Dans un arrêt Baldassi et autres c. France du 11 juin 2020, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), déclare que la condamnation pénale de militants ayant appelé au boycott de produits importés d'Israël viole leur liberté d'expression.
La campagne BDS
En juillet 2005, une campagne internationale intitulée "Boycott, Désinvestissement et Sanctions" (BDS) a été lancée par des ONG palestiniennes. Elle s'appuie sur l'avis consultatif de la Cour internationale de justice rendu le 9 juillet 2004, selon lequel
« l’édification du mur qu’Israël, puissance occupante, est en train
de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l’intérieur et
sur le pourtour de Jérusalem Est, et le régime qui lui est associé, sont
contraires au droit international ». La campagne BDS se présente alors comme
un
"
appel au boycott, aux sanctions et aux retraits des investissements
contre Israël jusqu’à ce qu’il applique le droit international et les principes
universels des droits de l’homme". En France, l'appel au boycott fut relayé par différentes associations réunies dans un Collectif Palestine 68. Ils contestent en particulier le fait qu’Israël exporte des produits issus des colonies juives en Cisjordanie
en les faisant passer pour des produits issus de son territoire
internationalement reconnu, ce qui leur confère les mêmes avantages
douaniers que les produits israéliens.
En 2009 et 2010, des membres de ce Collectif organisent différentes actions dans un supermarché de la région de Mulhouse. Ils invitent les clients à signer une pétition et à boycotter les produits en provenance d'Israël. L'action se déroule sans violence ni dégâts et le supermarché ne porte pas plainte. La Licra, Avocats sans frontières, l'Association France-Israël et le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme ont, quant à eux, porté plainte, estimant que l'appel au boycott constitue une provocation à la discrimination, délit réprimé par l'article 24 al. 8 de la loi du 29 juillet 1881. Si le tribunal correctionnel de Mulhouse relaxe les requérants, il n'en est pas de même de la Cour d'appel de Colmar qui considère que l'appel au boycott appelle les consommateurs "à ne pas acheter ces marchandises en raison de l’origine des producteurs
ou fournisseurs". Les intéressés sont donc condamnés à une amende de 1000 € avec sursis, à laquelle il faut ajouter 1000 € (in solidum) à verser aux associations parties civiles à titre de réparation. La Cour de cassation confirme cette sentence le 20 octobre 2015.
Une ingérence dans la liberté d'expression
Devant la CEDH, les plaignants invoquent une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Or une ingérence dans cette liberté, selon les termes mêmes de l'article 10, ne peut être admise que si elle est "prévue par la loi", dirigée vers un "but légitime" et "nécessaire dans une société démocratique". En l'espèce, la CEDH admet rapidement que la condamnation des requérants était "prévue par la loi", ce qui n'était d'ailleurs pas contesté.
Elle admet aussi l'existence d'un "but légitime", dès lors qu'il existe un droit des producteurs ou fournisseurs d'accéder à un marché. Sur ce point, la discussion juridique aurait sans doute pu être davantage élaborée. S'il est vrai que le droit d'accéder à un marché constitue un élément essentiel du droit de la concurrence, il n'en demeure pas moins qu'il doit s'exercer conformément au droit positif. Or, le fait de faire passer des produits issus des territoires occupés pour des produits israéliens, en les faisant bénéficier des droits de douane accordés à ce pays n'est pas nécessairement une pratique licite en droit international.
La CEDH ne s'attache pas à cette question, sans doute parce qu'il dispose d'un cas plus simple de violation de l'article 10. Elle considère en effet que la condamnation des plaignants pour avoir procédé à un appel au boycott n'est pas "nécessaire dans une société démocratique".
Elle peut en effet s'appuyer sur une jurisprudence déjà ancienne, et rappelée notamment dans l'arrêt Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015. Pour la CEDH en effet, la liberté d'expression "vaut non seulement pour les
« informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou
considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui
heurtent, choquent ou inquiètent". La société démocratique impose donc le pluralisme des courants d'opinion, et le respect de l'opinion d'autrui.
Pour qu'une restriction à la liberté d'expression conforme à l'article 10 de la Convention, il faut qu'elle réponde à une "nécessité impérieuse dans une société démocratique", ce qui conduit la Cour à s'interroger sur l'appel au boycott. Il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'une modalité d'expression protestataire, et qu'elle présente la caractéristique d'appeler à un traitement différencié. Mais un traitement différencié s'analyse-t-il nécessairement comme un appel à la discrimination, à la haine ou à l'intolérance ? C'était la position sans nuances défendue par le gouvernement français et par les associations parties civiles. La Cour européenne, et il convient de noter que la Ligue des droits de l'homme est intervenue à l'instance en ce sens, refuse précisément cet amalgame.
Le précédent de l'arrêt Willem
Elle est ainsi conduite à préciser sa jurisprudence Willem c. France du 10 décembre 2009. Les faits remontaient à 2002, date à laquelle le maire de Séclin déclarait, lors d'une réunion du Conseil municipal, avoir demandé aux services de restauration de la ville de boycotter les produits israéliens, afin de protester contre la politique menée par le premier ministre israélien à l'égard des Palestiniens. Il avait alors été condamné, lui aussi à 1000 € d'amende avec sursis, pour provocation à la discrimination.
Contrairement à ce qu'affirment les défendeurs devant la CEDH, les faits de l'arrêt Baldassi ne sont pas identiques à ceux de l'affaire Willem. La personne condamnée pour incitation à la discrimination est un élu qui représente l'ensemble de la commune. Il se doit de respecter un certain devoir de réserve dans les actes qui engagent la collectivité locale et, gérant les fonds de la commune, ne doit pas inciter à la dépenser de manière discriminatoire. En l'espèce, la décision du maire de Séclin avait été publiée sur le site internet de la commune, mais n'avait donné lieu à aucun débat ni à aucune délibération du Conseil municipal.
Dans l'affaire Baldassi au contraire, les condamnés sont de simples citoyens, astreints à nulle obligation de réserve. Leur influence sur les clients d'un supermarché est d'une intensité bien moindre que celle d'un maire sur les services de sa commune. Leur action n'intervient pas, comme dans l'affaire Willem, en dehors de tout débat. Au contraire, elle a pour but de le susciter parmi les consommateurs, de les mettre devant un choix qui leur appartient pleinement. L'action de M. Baldassi et des autres requérants s'inscrit donc pleinement dans le cadre du débat d'intérêt général, et plus précisément dans le débat politique que la Cour protège avec une vigilance particulière. Leur condamnation n'est donc pas "nécessaire dans une société démocratique" et emporte une ingérence excessive dans leur liberté d'expression.
La CEDH met ainsi un terme à une pratique des tribunaux français qui avait d'ailleurs été largement encouragée par une circulaire du directeur des affaires criminelles et des grâces du 12 février 2010. Au nom des nécessités de politique pénale, il incitait les procureurs généraux à poursuivre ces appels au boycott, ou à expliquer "de manière détaillée" d'éventuelles décisions de classement sans suite. Autant dire que la volonté de l'Exécutif n'était pas totalement étrangère à ces poursuites, même si les tribunaux correctionnels ont parfois refusé de s'y soumettre.
Une action protestataire licite
De fait, la CEDH réintroduit l'appel au boycott parmi les actions protestataires licites. La jurisprudence française, en effet, conduisait à considérer que tout appel au boycott conduisait à un traitement différencié entre les entreprises actives sur un marché, et s'analysait donc comme une discrimination. Autant dire qu'il était devenu une pratique illicite en droit français, alors même que, quarante ans plus tôt, une grande partie de l'opinion, à commencer par les associations de protection des droits de l'homme, pensait que l'appel au boycott des produits d'Afrique du Sud était un instrument de protestation parfaitement légitime. En appelant à boycotter les oranges Outspan, on avait alors l'impression de lutter efficacement contre l'Apartheid.
Au delà de cette réintroduction de l'appel au boycott dans le champ des actions militantes, la CEDH, de manière plus indirecte, va à l'encontre d'une tendance qui consiste à considérer que toute critique de la politique israélienne doit être sanctionnée comme discriminatoire, le spectre de l'antisémitisme planant toujours dans le prétoire. Un tel amalgame conduit à empêcher tout discussion, à geler tout débat politique, et précisément, la Cour nous rappelle que le débat politique est, en soi, un débat d'intérêt général. Et l'appel au boycott en fait partie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire