


Sur la liberté des cultes : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, section 2.

dimanche 15 novembre 2020

Menaces sur l'Université


Le 9 novembre 2020, la Commission mixte paritaire composée de députés et de sénateurs est parvenue à un accord sur le texte de la future loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030. Elle devrait donc être adoptée dans les jours qui viennent et, sans doute, soumise au Conseil constitutionnel. Les universitaires, probablement trop occupés à assurer les cours à distance dans des conditions difficiles et sans moyens techniques réellement satisfaisants, n'ont pas vu venir le coup. Ils s'en aperçoivent aujourd'hui, et multiplient pétitions et actions symboliques destinées à montrer leur mécontentement.  

Leur action est essentiellement centrée sur la défense du Conseil national des universités (CNU) dont chaque section a pour fonction d'assurer, dans chaque discipline, un contrôle national du recrutement des maîtres de conférences et en partie des professeurs. Sa finalité est d'éviter du moins en principe, un localisme qui conduit les Universités à privilégier leurs anciens étudiants au détriment d'autres candidats de meilleur niveau scientifique mais formés ailleurs. Centrer le combat contre la LPPR sur la défense du CNU n'est sans doute pas le levier le plus facile, car le CNU est un peu le maillon faible de l'Université.

De nombreux membres de la communauté universitaire pensent en effet, et parfois même osent le dire, que le CNU mériterait d'être réformé. Souvent dominées par une minorité d'enseignants chercheurs qui y font carrière, d'autant mieux contrôlées par les mouvements syndicaux que les électeurs votent peu et n'ont pas le droit de panacher les listes, les sections CNU sont peu représentatives de la communauté universitaire. Elles ne sont d'ailleurs pas à l'abri d'une autre forme de népotisme, certaines n'hésitant pas à assurer la promotion et l'avancement de leurs propres membres, alors que d'autres ont renoncé depuis longtemps à de telles pratiques.

Une réforme s'impose donc, mais une réforme faite avec les universitaires et non pas contre eux. Dans le cas de la LPPR, ils n'ont pas été sérieusement consultés et ils découvrent maintenant l'étendue du désastre. Car ce texte repose sur un formidable mépris à l'égard du monde universitaire. Le but, évidemment non avoué, est d'assurer le contrôle des enseignants-chercheurs, de les placer sous tutelle. 

 

Indépendance et liberté d'expression

 

Cette démarche est apparue de manière caricaturale dans l'amendement déposé par la sénatrice Laure Darcos (LR Essonne), amendement soutenu par le gouvernement. Il consistait à modifier l'article L 952-2 du code de l'éducation actuellement rédigé en ces termes : "Les enseignants-chercheurs, (...) jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité". La sénatrice proposait d'inscrire dans cette disposition que « les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République »

Le message était clair : un manque de respect des "valeurs de la République" pouvait conduire devant le conseil de discipline. Mais aucune définition claire de ces "valeurs" n'était donnée. La sénatrice invoquait "la laïcité", tant il est facile de s'appuyer sur l'émotion provoquée par les récents attentats pour réduire la liberté d'expression. Mais y a t il d'autres "valeurs de la République" justifiant que les enseignants soient muselés ? Le principe même de sûreté était atteint car il était impossible de connaître quel type de propos pouvait être sanctionné. 

Surtout, cet amendement était inconstitutionnel. Depuis une décision du 20 janvier 1984, le Conseil constitutionnel a fait de la garantie d'indépendance des professeurs d'université un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR), garantie ensuite élargie à l'ensemble des enseignants-chercheurs. Et le Conseil ne manque pas de mentionner que "les fonctions d'enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l'intérêt même du service, que la libre expression et l'indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables". Il est donc pratiquement impossible de réduire la liberté d'expression des enseignants-chercheurs, surtout par une disposition se référant à des "valeurs" dont on ignore le contenu précis. 

De fait, l'amendement a fini par être retiré. Mais si l'on ne peut faire taire directement les enseignants, sans doute est-il plus facile d'agir de manière indirecte et de les contrôler en mettant fin à leur indépendance statutaire.


Jeunes docteurs partant enseigner avec un contrat précaire

Jeunes recrues partant à la guerre. Antoine Watteau

 

Contractualisation et remise en cause de l'indépendance statutaire

 

Profitant d'une certaine désaffection de la communauté universitaire à l'égard du CNU, la LPPR choisit de privilégier des recrutements autonomes  par les universités sur une base contractuelle. L'article 3 de la loi prévoit ainsi la possibilité pour une université de recourir aux "Tenure Tracks", formule inspirée évidemment des Etats-Unis. Concrètement, il s'agit de recruter pour un contrat compris entre trois et six ans une personne titulaire d'un doctorat ou d'un "diplôme équivalent" sur ce que l'on appelle une chaire de "professeur junior'. Ensuite, si l'intéressé a été sage, si ses recherches sont conformes aux objectifs fixés, si ses propos s'inscrivent dans les "valeurs" qui conviennent, il pourra être titularisé sur un emploi de professeur. 

Il s'agit donc d'un excellent moyen de s'assurer de la parfaite docilité d'un enseignant-chercheur en le prenant, en quelque sorte, "à l'essai". On l'a compris, il s'agit aussi de recruter des amis, dès lors qu'ils ont un "diplôme équivalent". On attend avec impatience le décret qui considérera que le fait d'avoir suivi la scolarité de l'ENA est un "diplôme équivalent", aubaine qui permettra aux équipes battues aux élections de trouver un point de chute, en attendant de revenir aux affaires. 

La situation est pire dans le cas des maîtres de conférences. Les contrats de mission permettront de recruter pour le temps d'un projet des enseignants qui disposeront alors d'un emploi précaire, pour quelques années. Surtout le désormais célèbre amendement n° 150, voté sans aucune concertation préalable, permet désormais aux établissements de promouvoir des maîtres de conférence dans le corps des professeurs sans passer par une évaluation nationale et donc sans passer par le CNU. 

Il s'agit, nous dit-on, "d'élargir les viviers des candidats potentiels et de fluidifier l'accès aux corps". L'argument est ridicule si l'on considère l'excellent niveau général des candidats aux emplois de maître de conférences. Le moins que l'on puisse dire est qu'il n'est pas indispensable de solliciter de nouveaux candidats.

Ces dispositions sont le produit d'un double mouvement. D'une part, celui du gouvernement qui engage subrepticement un processus de privatisation des universités. Le modèle est celui des écoles de commerce, financées par les entreprises, dont les responsables viennent y enseigner sur la base de contrats de droit privé. L'université est perçue comme un modèle dépassé par des dirigeants qui écartent volontiers le principe même d'égalité devant le service public et ne voient aucun intérêt dans la recherche, surtout si elle ne s'exerce pas dans les sciences exactes. 

D'autre part, ce texte est aussi le pur produit d'un lobbying localiste qui risque d'avoir pour effet de creuser l'écart entre les Universités, entre celles qui se replieront sur elles-mêmes et celles qui recruteront large en appréciant la qualité des candidats, d'où qu'ils viennent. L'écart existera aussi entre les disciplines, car cette disposition n'est, pour le moment, pas applicable aux disciplines qui recrutent les professeurs par la voie de l'agrégation. Mais il ne fait aucun doute que l'actuelle disposition est considérée comme un premier pas vers une généralisation du système, d'autant que l'usage des "Tenure Tracks" dans les facultés de droit contribuera à marginaliser les professeurs de droit. 


Le combat pour le conformisme


L'image de l'Université véhiculée par la LPPR est donc celle d'établissements dispensant des enseignements conformes aux directives données,  avec des enseignants figés dans un impeccable garde-à-vous. Cette soumission doit être inculquée aussitôt que possible, dès la soutenance de thèse.

