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mercredi 30 septembre 2020

Courage fuyons


Une nouvelle fois, le juge des référés du Conseil d'Etat vient de rendre, le 25 septembre 2020, l'une de ces ordonnances de "tri" dont il a le secret. C'est bien de secret dont il s'agit car précisément cette ordonnance est plus ou moins introuvable. On ne la trouve ni sur Légifrance, ni sur Ariane, la base de jurisprudence de la juridiction administrative. Heureusement, Dalloz-Actualité en a eu connaissance et l'a publiée dans son édition du 28 septembre, répondant ainsi aux attentes de bon nombre de lecteurs.


Une ordonnance de tri


Pour le Conseil d'Etat en revanche, ces ordonnances, prévues par l'article L 522-3 du code de la justice administrative, sont sans importance. Ne s'agit-il pas de rejeter une demande de référé, sans audience, au motif qu'elle s'appuie sur des moyens manifestement infondés, irrecevables et inopérants, ou qui ne reposent sur aucun fait établi ?

La question traitée était pourtant d'une grande actualité. L'Association de défense des libertés constitutionnelles (ADELICO) et le syndicat Unité Magistrats SNM-FO demandaient au juge des référés d'ordonner la suspension de l'exécution d'une décision du 18 septembre par laquelle le Garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, a chargé l'Inspection générale de la justice d'une enquête administrative sur trois magistrats qui exercent ou ont exercé leurs fonctions au Parquet national financier (PNF). Observons à ce propos que l'ordonnance commence par une erreur factuelle. Le juge des référés affirme que les magistrats sont "affectés" au PNF, ce qui est faux dans le cas d'Eliane Houlette qui a quitté ses fonctions à la direction du Parquet depuis l'été 2019. 

Cette erreur factuelle témoigne de la manière dont la demande a été traitée. Le but était de l'écarter discrètement en utilisant l'ordonnance de tri, et il était donc indispensable de trouver un motif la justifiant, un motif qui surtout éviterait soigneusement au juge des référés de se prononcer au fond. 

 

 

Le Magicien d'Oz. Victor Fleming. 1939
 

 

Le détournement de pouvoir

 

Les requérants s'appuyaient sur rien de moins que le détournement de pouvoir. Selon la définition classique, un acte est entaché de détournement de pouvoir lorsque ses motifs sont étrangers à l'intérêt général théoriquement poursuivi par la décision. En simplifiant quelque peu, on peut considérer qu'il s'agit d'un acte qui ne comporte aucun vice de forme et de procédure mais qui a été pris dans un autre but que l'intérêt général, par exemple l'intérêt d'un parti politique ou l'intérêt personnel de son auteur. 

La question méritait d'être posée, mais le juge des référés entendait précisément ne pas la poser, pour ne pas avoir à y répondre. Pourtant, on sait que la décision d'Eric Dupond-Moretti constitue la seconde saisine de l'Inspection générale de la Justice sur le Parquet financier. Celle-ci avait déjà rendu un rapport, il y a à peine quinze jours, dans lequel elle affirmait que le Parquet avait agi dans le respect des dispositions du code de procédure pénale, lorsqu'il avait mené une enquête recherchant un éventuel informateur de Nicolas Sarkozy et de son conseil, impliquant la communication des fadettes de certains avocats. Pourquoi donc susciter une seconde enquête, en feignant de croire que le premier rapport révélait des faits justifiant des poursuites disciplinaires ? La simple lecture du rapport permet de comprendre que c'est faux.

Se poser la question du détournement de pouvoir impose donc de rechercher le but poursuivi par le Garde des Sceaux. Ses motifs sont-ils étrangers à l'intérêt général ? Il y avait tout de même un élément de fait de nature à nourrir le doute. L'avocat Dupond-Moretti avait en effet porté plainte contre le PNF, plainte que le ministre Dupond-Moretti avait ensuite retiré en hâte, le jour même de sa nomination ?  Comment ne pas penser que le ministre poursuit l'objectif de l'avocat ? Comment ne pas penser que cette mise en cause du PNF intervient au moment opportun pour décrédibiliser ses réquisitions dans l'affaire Paul Bismuth qui va très bientôt être jugée devant le tribunal correctionnel ? L'acte a-t-il été pris dans un but d'intérêt général ou dans l'intérêt personnel de son auteur ? Pour ne pas avoir à répondre à cette question, le juge préfère ne pas le poser.

 

L'absence d'intérêt pour agir

 

Il a donc choisi la solution la plus simple et la moins courageuse. Il a déclaré la requête "manifestement irrecevable", au motif que les requérants n'avaient pas un intérêt pour agir suffisant. Il estime ainsi que le syndicat Unité Magistrats SNM-FO n'a pas intérêt pour agir, car la décision de saisine de l'Inspection générale de la justice ne porte pas atteinte aux droits et prérogatives de ses membres. Cette définition de l'intérêt pour agir pour agir semble étroite, et même très étroite. En droit, les agents publics et leurs groupements sont en effet recevables à contester toutes les mesures susceptibles de "porter atteinte aux droits qu'ils tiennent de leur statut". En mettant en cause trois agents du PNF sans motif, le ministre de la justice ne porte-t-il pas atteinte, de manière générale, au principe d'indépendance des juges ? Là encore, on aurait aimé connaître la réponse à cette question. 

