La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 28 mai 2020 suscite une immense surprise parmi les commentateurs. Il déclare en effet qu'à l'issue du délai d'habilitation d'une ordonnance de l'article 38, ses dispositions intervenues dans les matières qui sont du domaine législatif "doivent être regardées comme des dispositions législatives", même quand aucune loi de ratification n'a été votée. Rappelons que l'article 38 de la Constitution autorise le gouvernement, "pour
l'exécution de son programme, à demander au parlement l'autorisation de
prendre par ordonnance, pendant un délai limité, des mesures qui sont
normalement du domaine de la loi".
Nul ne s'attendait à ce que l'article 38 de la Constitution soit aussi malmené, ou plus exactement réécrit par le Conseil. Il reconnaît d'ailleurs lui-même, dans le communiqué de presse joint à la décision, que celle-ci a été adoptée "en termes inédits". Mais quels sont ces termes ? Il convient de citer intégralement le passage essentiel de cette décision du 28 mai 2020 : "Conformément au dernier alinéa de l'article 38 de la Constitution, à
l'expiration du délai de l'habilitation fixé par le même article 12,
c'est-à-dire à partir du 1er septembre 2013, les dispositions
de cette ordonnance ne pouvaient plus être modifiées que par la loi
dans les matières qui sont du domaine législatif. Dès lors, à compter de
cette date, elles doivent être regardées comme des dispositions
législatives".
Les dispositions issues d'une ordonnances ratifiée
En l'espèce, le Conseil était saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la Constitution de l'article L. 311-5 du code de l’énergie, dans sa rédaction issue d’une ordonnance du 9 mai 2011 portant codification de ce même code, elle-même ratifiée par une loi du 17 juillet 2013. Ces dispositions soumettaient à autorisation administrative toute installation de production électrique, sans prévoir de dispositif de participation du public à la décision. Or l'article 7 de la Charte de l'environnement, elle-même intégrée au bloc de constitutionnalité en 2005, énonce que "toute personne a le droit (...) de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement". Pour mettre un terme à cette irrégularité, une nouvelle ordonnance est intervenue dès le 5 août 2013, relative à la mise en oeuvre du principe de participation du public défini à l'article 7 de la Charte de l'environnement.
Le Conseil constitutionnel déclare logiquement inconstitutionnelles les dispositions du code de l'énergie antérieures à l'ordonnance du 5 août 2013, puisqu'elles portaient atteinte à l'article 7 de la Charte de l'environnement et qu'elles avaient été ratifiées par le parlement.
Le cas de l'ordonnance non ratifiée
Le problème se pose en termes différents pour l'ordonnance du 5 août 2013 qui n'a jamais été ratifiée. Le droit positif semblait pourtant clair.
Pendant la durée de l'habilitation, l'ordonnance est considérée comme un acte réglementaire intervenant dans le domaine de la loi. Tant qu'elle n'est pas ratifiée par le parlement, elle est donc susceptible de recours devant le Conseil d'Etat. On a vu tout récemment que, parmi le nombre impressionnant d'ordonnances prises pour assurer la mise en oeuvre de l'état d'urgence sanitaire, certaines ont ainsi fait l'objet de demandes de référé. Sur ce point, l'ordonnance se distingue clairement des décrets-lois antérieurs, qui intervenaient à une époque où il n'existait aucun "domaine de la loi", et où cette intervention de l'exécutif était analysée comme une délégation du pouvoir législatif. Aujourd'hui, l'ordonnance demeure un règlement, jusqu'à sa ratification.
L'article 38 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la révision de 2008, semble résoudre le problème des ordonnances non ratifiées en affirmant qu'elles "deviennent caduques si le projet de loi de ratification n'est pas déposé
devant le Parlement avant la date fixée par la loi d'habilitation". Et la nouvelle rédaction ajoute qu'"elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse", mettant fin à une jurisprudence qui tolérait les ratifications implicites, par exemple lorsqu'une nouvelle loi reprenait les dispositions de l'ordonnance non ratifiée (décision du 23 janvier 1987).
Dans le cas présent, un projet de loi de ratification a été déposé à l'Assemblée nationale le 30 octobre 2013 par le Premier ministre de l'époque, Jean-Marc Ayrault. Déposé dans la délai fixé par la loi d'habilitation qui s'achevait le lendemain, il n'a pourtant jamais été débattu, ni retiré. Le Conseil constitutionnel s'appuie alors sur les dispositions de l'article 38 qui énoncent qu'a l'issue de ce délai, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi, du moins dans les matières qui relèvent du domaine de l'article 34 de la Constitution. De ce texte, le Conseil déduit que les dispositions d'une ordonnances non ratifiée "doivent être regardées comme des dispositions législatives", dès lors qu'un projet de loi de ratification a été déposé.
