LLC reproduit l'article publié par Johann Souffi sur ThucyBlog le 2 septembre 2020. L'auteur a exercé comme avocat devant les juridictions pénales nationales et internationales avant de devenir le conseiller juridique de la Présidente du TPIR dans le procès du gouvernement intérimaire rwandais, puis de la chambre de première instance du TSSL dans le procès de l’ancien président du Libéria, Charles Taylor. Il a dirigé la section d’appui juridique du Bureau de la Défense du Tribunal spécial pour le Liban durant le procès des assassins présumés de l’ancien premier ministre Rafic Hariri. Johann Soufi a également dirigé plusieurs enquêtes sur des crimes internationaux au Timor-Oriental, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique et au Mali. Il est actuellement chef du bureau des Affaires juridiques de l’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East) à Gaza et doctorant en droit international pénal au sein des université Paris II Panthéon Assas (France) et Laval (Canada).
S’ils ont reconnu le caractère politique et terroriste de l’attentat contre l’ancien Premier ministre libanais, les juges ont toutefois indiqué n’avoir aucune preuve de l’implication du leadership du Hezbollah ou du régime syrien dans cette attaque et n’avoir pas non plus de preuve suffisante de l’implication de l’ancien accusé, Mustapha Badreddine, haut responsable du Hezbollah tué en Syrie en 2016.
Ce verdict n’est pas une surprise pour ceux qui ont suivi de près le procès. Le standard de preuve élevé devant les juridictions pénales internationales et la complexité du dossier du procureur, exclusivement basé sur l’analyse de données téléphoniques, rendaient sa tâche particulièrement difficile. Par ailleurs, le TSL n’ayant compétence que sur les seules personnes physiques, les juges ne pouvaient reconnaitre la responsabilité du Hezbollah ou celle du régime syrien en tant que tels, comme certains commentateurs du jugement semblaient s’y attendre.
Il n’en demeure pas moins que cet épilogue, plus de quinze ans après l’assassinat de l’ancien premier ministre, et alors que le pays du Cèdre est confronté à une crise économique et politique sans précèdent, – aggravée par la tragique explosion le 4 août 2020 d’un entrepôt du port de Beyrouth ayant causé la mort d’au moins 220 personnes et la disparition de 50 autres –, a suscité une profonde déception parmi une partie de la société libanaise. A l’inverse, il a été accueilli avec satisfaction par les supporters de l’organisation chiite, jusque-là hostiles ou indifférents à la juridiction internationale.
Le TSL ne va pas fermer à l’issue de ce jugement. Le procureur, comme la défense de M. Ayyash ont encore la possibilité de faire appel. Par ailleurs, un autre procès par défaut, toujours contre Salim Ayyash, est actuellement en cours devant le TSL pour des attentats commis contre trois autres personnalités politiques libanaises opposées à la présence syrienne au Liban.
Ce jugement est toutefois l’occasion de faire un premier bilan des réalisations de cette juridiction et de ses limites. Il permet également d’illustrer, de manière particulièrement claire les défis auxquels est confrontée la justice pénale internationale.
Un tribunal porteur d’espoirs pour le Liban et le Moyen-Orient
Lors de sa création en 2009, le TSL est l’espoir, pour la société civile libanaise, d’en finir avec l’impunité dont jouissent les auteurs d’assassinats politiques au Liban, en particulier de ceux qui s’opposent à la présence syrienne dans le pays. Si le mandat particulièrement restreint du Tribunal suscite des commentaires sur son caractère politique, la plupart des observateurs s’accordent pour reconnaitre la nécessité d’un recours à la justice internationale pour surmonter les blocages politiques auxquels est confrontée la justice libanaise. Le Tribunal bénéficie également d’un fort soutien au sein de la communauté internationale qui s’illustre par son budget important (environ 55 millions d’euros par an), à moitié financé par le Liban, l’autre par des pays volontaires.
Au niveau régional et international, certains voient dans la création du TSL les prémices d’une lutte contre le terrorisme international, voire un premier pas vers la responsabilité des auteurs de violations graves des droits de l’homme au Moyen-Orient.
Pour les juristes internationaux, les nouveautés institutionnelles importantes de ce tribunal, notamment la possibilité de juger des accusés par défaut, les pouvoirs renforcés du juge de la mise en état, ou la création d’un bureau de la défense indépendant au sein de la juridiction constituent des signaux positifs du développement de la justice internationale.