Quant à l'intérêt pour agir de l'association ADELICO, il est écarté au motif que ses statuts définissent son objet social d'une manière trop générale. Et le juge des référés de citer in extenso cet objet social qui est "d'assurer en France la promotion et la garantie des droits fondamentaux et de veiller à la séparation des pouvoirs". Pour le juge des référés du Conseil d'Etat, la décision d'un membre du gouvernement qui cherche à décrédibiliser l'autorité judiciaire appelée à requérir dans un affaire prochainement jugée n'a vraiment rien à voir, mais rien du tout, avec la séparation des pouvoirs.

On comprend pourquoi le Conseil d'Etat préfère enfouir ses ordonnances de tri, et plus particulièrement celle du 25 septembre 2020, dans l'oubli le plus profond. Une telle décision n'est évidemment pas digne de la prochaine édition des "Grands Arrêts", ne s'intègre pas très bien dans l'élément de langage sur le "Conseil-d'-Etat-protecteur-des-libertés". N'aurait-il pas été préférable d'organiser une audience, de débattre de l'éventuel détournement de pouvoir, probablement pour l'écarter in fine car il est toujours bien difficile à prouver ? Au moins le Conseil d'Etat aurait donné l'impression de rendre un arrêt, et non pas un service.

 

Sur l'indépendance des juges  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1, § 1D

 

3 commentaires:

  1. Le constat inquiétant et pertinent de cette "Cour d'Etat" que vous dressez - depuis des années avec une constante qui mérite louange - ne constitue pas véritablement une surprise tant les paramètres du problème sont parfaitement documentés.

    - La lâcheté est inscrite dans l'ADN des comiques du Palais-Royal. Il suffit de se reporter à leur soumission volontaire au régime de Vichy puis à la haute voltige juridique qu'ils ont pratiquée à la Libération pour sauver les leurs et quelques collabos peu recommandables (Cf. l'arrêt Paul Morand).

    - Le Conseil d'Etat n'a jamais été le protecteur des libertés dans la mesure où il est composé de "membres" et non de magistrats. C'est peu dire qu'ils ne sont ni indépendants, ni impartiaux. Ce qui pose la question de la garantie du droit à un procès équitable pour tous ceux qui saisissent le Conseil d'Etat (citoyens, fonctionnaires, associations...).

    - Le Conseil d'Etat n'est pas le juge de l'Etat. Il en est son avocat zélé. Comme le souligne votre collègue, Paul Cassia l'administration jouit d'une présomption de crédibilité devant cet aéropage alors que le citoyen est traité sur la base d'une présomption de culpabilité.

    - Contrairement à ce qu'écrivent certains de vos éminents collègues, les raisonnements du Conseil d'Etat dans les affaires sensibles sont entièrement biaisés. On décide à très haut niveau du résultat auquel la plus haute juridiction administrative doit parvenir. Dans un second temps, les petites mains se livrent à leur exercice de jésuitisme juridique favori consistant à donner un semblant de vernis normatif à l'indéfendable. En un mot, les dés sont pipés.

    Au stade où nous en sommes, le Conseil d'Etat n'est pas réformable si l'on souhaitait le mettre en conformité avec les standards d'un authentique état de droit. La seule solution consisterait à instituer un pouvoir judiciaire unique (aujourd'hui, il existe une autorité judiciaire) au sein duquel serait intégrée une partie administrative (Cf. les propositions du professeur Serge Sur dans la dernière partie ("Questions en débat") de son dernier ouvrage "Les aventures constitutionnelles de la France " publié chez Sorbonne Université Presses.

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  2. Pour illustrer et compléter utilement votre exégèse de ce référé, nous recommandons à vos fidèles "followers" la lecture du post du 2 octobre 2020 de votre collègue Paul Cassia intitulé : "Le Conseil d'Etat garde le Garde".

    Une phrase résume parfaitement la problématique :

    "La nuque du Conseil d'Etat peut être souple (le 6 septembre) ou raide (le 25 septembre) pourvu que, au fond, les agissements de l'exécutif ne soient pas entravés par la solution donnée au litige ... la fin justifie les moyens...".

    Le reste de l'exposé se déguste comme un joyau de raisonnement juridique au bon sens du terme.

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  3. Vous avez raison : je pense d'une part que l'appréciation restrictive de lintérêt à agir à l'oeuvre est injustifiée comme vous l'expliquez et que, d'autre part et sur le fond, qant au bien-fondé de la requête donc qui n'a pu être examiné, un moyen tiré du principe d'impartialité objective, au regard des fonctions antérieures du Garde des sceaux, aurait pu mieux prospérer devant le CE. ON aurait pu s'appuyer à cet égard sur les articles 6 CESDH et 16 DDHC tels qu'interprétés par la CEDH et le CC respectivement.

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