Qui fait la loi en France ?
Une atteinte à la procédure de ratification
La solution pourrait sembler logique, mais elle est loin d'être convaincante. La valeur juridique d'une norme peut-elle est exclusivement définie par celle de la norme qui la modifie ? La question mériterait d'être posée, mais le Conseil ne la pose pas. Surtout, il écarte de facto l'apport de la révision de 2008. Celle-ci préservait en effet les droits du parlement en mettant l'Exécutif devant une alternative simple : soit il faisait ratifier expressément l'ordonnance par le parlement, soit il devait accepter que ses dispositions demeurent réglementaires et donc susceptibles de recours. Aujourd'hui, le Conseil porte délibérément atteinte à la procédure de ratification, procédure qui garantissait les droits du parlement en lui permettant de contrôler la procédure d'édiction des ordonnances, par l'habilitation d'abord, par la ratification ensuite.
La décision du Conseil ne viole pas directement l'article 38, elle le réécrit en lui ajoutant une nouvelle norme selon laquelle les dispositions d'une ordonnance acquièrent valeur législative sous les effets conjugués d'une initiative de l'Exécutif, le projet de loi, et du temps qui passe, la fin du délai d'habilitation. Il est vrai que le Conseil a désormais l'habitude de malmener la Constitution qu'il a pourtant pour mission de protéger. N'a-t-il pas, dans une décision toute récente du 20 mars 2020, écarté purement et simplement l'article 46 pour déclarer conforme à la Constitution la loi organique sur l'état d'urgence sanitaire ? La décision du 28 mai s'inscrit ainsi dans une évolution par laquelle le Conseil s'affranchit de la Constitution, comme s'il réinventait ainsi la théorie du "chiffon de papier".
La première victime de la décision est, à l'évidence, le parlement qui se voit priver du droit de ratifier expressément une ordonnance. On est ici à l'opposé de la révision de 2008 qui se proposait de renforcer les prérogatives du pouvoir législatif. La seconde victime est l'administré qui ne peut plus saisir le juge administratif des dispositions de l'ordonnance et devra se contenter de saisir le Conseil constitutionnel d'une QPC. Mais l'étendue du contrôle n'est pas identique.
Le grand bénéficiaire de l'opération est le gouvernement. Celui-ci peut désormais se borner à déposer un projet de loi de ratification pour l'oublier ensuite, faire en sorte qu'il ne soit jamais débattu, et les dispositions de l'ordonnance finiront pas devenir législatives par sa seule volonté. Espérons que le parlement saura faire front contre ce genre de pratique et se saisir de ces projets de loi pour en débattre réellement.
Il ressort effectivement de cette décision un amenuisement du pré carré parlementaire. Mais est-ce juste d'affirmer que la parlement se "voit priver du droit de ratifier expressément une ordonnance" ? On peut en douter dans la mesure où le Parlement garde, au moins en théorie, ses prérogatives d'habilitation et de ratification des ordonnances.
RépondreSupprimer"Les faits ne cessent pas d'exister parce qu'on les ignore" (Aldous Huxley).
RépondreSupprimerA l'instar de son homologue du Conseil d'Etat "auxiliaire de la police administrative" ("Petits arrangements entre amis", Yvan Stefanovitch, Albin Michel, 2020), le Conseil constitutionnel ne fait pas mieux. Décision après décision, il ne cesse de se tirer une balle dans le pied. Il ne cesse de se discréditer Il ne cesse de se vautrer dans La servitude volontaire vis-à-vis de l'exécutif alors qu'il devrait en être le censeur impitoyable à chacun de ses dérapages.
C'est la dislocation juridique en marche qui confère tout son prix à la défense, sans relâche, de l'état de droit surtout dans cette période d'état d'urgence sanitaire, sorte d'état d'exception qui ne dit pas son nom.
C'est pourquoi, comme vous le faites avec une régularité et une exemplarité qui méritent louange, nous devons impérativement abandonner notre tendance naturelle au déni des problèmes fondamentaux inhérents au fonctionnement de toute démocratie pour imaginer des solutions audacieuses. C'est à ce prix que le fameux monde d'après ne sera pas la pâle copie du monde d'hier !