L'article 10 bis B de la loi prévoit ainsi d'insérer dans l'article L 612-7 du code de l'éducation un paragraphe tout-à-fait inédit : « À l’issue de la soutenance de la thèse, le candidat doit prêter serment en s’engageant à respecter les principes et les exigences de l’intégrité scientifique, dans des conditions fixées par arrêté du ministre chargé de la recherche". Il n'est pas précisé qui sera habilité à recevoir un tel serment, mais, dans l'état actuel de choses, on ignore totalement quelle définition donnera le ministre de l'enseignement supérieur de "ces exigences d'intégrité scientifique". On peut craindre le pire, même si la cérémonie de prestation de serment risque fort de ressembler à un mauvais film comique. 

Des bruits circulent avec insistance, affirmant que Frédérique Vidal, ministre chargée de l'enseignement supérieur et de la recherche, aurait été professeur et même présidente d'une grande université avant d'entrer au gouvernement. Mais qui pourrait le croire ? Il y a tant de fausses nouvelles qui circulent sur les réseaux sociaux...


jeudi 12 novembre 2020

La soumission de la femme, motif de refus de la nationalité française


Le droit positif offre de multiples instruments de nature à lutter efficacement contre l'islam le plus radical, celui qui refuse de se soumettre aux principes républicains. En témoigne l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 9 novembre 2020 qui admet la légalité d'un refus d'acquisition de la nationalité française, au motif que le demandeur "ne pouvait être regardé comme assimilé à la communauté française". 

 

Le refus d'acquisition de la nationalité

 

Aux termes de l'article 21-2 du code civil, un étranger qui contracte mariage avec un Français peut, une fois passé un délai de quatre ans après le mariage, acquérir la nationalité française par simple déclaration. Encore faut-il que la communauté de vie n'ait pas cessé entre les époux et que le conjoint français ait conservé sa nationalité. Sur ce point, la loi ne fait qu'appliquer aux étrangers le principe posé par l'article 215 du code civil, applicable à tous les mariages, qui énonce que "les époux s'engagent mutuellement à une communauté de vie". Dans le cas des couples dont un conjoint étranger veut obtenir la nationalité française, cette communauté de vie fait l'objet d'un contrôle réel, le juge s'assurant qu'ils partagent le domicile conjugal.

De ces dispositions, certains déduisent qu'il suffit à un étranger de contracter mariage avec un Français ou une Française pour obtenir la nationalité, à l'issue quatre années de patience. C'est faux, car l'article 21-4 de ce même code civil énonce : " Le Gouvernement peut s'opposer par décret en Conseil d'Etat, pour indignité ou défaut d'assimilation, autre que linguistique, à l'acquisition de la nationalité française par le conjoint étranger" dans un délai de deux ans à compter de la déclaration faite par l'intéressé. Le gouvernement a donc la faculté d'empêcher l'acquisition de la nationalité d'un étranger qui refuse de se plier aux règles en vigueur dans notre société. 

 

Assimilation v. Intégration

 

Observons que le droit français emploie ici le terme d'"assimilation", terme rejeté par certains militants du droit des étrangers qui préfèrent évoquer l'"intégration". La distinction n'est pas de pure forme. L'intégration pense en termes de communautés dont on admet qu'elles puissent vivre en France, adopter la nationalité française, tout en conservant leurs moeurs, voire leur droit personnel. L'assimilation, en revanche, notion qui est celle du droit positif, repose sur une insertion de l'individu dans la société française, et la renonciation aux règles qui ne sont pas conformes à son droit. Cela ne signifie pas que l'étranger renonce à son identité culturelle ou religieuse, mais sa vie sociale doit témoigner de son attachement à la société française.

C'est précisément pour défaut d'assimilation que le requérant s'est vu refuser la nationalité française. Lors des entretiens qui ont lieu durant cette procédure, les fonctionnaires de la préfecture de l'Oise ont en effet observé qu'il avait adopté un mode de vie "caractérisé par une soumission de sa femme qui ne correspond pas aux valeurs de la société française, notamment l'égalité entre les sexes".  Derrière le statut subordonné de la femme apparaît, à l'évidence, la pratique d'un islam rigoureux. Et le refus de la nationalité est alors parfaitement licite, le Conseil d'Etat se bornant à constater l'exactitude matérielle des faits.

 


  

Les Indégivrables. Xavier Gorce


Une jurisprudence solide


Cette décision ne doit pas être considérée comme le témoignage d'une tendance nouvelle qui marquerait un niveau d'exigence plus grand depuis les récents attentats. Mais il n'en est rien, car le Conseil d'Etat a toujours admis la légalité de ce type de refus. Des arrêts du 27 novembre 2013 et du 25 février 2015 reprenaient déjà exactement la même formulation, en se fondant également sur la soumission de la femme. Cette jurisprudence ne concerne pas que les hommes, et, quelques jours avant l'arrêt du 9 novembre, le Conseil d'Etat, le 6 novembre 2020, avait admis le refus d'acquisition de nationalité d'une épouse ayant adopté un "mode de vie caractérisé par une soumission à son mari".

Ce refus d'assimilation peut parfois prendre une allure particulièrement provocatrice. L'arrêt du Conseil d'Etat du 11 avril 2018 admet la légalité d'un décret du Premier ministre refusant la nationalité à une femme d'origine algérienne qui avait refusé de serrer la main du secrétaire général de la préfecture lors de la cérémonie d'accueil dans la nationalité. En l'espèce, le droit en vigueur permet à l'autorité administrative de refuser la nationalité dans un délai de deux ans après la déclaration, ce qui signifie que la cérémonie d'accueil ne crée pas de situation irrémédiable, ce qu'ignorait sans doute la requérante.

Sur ce point, la jurisprudence est donc ferme, et l'on ne trouve de décision annulant un tel refus d'acquisition de la nationalité. Il est vrai que les dossiers sont généralement clairs, et la volonté de vivre en dehors des règles qui sont celles de la société française est affirmée clairement, soit lors des entretiens avec les agents de la préfecture, soit lors d'une cérémonie lors de laquelle de multiples témoins peuvent attester du refus de serrer la main d'un homme. La norme juridique prévoit le respect des droits de la défense et exige des faits avérés pour pouvoir écarter la déclaration de nationalité. Elle n'emporte donc pas d'atteinte aux droits de l'homme, d'autant qu'il s'agit, avant tout de protéger ceux des femmes.

En revanche, ces dossiers sont peu nombreux, sans doute parce que les préfectures n'ont pas toujours les moyens de faire des enquêtes systématiques. Il suffirait donc d'intensifier les contrôles pour éviter d'accueillir dans la nationalité française des étrangers qui n'ont pas la moindre intention d'en adopter les règles. Une bonne manière de lutter contre le "séparatisme" sans porter atteinte à l'état de droit.


Sur le droit des étrangers : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2.

 

lundi 9 novembre 2020

Covid-19 : Les cultes et l'état d'urgence sanitaire


Le juge des référés du Conseil d'État a écarté, par une ordonnance du 7 novembre 2020, une demande de suspension de l'article 47 du décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de Covid-19 dans le cadre du nouvel état d'urgence sanitaire décidé par le décret du 14 octobre 2020. Ces dispositions autorisent les lieux de culte à rester ouverts, en précisant toutefois que "tout rassemblement ou réunion en leur est interdit, à l'exception des cérémonies funéraires dans la limite de trente personnes".  

On peut donc entrer afin de prier, à la condition de se plier aux contraintes qui sont celles existant dans tout lieu public, mais il est interdit de participer à un office religieux. Le ministre du culte peut toutefois en organiser un, à la condition qu'il reste seul, ce qui n'interdit pas la retransmission par vidéo. De même est-il possible de célébrer un mariage, dans le respect des règles posées par l'article 3 de ce même décret du 29 octobre 2020, c'est-à-dire en limitant l'assistance à six personnes.

Ces dispositions se fondent sur l'état d'urgence, introduit dans le code de la santé publique par la loi du 23 mars 2020. Au moment où intervient l'ordonnance de référé, il vient d'être déclaré par un décret du 14 octobre 2020, en attendant d'être prorogé par la loi qui vient d'être votée au parlement, mais qui n'est pas encore entrée en vigueur, car elle fait l'objet d'un recours devant le Conseil constitutionnel. Cette situation ne modifie évidemment en rien le contrôle du juge des référés.


Le nombre des requérants


Le nombre des requérants est sans doute l'élément le plus remarquable de la décision. Sans qu'il soit possible de les compter avec précision, on constate qu'il approche les trois cents pour seize requêtes. On y trouve l'association des évêques de France, un grand nombre d'associations catholiques, ainsi qu'une large quantité de membres du clergé et sans doute des fidèles particulièrement motivés. Hélas pour eux, le juge des référés apprécie de la même manière une demande émanant d'une seule personne ou de plusieurs centaines. 

 

Le contrôle du juge

 

Le juge des référés ne conteste pas que la liberté de culte soit une liberté fondamentale, susceptible d'une action en référé-liberté, et qu'elle implique le droit d'assister à des offices. L'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 n'affirmait-il pas déjà que "nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi". La liberté de culte s'exerce donc dans le cadre des lois qui l'organisent, comme toutes les libertés publiques. Dans une décision du 29 mars 2018 Rouchdi B. et autres, le Conseil constitutionnel a logiquement considéré que la fermeture des lieux de culte peut et doit faire l'objet d'un contrôle approfondi par le juge administratif. Celui-ci examine donc avec minutie les circonstances qui ont justifié l'atteinte à la liberté de culte. 





Le précédent de mai 2020

 

Sans doute les requérants espéraient-ils une issue favorable en se fondant sur quatre ordonnances du 18 mai 2020, par lesquelles le juge des référé du Conseil d'Etat avait suspendu l'article 10 du décret du 11 mai 2020. Celui-ci interdisait tout rassemblement ou réunion au sein des établissements de culte, à l’exception des cérémonies funéraires, alors limitées à vingt personnes. A l'époque, le juge avait estimé disproportionnée cette interdiction générale et absolue. Mais une décision de référé ne fait pas jurisprudence.

La décision du 29 octobre 2020 est radicalement opposée à celle du 18 mai. Après avoir rappelé la situation sanitaire, comme il le fait toujours dans ses décisions "Covid", le juge note que le confinement de l'automne est moins sévère que celui du mois de mars 2020. Mais, s'il a été décidé la poursuite des activités scolaires et, au moins pour une partie, professionnelles, cet allègement implique une rigueur plus grande pour les autres formes de rassemblements, y compris les rassemblements religieux. On trouve ici un rappel implicite de la distinction entre activités essentielles et non essentielles. Aux yeux du juge, l'assistance physique à un office religieux n'est pas essentielle, dès lors que peut lui être substituée l'assistance à un culte virtuel, sur internet.

Le juge fait également référence au danger que représente ce type de rassemblement au regard de la propagation du virus. Une note du conseil scientifique indique en effet que les lieux de culte peuvent sont clos et que le public ne porte pas toujours le masque. Sur ce point, le juge mentionne que les évêques, qui comptent parmi les requérants, ont largement omis d'actualiser les protocoles sanitaires contractualisés élaborés au printemps dernier, et que ces derniers n'ont pas été appliqués avec une grande rigueur. Enfin, le juge observe que la parole et le chant favorisent "un niveau élevé d'émission de gouttelettes" et qu'un "public âgé et donc fragile" participe aux offices. Au stade actuel de la pandémie, le juge considère donc que la mesure d'interdiction des cultes est parfaitement proportionnée à la menace pour la santé publique. 

Le référé d'octobre 2020 aboutit donc à une solution opposée à celle du référé de mai 2020. Mais en réalité, cette différence n'a rien de surprenant. Le 18 mai 2020, la décision d'interdiction des cultes reposait certes sur l'état d'urgence sanitaire, mais le confinement était levé, de manière différenciée et progressive, depuis le 11 mai. En cette période d'assouplissement, le décret du 11 mai 2020 ordonnant une interdiction générale et absolue de l'exercice des cultes avait alors semblé trop sévère, d'autant que le Premier ministre appuyait se décision sur le rassemblement évangélique qui avait été à l'origine du démarrage particulièrement violent de la pandémie dans l'est du pays. Certes, mais c'était à la mi-février, c'est-à-dire trois mois plus tôt. 

Sans doute doit-on aussi considérer la position du Conseil d'Etat. En mai 2020, il avait absolument besoin de prendre quelques décisions favorables aux libertés, après avoir rejeté tous les recours pendant trois mois. En octobre 2020, la situation a changé car la pandémie reprend avec une vigueur inattendue. De fait, la fermeture des lieux de culte apparaît comme un moindre mal, mesure que l'opinion d'un pays largement déchristianisé peut facilement accepter. Et le juge fait observer qu'il pourra, le cas échéant, changer de position, si la pandémie évolue dans un sens favorable. Les voies du Conseil d'Etat sont impénétrables.


Sur la liberté des cultes : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, section 2.

jeudi 5 novembre 2020

Les leçons à tirer de l'attentat de Vienne


Les attentats qui se sont déroulés à Vienne, dans la soirée du 2 novembre 2020, ont fait plusieurs morts dans le centre de la capitale autrichienne, notamment dans une rue où se situe la plus importante synagogue de la ville, et près de l'opéra. De nombreux coups de feu ont été tirés, visant en particulier des cafés encore ouverts au public dans cette dernière soirée précédent le confinement lié à la Covid. Dans l'état actuel de l'enquête on ignore encore le déroulement exact des évènements ainsi que le nombre de terroristes impliqués. Mais les forces de l'ordre ont tué un auteur de coups de feu, et il s'agirait d'un citoyen autrichien d'origine albanaise, condamné en avril 2019 pour avoir tenté de rejoindre Daech en Syrie. Il avait été libéré en décembre, à la condition de suivre une thérapie de déradicalisation. Sans doute ne fut-elle pas un succès. 

Au-delà du sentiment d'horreur qu'il suscite, cet attentat devrait inciter à la réflexion ceux qui pensent qu'il ne faut pas publier de caricatures de Mahomet, qu'il ne faut pas rire des religions et notamment de l'islam. Ceux-là préfèrent renoncer à leur liberté d'expression au motif que cet abandon serait le seul moyen d'éviter les violences terroristes. Ce choix de renoncer aux valeurs démocratiques pour ne pas déplaire à des groupes religieux n'est pas nouveau et ne vise pas nécessairement l'islam. 

 

La politique de l'Autriche

 

Précisément, il n'existe pas d'Etat européen qui, dans sa législation, soit plus protecteur des religions. Au nom des valeurs catholiques, l'Autriche a en effet intégré dans son code pénal un article 188 relatif au délit de "dénigrement de doctrine religieuse" ainsi rédigé : « Quiconque dénigre ou bafoue, dans des conditions de nature à provoquer une indignation légitime, une personne ou une chose faisant l’objet de la vénération d’une Église ou communauté religieuse établie dans le pays, ou une doctrine, une coutume autorisée par la loi ou une institution autorisée par la loi de cette Église ou communauté encourt une peine d’emprisonnement de six mois au plus ou une peine pécuniaire de 360 jours-amende au plus". Il s'agit ni plus ni moins que d'un délit de blasphème modernisé, car le fait de rire d'une religion ou de la critiquer provoque toujours l'indignation des fidèles ou plutôt des plus rigoristes d'entre eux.

 

 

Vision d'un célèbre Autrichien sur l'islam

Mozart. L'Enlèvement au sérail. 

Amadeus. Milos Forman. 1984

 

La jurisprudence de la CEDH

 

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a été saisie de cette incrimination et s'est prononcée dans un arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018.  La requérante avait assuré en 2008, à l'institut d'éducation du parti libéral autrichien (FPÖ), une série de conférences intitulée "les bases de l'islam". Elle y accusait le prophète Mahomet de pédophilie, évoquant son mariage avec Aïcha, une enfant de six ans, union qui aurait été consommée lorsque celle-ci avait atteint l'âge de neuf ans". Ses propos ayant été repris par un journaliste qui s'était glissé parmi le public, la requérante fut poursuivie pour "dénigrement de doctrine religieuse" et condamnée à une amende de 480 €. 

Pour les juges autrichiens, la requérante avait "accusé une figure vénérée d’un culte religieux d’être attirée sexuellement et de façon prédominante par le corps des enfants". C'est donc la vénération à l'égard du prophète Mahomet qui est atteinte, définition même du blasphème qui ne vise que des propos tenus à l'encontre du dogme. La Cour suprême autrichienne ajoute d'ailleurs qu'il est du devoir de l'Etat de réprimer une expression gratuitement offensante et qui avait un "caractère profanateur". 

Saisie de l'affaire, la CEDH constate donc que la condamnation constitue bien une ingérence dans la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle est prévue par la loi, en l'espèce le code pénal, et répond à un but légitime, à savoir la paix religieuse. 

Reste à savoir cependant si cette ingérence est "nécessaire dans une société démocratique" au sens de l'article 10 § 2 de la Convention. La jurisprudence traditionnelle de la CEDH est marquée par un grand libéralisme, et elle affirme, par exemple dans l'arrêt Baka c. Hongrie du 23 juin 2016, que l'article 10 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression en matière de discours politique ou de débat sur des questions d'intérêt général. Ceux qui affichent publiquement leurs convictions religieuses doivent donc tolérer les propos hostiles à leur foi.

Une jurisprudence récente, formulée dans la décision du 30 janvier 2018 Sekmadienis Ltd c. Lituanie, est pourtant venue nuancer ce libéralisme. Pour permettre l'exercice paisible de la liberté religieuse, les Etats peuvent contraindre la liberté d'expression, en sanctionnant les propos qui " relativement à des objets de vénération, peuvent apparaître gratuitement offensants pour autrui et profanateurs". Il ne s'agit donc pas, stricto sensu, de propos de nature à inciter à la discrimination religieuse, mais de propos blasphémateurs pour les croyants qui les entendent. Précisément, la CEDH reprend exactement cette idée en l'espèce en considérant que la requérante a présenté le prophète, objet de vénération religieuse, "d'une manière provocatrice propre à heurter les sentiments des adeptes de la religion concernée".


La politique de l'autruche


Cette décision est doublement surprenante. D'une part, elle va directement à l'encontre de la jurisprudence selon laquelle la liberté d'expression doit s'imposer avec d'autant plus de vigueur qu'elle concerne des idées qui heurtent ou qui dérangent. Or, en l'espèce, la Cour interdit la formulation de tels propos en matière religieuse, comme si la liberté d'expression disparaissait en ce domaine. D'autre part, en réaffirmant l'autonomie des Etats, la Cour tolère des restrictions à la liberté d'expression au nom des valeurs religieuses. Dans un pays comme l'Autriche, où la religion catholique est très majoritaire et largement pratiquée, il est présenté comme normal que l'on admette le blasphème, dont va pouvoir bénéficier la minorité musulmane. Le droit européen est ainsi construit au regard du poids de la religion dans les Etats, principe qui porte atteinte à l'idée même d'un standard européen en matière de liberté d'expression.

Quoi qu'il en soit, l'Autriche, soutenue sur ce point par la jurisprudence de la Cour européenne, n'a rien gagné. Elle n'a pas échappé à la vague d'attentats, alors même que la publication d'une seule caricature de Mahomet pouvait y être condamnée pour "discrimination contre une religion". Ceux qui affirment qu'il faut se taire, s'abstenir de rire du prophète, ceux qui pensent que les journalistes de Charlie Hebdo, comme le malheureux Samuel Paty, ont un peu cherché ce qui leur était arrivé puisqu'ils avaient offensé la religion... Ceux-là n'ont rien compris. Ils n'ont pas compris que le seul moyen de faire échec au terrorisme est de montrer à ses auteurs qu'ils ne gagneront pas et qu'ils ne nous empêcheront pas de rire des religions, si nous en avons envie d'en rire. Dans le cas contraire, c'est la célèbre formule de Churchill qui trouverait à s'appliquer : "Vous aviez à choisir entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre".


Sur le principe de laïcité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, sections 1 et 2.