Les débuts prometteurs du Tribunal spécial pour le Liban
Le TSL débute ses travaux en mars 2009. Le Procureur du TSL reprend à zéro l’enquête effectuée par la Commission d’enquête des Nations Unies (UNIIIC) concluant initialement à la responsabilité conjointe d’individus au sein des forces de sécurité et des services de renseignements syriens et libanais. En avril 2009, le TSL libère quatre généraux libanais, détenus depuis quatre ans et soupçonnés d’être impliqués dans l’assassinat de Rafic Hariri. Les enquêtes du Procureur s’orientent désormais vers une possible responsabilité du Hezbollah, provoquant la colère des responsables de l’organisation chiite.
Au niveau institutionnel, le TSL adopte un règlement de procédure hybride, à mi-chemin entre la procédure libanaise, d’inspiration civiliste et celle des tribunaux internationaux pour l’ex Yougoslavie et le Rwanda, largement influencée par la common law. Le 16 février 2011, la Chambre d’appel du TSL rend une décision remarquée affirmant l’existence d’une définition coutumière internationale du terrorisme.
En juin 2011, le Juge de la mise en état confirme l’acte d’accusation à l’encontre de quatre individus, membres du Hezbollah, présumés responsables de l’assassinat de l’ancien Premier ministre. Quelques mois plus tard, le 1er février 2012, la Chambre de première instance ouvre une procédure par défaut à leur encontre.
La montagne accouche d’une souris
Le procès ne débute que deux ans plus tard, en janvier 2014. Il durera finalement quatre ans, entrecoupés de plusieurs interruptions. Il prend fin en septembre 2018, après 415 jours d’audience, 295 auditions de témoins, et l’adjonction d’un nouvel accusé, Hassan Merhi, à la procédure initiale. Le jugement prévu pour le mois de mai 2020 est reporté de quelques mois à cause de l’épidémie de coronavirus, puis d’une semaine, à la suite de l’explosion au port de Beyrouth qui a endeuillé le Liban le 4 août 2020.
Le 18 août 2020, lorsque le verdict est finalement rendu par la chambre de première instance, le contexte politique au Liban est sensiblement différent de celui qui avait mené à sa création, onze ans plus tôt. Si l’opposition entre pro et anti-syriens demeure pertinente pour comprendre l’échiquier politique libanais, ces deux courants cohabitent désormais et la société civile libanaise rejette l’establishment politique dans son ensemble. Par ailleurs, et quoi qu’ils pensent du verdict sur le fond, la majorité des observateurs s’accordent à dire, qu’après neuf ans de procédure, et près de 700 millions d’Euros dépensés (dont la moitié à la charge du Liban), la montagne accouche d’une souris.
Quel bilan pour le Tribunal spécial pour le Liban et quelles leçons en tirer ?
Comment expliquer une telle déception pour un tribunal pourtant porteur de nombreux espoirs et soutenu par la majorité de la communauté internationale ?
Incontestablement, l’extrême technicité du dossier, l’absence des accusés lors du procès, la possibilité pour eux de d’être jugés de nouveau s’ils venaient à être arrêtés, et la mort de l’accusé principal, Mustapha Badreddine en mai 2016, ont considérablement contribué à limiter l’impact que le verdict, quel qu’ils soit, pouvait avoir sur la scène politique libanaise et régionale.
Il serait toutefois incomplet de ne pas relever également la responsabilité du TSL et des acteurs du procès dans cet échec. En choisissant de baser son dossier exclusivement sur des éléments de preuves particulièrement techniques et complexes, le procureur a fait le pari risqué d’emporter la conviction des juges, au-delà de tout doute raisonnable, sans qu’aucun témoin de fait ne vienne corroborer sa théorie. En choisissant d’ignorer le travail du juge de la mise en état et en laissant aux parties le contrôle total de la procédure, alors que les règles de procédures les invitaient à se saisir du dossier, les juges de la chambre de première instance ont indiscutablement contribué à allonger la procédure. Enfin, du côté de la défense, en l’absence d’instruction de leurs « clients », les avocats se sont retrouvés limités dans leur capacité de développer une stratégie claire, et poussés à contester l’ensemble des éléments du dossier du procureur sans apporter pour autant d’éléments utiles à la manifestation de la vérité. De manière générale, le premier procès par défaut de l’histoire de la justice internationale a montré les limites d’un tel exercice.
Un tribunal symptomatique des travers de la justice pénale internationale
Au-delà des spécificités du « procès Hariri » et des critiques qui peuvent être faites sur la manière dont il a été mené, le TSL est confronté, avec peut-être encore plus d’intensité que d’autres, aux différents maux qui affectent les diverses juridictions internationales. En cela, il est un outil d’observation intéressant des défis auxquels doit faire face la justice internationale dans son ensemble.
La « politisation » de la justice internationale : Si le TSL a indiscutablement fait preuve d’indépendance dans son fonctionnement, sa création n’en demeure pas moins une illustration de la politisation de la justice internationale. Dans une région marquée par des crimes plus graves les uns que les autres, et dans un pays où de nombreux leaders politiques sont d’anciens criminels de guerre, la décision de créer un tribunal ad hoc pour juger les seuls responsables de l’assassinat de l’ancien premier ministre, aussi terrible soit-il, ne pouvait échapper aux critiques quant au caractère partial et politique de la justice internationale.
Des procès trop longs et trop chers : Le procès par défaut dans l’affaire Hariri, a déjà duré plus de 11 ans et couté près de 700 millions d’Euros. À l’issue de la procédure d’appel et alors que le ou les condamné(s) pourront bénéficier d’un nouveau procès s’ils venaient à être arrêtés, la procédure aura probablement duré près de 15 ans et coûté près de 1 milliard de dollars. Avec le temps, le tribunal est pourtant progressivement sorti des centres d’intérêt des libanais et son impact est aujourd’hui minime sur la scène politique locale. Le TSL est frappé, au même titre que l’ensemble des autres juridictions internationales d’un mal profond, résultat d’une procédure chronophage et budgétivore, qui met en péril la viabilité de la justice internationale.
Des conflits de culture juridique : Les rédacteurs du règlement de procédure et de preuve du TSL avaient imaginé une procédure hybride, plus inquisitoire, pour correspondre davantage à la tradition juridique libanaise et accroitre la rapidité de la procédure durant la phase du procès. En faisant fi des règles qui s’appliquaient à eux et en revenant aux principes procéduraux du modèle accusatoire au prétexte d’appliquer la jurisprudence des tribunaux internationaux, les acteurs du procès Hariri ont montré l’extrême difficulté des juristes internationaux à se détacher de leur tradition juridique et à appliquer une procédure avec laquelle ils sont moins familiers. Cette obstination à privilégier la common law sur les autres traditions juridiques prive de nombreux juristes, notamment dans les pays du Moyen-Orient, de la possibilité de participer équitablement aux procédures internationales et les observateurs de la justice internationale, d’en comprendre les spécificités.
Une justice « hors sol » : Au-delà de la culture juridique, le TSL s’est illustré par sa déconnection profonde avec le pays et les citoyens qu’il est censé servir. Il est assez frappant de noter que l’enquête menée par les autorités judiciaires libanaises a été largement ignorée durant le procès alors que c’est pourtant Wissam Eid, haut responsable des services de renseignements libanais, qui a découvert, au prix de sa vie, l’existence des réseaux téléphoniques incriminés, dès septembre 2005. Il est également important de relever la quasi-absence d’avocats libanais parmi les membres du bureau du procureur et l’absence de traduction du jugement en arabe et en français à ce jour. Cette déconnection profonde avec les principaux destinataires de la justice internationale n’est malheureusement pas spécifique au TSL. Des critiques similaires sont, par exemple, régulièrement lancées contre la Cour pénale internationale.
Conclusion
Le TSL, comme toutes les autres juridictions internationales avant lui, ne pouvait que décevoir. Les attentes placées dans le tribunal, comme dans ses prédécesseurs, étaient incontestablement démesurées et ignoraient les nombreux défis et limites auxquels les juridictions internationales font face dans l’exercice de leur mandat.
Il est toutefois impératif que les membres des tribunaux internationaux s’interrogent sur leurs propres défaillances et sur les faiblesses de la justice internationale dans son ensemble, notamment son coût, sa lenteur et sa déconnection parfois profonde avec les populations qu’elle est censée servir. En demeurant sourde aux critiques qui lui sont faite, la justice internationale risque de perdre le soutien populaire dont elle a absolument besoin, pour survivre et se développer au Moyen Orient comme ailleurs. C’est le souhait de tous ceux qui continuent de croire dans ce magnifique projet.
Les opinions exprimées dans ce billet sont purement personnelles, l’auteur ne s’exprimant aucunement en sa capacité officielle. Elles n’engagent donc pas les Nations Unies ou le Tribunal Spécial pour le Liban.
Sur les juridictions pénales internationales : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, section 1, § 3 B
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire