Marina S., âgée de huit ans, est décédée en août 2009 à la suite des tortures et sévices infligés par ses parents, mauvais traitements qui avaient commencé alors qu'elle n'avait pas encore trois ans. En juin 2012, les parents furent condamnés chacun à trente ans d'emprisonnement.
L'aide à l'enfance
Mais l'affaire ne s'est pas arrêtée à ce procès pénal car la question de la responsabilité de l'Etat était posée. C'est précisément le sens de la décision rendue par la Cour européenne des droits de l'homme le 4 juin 2020, Association Innocence en danger et association Enfance et partage c. France.
La protection de l'enfance constitue aujourd'hui un droit des personnes. Dans l'arrêt O'Keeffe contre Irlande du 28 janvier 2014, la Cour énumère ainsi toute une série de recommandations du Conseil de l'Europe dans ce domaine. Surtout, la Convention d'Istanbul du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique définit précisément comme violence domestique, celle qui "survient entre des parents et des enfants". Ce traité a été ratifié par la France le 4 juillet 2014 et est entrée en vigueur le 1er novembre suivant. La CEDH n'a pas hésité, dans une décision Balsan c. Roumanie du 23 mai 2017, à s'appuyer directement sur cette convention pour sanctionner les carences d'un Etat dans le cas de violences conjugales.
En droit français, la protection de l'enfance repose sur l'article 375 du code civil : "Si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en
danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement
physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises,
des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par justice à
la requête des père et mère conjointement, ou de l'un d'eux, de la
personne ou du service à qui l'enfant a été confié ou du tuteur, du
mineur lui-même ou du ministère public". L'aide à l'enfance repose donc sur une coopération entre les services rattachés aux président du conseil général et la justice.
La procédure judiciaire se traduit par la saisine du procureur de la République. Dès la première année scolaire de Marina. S, en 2007-2008, ses professeurs ont constaté diverses lésions sur son visage et sur son corps et ont immédiatement soupçonné des actes de maltraitance. Le médecin scolaire fut alerté, et, en 2008, la directrice adressa un "signalement au titre de la protection de l'enfance" au procureur de la République. Une enquête préliminaire fut ouverte, mais le parquet classa
le dossier, estimant qu'aucune infraction n'était "caractérisée",
l'enquête n'ayant rien révélé de suspect.
Sur le plan administratif, une "information préoccupante" fut transmise par le directeur de l'école aux services de l'aide à l'enfance de la Sarthe. Après une visite à la famille, les agents de ces services n'observèrent rien d'inquiétant, et les rapports furent classés, en attendant d'autres visites prévues à la rentrée 2009. Hélas, Marina est morte avant ces nouvelles visites, sous les coups de ses parents.
Les enfants foutez-leur la paix. Pierre Perret 1977
L'intérêt à agir des associations
La condamnation des parents étant intervenue en 2012, on pouvait s'interroger sur la personne compétente pour engager la responsabilité de l'Etat, les frères et soeurs de l'enfant étant trop jeunes et placés en famille d'accueil. Deux associations, "Enfance et partage" et "Innocence en danger" ont donc décidé d'introduire le recours, faisant ainsi valoir les droits de Marina S. post mortem.
La CEDH admet qu'un recours soit introduit devant elle au nom d'une personne vulnérable qui n'est
pas en état de donner pouvoir à ceux qui agissent en son nom. Tel était
le cas dans l'arrêt du 17 juillet 2014 Valentin Campeanu c. Roumanie, un jeune Rom
handicapé et atteint du Sida étant décédé sans proches connus et sans
que l'Etat roumain lui ait jamais désigné un représentant légal. La Cour
avait donc déclaré la requête recevable, en tenant compte de la
vulnérabilité de l'intéressé et du fait qu'il n'existait aucune
opposition d'intérêt entre le représentant et le représenté.
Marina S. était évidemment une personne vulnérable, incapable de saisir un juge en raison de son âge. Aucun de ses proches, frères et soeurs, n'était en mesure de saisir un juge. En revanche, les deux associations requérantes étaient parties civiles durant la procédure pénale, et ont ensuite introduit une action engageant la responsabilité de l'Etat pour le fonctionnement défectueux de la justice. Dans un arrêt du 8 octobre 2014, la Cour de cassation a écarté leur demande, estimant que les dysfonctionnements observés dans cette affaire ne constituaient pas des fautes lourdes au sens de la jurisprudence. De l'ensemble de ces éléments, la CEDH déduit que les associations n'ont jamais cessé d'exercer les droits de la partie civile et que les circonstances permettent de leur attribuer la qualité de
"représentantes de facto" de Marina S.
Un désastre judiciaire et administratif
Sur le fond, la Cour condamne la France sur le fondement de l'article 3 de la Convention européenne qui interdit la torture et les traitements inhumains ou dégradants. Elle estime que le premier signalement effectué par la directrice de l'école en juin 2008 a déclenché l'obligation des autorités de procéder à des investigations pour apprécier l'existence d'actes de maltraitance. Certes, le procureur a été rapidement saisi, mais la suite des évènements est marquée par une succession de dysfonctionnements : une enquête commencée très tard, des institutrices qui n'ont pas été entendues pas plus d'ailleurs que le père de l'enfant, l'absence d'intervention d'un psychologue lors de l'audition de Marina, etc. Quant aux services de l'Aide sociale à l'enfance, ils se sont limités à faire une visite à la famille, alors que l'enfant était hospitalisée et que les médecins avaient signalé leurs interrogations sur l'existence d'actes de maltraitance.
Ce désastre aussi bien judiciaire qu'administratif conduit la CEDH à constater une violation de l'article 3 de la Convention. La décision n'est certes pas une surprise, mais elle suscite plusieurs interrogations sur le droit français.
D'une part, il est évidemment que l'aide à l'enfance fonctionne mal en raison des défauts d'articulation entre son pôle judiciaire et son pôle administratif. Il ne fait aucun doute que la petite Marina S. a été victime, non seulement des coups de ses parents, mais aussi d'un système bureaucratique qui n'a pas su entendre les appels des enseignants.
D'autre part, sur un plan plus juridique, on peut s'interroger sur l'attachement indéfectible de la Cour de cassation à la faute lourde en matière de responsabilité du service public de la justice, alors même qu'elle tend à céder dans bien d'autres domaines. Cette survivance apparaît aujourd'hui totalement inadaptée à une situation dans laquelle une succession de dysfonctionnements peut conduire à la mort d'un enfant. Un tel blocage de la jurisprudence risque de susciter des soupçons, car la Cour de cassation pourrait être accusée de vouloir protéger un service public judiciaire qui est dans un état de délabrement tel que les dysfonctionnements ne peuvent manquer de se produire. Mais la Cour européenne, de toute évidence, n'entend pas laisser les choses en l'état.
La Cour de cassation n'a d'autr choix que d'appliquer le régime de la faute lourde, car ce sont les termes employés par le législateur depuis 1972 (actuel article L. 141-1 du Code de l'organisation judiciaire). Sauf à déclarer cet article inconventionnel, la Cour ne saurait donc s'extraire de cette condition légale, contrairement à l'ordre juridictionnel administratif qui exige la faute lourde depuis Darmont alors même qu'aucune loi ne le contraint puisque l'article L. 141-1 précité n'est pas applicable aux juridictions administratives.
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