Le 9 novembre 2020, la Commission mixte paritaire composée de députés et de sénateurs est parvenue à un accord sur le texte de la future loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030. Elle devrait donc être adoptée dans les jours qui viennent et, sans doute, soumise au Conseil constitutionnel. Les universitaires, probablement trop occupés à assurer les cours à distance dans des conditions difficiles et sans moyens techniques réellement satisfaisants, n'ont pas vu venir le coup. Ils s'en aperçoivent aujourd'hui, et multiplient pétitions et actions symboliques destinées à montrer leur mécontentement.
Leur action est essentiellement centrée sur la défense du Conseil national des universités (CNU) dont chaque section a pour fonction d'assurer, dans chaque discipline, un contrôle national du recrutement des maîtres de conférences et en partie des professeurs. Sa finalité est d'éviter du moins en principe, un localisme qui conduit les Universités à privilégier leurs anciens étudiants au détriment d'autres candidats de meilleur niveau scientifique mais formés ailleurs. Centrer le combat contre la LPPR sur la défense du CNU n'est sans doute pas le levier le plus facile, car le CNU est un peu le maillon faible de l'Université.
De nombreux membres de la communauté universitaire pensent en effet, et parfois même osent le dire, que le CNU mériterait d'être réformé. Souvent dominées par une minorité d'enseignants chercheurs qui y font carrière, d'autant mieux contrôlées par les mouvements syndicaux que les électeurs votent peu et n'ont pas le droit de panacher les listes, les sections CNU sont peu représentatives de la communauté universitaire. Elles ne sont d'ailleurs pas à l'abri d'une autre forme de népotisme, certaines n'hésitant pas à assurer la promotion et l'avancement de leurs propres membres, alors que d'autres ont renoncé depuis longtemps à de telles pratiques.
Une réforme s'impose donc, mais une réforme faite avec les universitaires et non pas contre eux. Dans le cas de la LPPR, ils n'ont pas été sérieusement consultés et ils découvrent maintenant l'étendue du désastre. Car ce texte repose sur un formidable mépris à l'égard du monde universitaire. Le but, évidemment non avoué, est d'assurer le contrôle des enseignants-chercheurs, de les placer sous tutelle.
Indépendance et liberté d'expression
Cette démarche est apparue de manière caricaturale dans l'amendement déposé par la sénatrice Laure Darcos (LR Essonne), amendement soutenu par le gouvernement. Il consistait à modifier l'article L 952-2 du code de l'éducation actuellement rédigé en ces termes : "Les enseignants-chercheurs, (...) jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité". La sénatrice proposait d'inscrire dans cette disposition que « les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République ».
Le message était clair : un manque de respect des "valeurs de la République" pouvait conduire devant le conseil de discipline. Mais aucune définition claire de ces "valeurs" n'était donnée. La sénatrice invoquait "la laïcité", tant il est facile de s'appuyer sur l'émotion provoquée par les récents attentats pour réduire la liberté d'expression. Mais y a t il d'autres "valeurs de la République" justifiant que les enseignants soient muselés ? Le principe même de sûreté était atteint car il était impossible de connaître quel type de propos pouvait être sanctionné.
Surtout, cet amendement était inconstitutionnel. Depuis une décision du 20 janvier 1984, le Conseil constitutionnel a fait de la garantie d'indépendance des professeurs d'université un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR), garantie ensuite élargie à l'ensemble des enseignants-chercheurs. Et le Conseil ne manque pas de mentionner que "les fonctions d'enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l'intérêt même du service, que la libre expression et l'indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables". Il est donc pratiquement impossible de réduire la liberté d'expression des enseignants-chercheurs, surtout par une disposition se référant à des "valeurs" dont on ignore le contenu précis.
De fait, l'amendement a fini par être retiré. Mais si l'on ne peut faire taire directement les enseignants, sans doute est-il plus facile d'agir de manière indirecte et de les contrôler en mettant fin à leur indépendance statutaire.
