L’article 49. 3 n’est nullement l’instrument d’un
régime autoritaire
Publié dans Le Monde, 27 février 2020
Serge Sur
Professeur émérite de droit public
de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)
Devant le blocage du débat sur la
réforme du régime des retraites organisé à l’Assemblée nationale par quelques
groupes d’opposition, le gouvernement envisage de plus en plus de recourir à la
procédure constitutionnelle prévue par l’article 49 al 3. Ce texte,
remontant aux origines de la Constitution, ce qu’il convient de préciser tant
elle a subi de modifications, permet au gouvernement d’engager sa
responsabilité sur le vote d’un projet de loi. Celui-ci est considéré comme
adopté, sauf si l’Assemblée vote contre lui une motion de censure à la majorité
absolue des députés. C’est dire que la délibération sur le texte est
immédiatement remplacée, et qu’au minimum s’y superpose un débat sur
l’existence du gouvernement et sur son éventuel renversement.
Les protestations contre cette
perspective sont multiples et d’origines diverses, puisque même certains
députés de la majorité s’y déclarent opposés, sans que l’on sache s’ils iront
jusqu’à voter une éventuelle motion de censure. Si elle était adoptée, elle
déboucherait probablement sur une dissolution, et lesdits députés seraient
immanquablement battus. Voter contre le gouvernement serait pour eux
suicidaire, mais on en est encore loin. Le gouvernement lui-même semble
n’envisager le recours à l’article 49 al. 3 qu’avec réticence, redoutant une
réaction hostile de l’opinion – car en réalité la question ne se pose pas
devant l’Assemblée, mais beaucoup plus devant le pays. Elle appartient aux
manœuvres pré-électorales en vue des présidentielles à venir. En effet, le
recours à cette procédure suppose une décision du Conseil des ministres, et
par-là du président, qui se trouvera ainsi en première ligne.
Bataille parlementaire entre Edouard Philippe et Jean-Luc Mélenchon
Les Aventuriers de l'Arche perdue, Steven Spielberg, 1981. Harrison Ford
Il convient de remonter aux
origines de la Constitution pour comprendre l’intérêt du mécanisme de l’article
49 al. 3. Il correspond à ce que l’on appelait à l’époque le
« parlementarisme rationalisé », en tirant parti de l’expérience
funeste de la IVe République. Dans ce régime, l’instabilité ministérielle était
liée à l’absence de majorités constituées, qui s’effondraient sur elles-mêmes
tous les six mois. Les gouvernements étaient à la fois fugitifs et impuissants.
On a considéré en 1958 que l’absence de majorité parlementaire structurée était
une caractéristique française, liée au multipartisme, et qu’il convenait d’y
remédier en donnant au gouvernement les moyens de mettre l’Assemblée en face de
ses responsabilités : ou approuver les textes proposés, ou renverser le
gouvernement, ce qui l’exposait à la dissolution. C’est ce qui s’est passé en
1962, lorsque l’Assemblée a renversé le gouvernement Pompidou. Elle a été
dissoute, et les élections suivantes ont renvoyé une solide majorité gaulliste.
Le couple responsabilité politique du gouvernement – dissolution est un des
éléments constitutifs d’un régime parlementaire, et c’est l’une des dimensions
de la Ve République. C’est même ce qui distingue le régime parlementaire d’un
régime d’assemblée, cette nostalgie et ce rêve permanents de nombre de
constitutionnalistes et de partis politiques, combinant l’irresponsabilité et la
toute-puissance.
Le gouvernement a-t-il réellement
le choix ? La volonté d’obstruction de l’opposition, spécialement de La
France insoumise, est éclatante, déclarée, revendiquée. Prolonger le débat, six
mois, un an, n’y changerait rien. Des rappels au règlement aux
sous-amendements, le temps pourrait être indéfiniment prolongé sans issue
vraisemblable. Voilà qui souligne que l’Assemblée, que l’on présente souvent
comme corsetée sous la Ve République, dispose d’armes de retardement voire de paralysie
des décisions gouvernementales. Est-ce acceptable dans un régime
parlementaire ? C’est typiquement une logique de régime d’Assemblée, qui
est à l’opposé. C’est aussi privilégier la dimension délibérative de la
constitution sur sa dimension décisionnaire, nécessaire à tout gouvernement.
C’est aussi faire prévaloir la rue sur la représentation nationale. La France
insoumise relaie à l’Assemblée les manifestations contre la réforme des
retraites. En sabotant la procédure législative, elle est à la limite de la
subversion.
Ainsi l’art. 49 al. 3 est un
mécanisme caractéristique du régime parlementaire. Nombre de gouvernements
d’orientations opposées l’ont utilisé. Il n’est nullement l’instrument d’un
régime autoritaire, mais l’outil indispensable à la responsabilité du
gouvernement, et même à celle de l’Assemblée. Elle ne peut en effet bloquer le
fonctionnement des institutions sans risque pour elle-même, et ce risque est
celui de la dissolution. Sa responsabilité est de voter la loi, non d’empêcher
qu’elle soit votée. Face à une obstruction systématique d’une partie très
minoritaire de l’opposition comme aux états d’âme de sa majorité, le
gouvernement est pleinement dans son rôle en utilisant une arme que la
constitution met à sa disposition. Sans
doute, lors de la révision de 2008, a-t-on limité la possibilité pour le
gouvernement de l’employer, trace de la nostalgie du régime d’assemblée évoquée
à l’instant. C’était une erreur, mais en l’occurrence rien ne s’oppose à son
emploi. Est-ce démocratique ? Sans doute, puisque prévu par la Constitution,
et qu’en toute hypothèse dans deux ans une élection présidentielle permettra de
régler les comptes, éventuellement de revenir sur une réforme qui ne sera pas
encore entrée en vigueur. Un référendum avant même cette élection ? On
sait bien qu’il ne porterait pas sur la réforme, et que la procédure serait
détournée. La seule solution, et c’est une bonne solution, consiste donc à
placer l’Assemblée devant ses responsabilités.