Jeunes docteurs partant enseigner avec un contrat précaire
Jeunes recrues partant à la guerre. Antoine Watteau
Contractualisation et remise en cause de l'indépendance statutaire
Profitant d'une certaine désaffection de la communauté universitaire à l'égard du CNU, la LPPR choisit de privilégier des recrutements autonomes par les universités sur une base contractuelle. L'article 3 de la loi prévoit ainsi la possibilité pour une université de recourir aux "Tenure Tracks", formule inspirée évidemment des Etats-Unis. Concrètement, il s'agit de recruter pour un contrat compris entre trois et six ans une personne titulaire d'un doctorat ou d'un "diplôme équivalent" sur ce que l'on appelle une chaire de "professeur junior'. Ensuite, si l'intéressé a été sage, si ses recherches sont conformes aux objectifs fixés, si ses propos s'inscrivent dans les "valeurs" qui conviennent, il pourra être titularisé sur un emploi de professeur.
Il s'agit donc d'un excellent moyen de s'assurer de la parfaite docilité d'un enseignant-chercheur en le prenant, en quelque sorte, "à l'essai". On l'a compris, il s'agit aussi de recruter des amis, dès lors qu'ils ont un "diplôme équivalent". On attend avec impatience le décret qui considérera que le fait d'avoir suivi la scolarité de l'ENA est un "diplôme équivalent", aubaine qui permettra aux équipes battues aux élections de trouver un point de chute, en attendant de revenir aux affaires.
La situation est pire dans le cas des maîtres de conférences. Les contrats de mission permettront de recruter pour le temps d'un projet des enseignants qui disposeront alors d'un emploi précaire, pour quelques années. Surtout le désormais célèbre amendement n° 150, voté sans aucune concertation préalable, permet désormais aux établissements de promouvoir des maîtres de conférence dans le corps des professeurs sans passer par une évaluation nationale et donc sans passer par le CNU.
Il s'agit, nous dit-on, "d'élargir les viviers des candidats potentiels et de fluidifier l'accès aux corps". L'argument est ridicule si l'on considère l'excellent niveau général des candidats aux emplois de maître de conférences. Le moins que l'on puisse dire est qu'il n'est pas indispensable de solliciter de nouveaux candidats.
Ces dispositions sont le produit d'un double mouvement. D'une part, celui du gouvernement qui engage subrepticement un processus de privatisation des universités. Le modèle est celui des écoles de commerce, financées par les entreprises, dont les responsables viennent y enseigner sur la base de contrats de droit privé. L'université est perçue comme un modèle dépassé par des dirigeants qui écartent volontiers le principe même d'égalité devant le service public et ne voient aucun intérêt dans la recherche, surtout si elle ne s'exerce pas dans les sciences exactes.
D'autre part, ce texte est aussi le pur produit d'un lobbying localiste qui risque d'avoir pour effet de creuser l'écart entre les Universités, entre celles qui se replieront sur elles-mêmes et celles qui recruteront large en appréciant la qualité des candidats, d'où qu'ils viennent. L'écart existera aussi entre les disciplines, car cette disposition n'est, pour le moment, pas applicable aux disciplines qui recrutent les professeurs par la voie de l'agrégation. Mais il ne fait aucun doute que l'actuelle disposition est considérée comme un premier pas vers une généralisation du système, d'autant que l'usage des "Tenure Tracks" dans les facultés de droit contribuera à marginaliser les professeurs de droit.
Le combat pour le conformisme
L'image de l'Université véhiculée par la LPPR est donc celle d'établissements dispensant des enseignements conformes aux directives données, avec des enseignants figés dans un impeccable garde-à-vous. Cette soumission doit être inculquée aussitôt que possible, dès la soutenance de thèse.
L'article 10 bis B de la loi prévoit ainsi d'insérer dans l'article L 612-7 du code de l'éducation un paragraphe tout-à-fait inédit : « À l’issue de la soutenance de la thèse, le candidat doit prêter serment en s’engageant à respecter les principes et les exigences de l’intégrité scientifique, dans des conditions fixées par arrêté du ministre chargé de la recherche". Il n'est pas précisé qui sera habilité à recevoir un tel serment, mais, dans l'état actuel de choses, on ignore totalement quelle définition donnera le ministre de l'enseignement supérieur de "ces exigences d'intégrité scientifique". On peut craindre le pire, même si la cérémonie de prestation de serment risque fort de ressembler à un mauvais film comique.
Des bruits circulent avec insistance, affirmant que Frédérique Vidal, ministre chargée de l'enseignement supérieur et de la recherche, aurait été professeur et même présidente d'une grande université avant d'entrer au gouvernement. Mais qui pourrait le croire ? Il y a tant de fausses nouvelles qui circulent sur les réseaux sociaux...
Bonjour,
RépondreSupprimerSi dans sa décision n° 83-165 DC, le Conseil Constitutionnel confère à l’indépendance et à la liberté d’expression des seuls professeurs d’université le caractère d’un PFLR, il consacre déjà à cette date un caractère constitutionnel à celles des autres « enseignants-chercheurs », « enseignants » (exerçant dans les universités et autres EPSCP) et chercheurs. Ce qui ressort :
- du considérant n°19 de la décision n° 83-165 DC (« Considérant dès lors que, par leur nature même, les fonctions d'enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l'intérêt même du service, que la libre expression et l'indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables ») qui donne une justification fonctionnelle à cette indépendance et à cette liberté d’expression dans l’exercice des fonctions, et qui concerne donc tous les « enseignants-chercheurs », « enseignants » et « chercheurs » concernés (il n’y a pas lieu de distinguer là où le Conseil Constitutionnel ne distingue pas)
- du considérant n°20 de la décision n° 83-165 DC (« en ce qui concerne les professeurs, auxquels l'article 55 de la loi confie des responsabilités particulières, la garantie de l'indépendance résulte en outre [en plus donc] d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République, et notamment par les dispositions relatives à la réglementation des incompatibilités entre le mandat parlementaire et les fonctions publiques ») qui donne un fondement supplémentaire à celle des seuls professeurs d’université
Ultérieurement par sa Décision n° 94-355 DC, le Conseil Constitutionnel a dit pour droit (considérant n°23) que […] « les magistrats exerçant à titre temporaire ne peuvent exercer aucune activité d'agent public, à l'exception de celles de professeur et de maître de conférence des universités dont l'indépendance est garantie par un principe à valeur constitutionnelle ». Mais il ne s’agit ni d’une extension ni d’une restriction dudit périmètre du périmètre de la liberté académique déjà exprimé au considérant n°19 de la décision n° 83-165 DC :
- les maîtres de conférences y figuraient déjà en tant qu’enseignants-chercheurs, cette décision n°94-355 DC se borne donc à en tirer les conséquences au regard de l’examen de conformité à la Constitution qui lui est demandé
- si seuls les professeurs d’université et les maîtres de conférences sont visés dans ce considérant n°23 de la Décision n° 94-355 DC, c’est que la loi déférée au Conseil Constitutionnel ne visait que ces corps de fonctionnaires, mais ça n’implique nullement qu’il fait disparaître ce caractère constitutionnel pour les autres « enseignants » et pour les « chercheurs » qu’il a déjà reconnu par sa décision n° 83-165 DC
Il est vrai que par plusieurs arrêts, le Conseil d’État a considéré, en dépit de ce que le Conseil Constitutionnel a dit pour droit dans sa décision n° 83-165 DC que le principe d’indépendance n’avait de valeur constitutionnelle que pour les professeurs d’université, faisant « écran » à celle des autres « enseignants-chercheurs » et enseignants visés par le 19e considérant de la décision n° 83-165 DC, mais c’est en méconnaissance de l’article 62 de la Constitution (« les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles »).
Les maîtres de conférence ont une cette chance que la décision n°94-355 DC a été rendue sur saisine des députés, donc sans que le Conseil d’État puisse à nouveau faire écran à l’indépendance des maîtres de conférence. Le véritable apport jurisprudentiel de cette décision se situe donc à l’égard du Conseil d’État et s’inscrit (implicitement puisqu’il n’est pas expressément visé par la décision) dans le champ de l’article 62 de la Constitution
Denis ROYNARD
Président du SAGES (www.le-sages.org)
élu au CNESER (collège B)
PRAG à Centrale Marseille
Bonjour,
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- du considérant n°19 de la décision n° 83-165 DC (« Considérant dès lors que, par leur nature même, les fonctions d'enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l'intérêt même du service, que la libre expression et l'indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables ») qui donne une justification fonctionnelle à cette indépendance et à cette liberté d’expression dans l’exercice des fonctions, et qui concerne donc tous les « enseignants-chercheurs », « enseignants » et « chercheurs » concernés (il n’y a pas lieu de distinguer là où le Conseil Constitutionnel ne distingue pas)
- du considérant n°20 de la décision n° 83-165 DC (« en ce qui concerne les professeurs, auxquels l'article 55 de la loi confie des responsabilités particulières, la garantie de l'indépendance résulte en outre [en plus donc] d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République, et notamment par les dispositions relatives à la réglementation des incompatibilités entre le mandat parlementaire et les fonctions publiques ») qui donne un fondement supplémentaire à celle des seuls professeurs d’université
Ultérieurement par sa Décision n° 94-355 DC, le Conseil Constitutionnel a dit pour droit (considérant n°23) que […] « les magistrats exerçant à titre temporaire ne peuvent exercer aucune activité d'agent public, à l'exception de celles de professeur et de maître de conférence des universités dont l'indépendance est garantie par un principe à valeur constitutionnelle ». Mais il ne s’agit ni d’une extension ni d’une restriction dudit périmètre de la liberté académique déjà exprimé au considérant n°19 de la décision n° 83-165 DC :
- les maîtres de conférences y figuraient déjà en tant qu’enseignants-chercheurs, cette décision n°94-355 DC se borne donc à en tirer les conséquences au regard de l’examen de conformité à la Constitution qui lui est demandé
- si seuls les professeurs d’université et les maîtres de conférences sont visés dans ce considérant n°23 de la Décision n° 94-355 DC, c’est que la loi déférée au Conseil Constitutionnel ne visait que ces corps de fonctionnaires, mais ça n’implique nullement qu’il fait disparaître ce caractère constitutionnel pour les autres « enseignants » et pour les « chercheurs » qu’il a déjà reconnu par sa décision n° 83-165 DC
Il est vrai que par plusieurs arrêts, le Conseil d’État a considéré, en dépit de ce que le Conseil Constitutionnel a dit pour droit dans sa décision n° 83-165 DC que le principe d’indépendance n’avait de valeur constitutionnelle que pour les professeurs d’université, faisant « écran » à celle des autres « enseignants-chercheurs » et « enseignants » visés par le 19e considérant de la décision n° 83-165 DC, mais c’est en méconnaissance de l’article 62 de la Constitution (« les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles »).
Les maîtres de conférence ont eu cette chance que la décision n°94-355 DC a été rendue sur saisine des députés, donc sans que le Conseil d’État puisse à nouveau faire écran à l’indépendance des maîtres de conférence. Le véritable apport jurisprudentiel de cette décision se situe donc à l’égard du Conseil d’État et s’inscrit (implicitement puisqu’il n’est pas expressément visé par la décision) dans le champ de l’article 62 de la Constitution
Denis ROYNARD
Président du SAGES
élu au CNESER
PRAG à Centrale Marseille