Le présent article est le texte original de la tribune publiée par Le Monde du 5 février 2019, sous l'intitulé : "Loi anticasseurs : "Il s'agit d'empêcher qu'une manifestation se transforme en émeute". Le titre d'origine a été rétabli de même que les intertitres, également modifiés par le journal.
Le parlement débat actuellement
de la proposition de loi visant à prévenir les violences lors des
manifestations et à sanctionner leurs auteurs. Les échanges sont très vifs dans
l’hémicycle comme dans les médias, et l’invective prend souvent le pas sur l’analyse
juridique. Peu importe le contenu du texte, dès lors qu’il s’agit de mobiliser
l’opinion. On a vu ainsi un parlementaire déclarer que l’on « se croirait revenu au régime de Vichy »,
oubliant sans doute que ce dernier avait purement et simplement supprimé la
liberté de manifestation.
Le spectre de la loi anti-casseurs
La disqualification du texte se
retrouve dans une référence constante à la loi « anti-casseurs »,
comme s’il s’agissait de son nom officiel. Cette formulation permet d’agiter le
spectre d’une ancienne loi de 1970, depuis longtemps abrogée mais tristement
célèbre pour avoir organisé une responsabilité pénale collective, grossièrement
anticonstitutionnelle. L’actuelle proposition, déposée par Bruno Retailleau et
un groupe de sénateurs LR, avait opté pour une responsabilité collective,
civile et non pas pénale, en matière de dommages causés par les manifestants
violents. Mais cette disposition a été retirée devant l’Assemblée nationale,
lorsque le gouvernement a repris à son compte la proposition. Le texte actuel
n’a donc plus aucun rapport, même lointain, avec la célèbre loi anti-casseurs,
mais son nom lui demeure attaché comme un signe d’infamie.
Sa lecture conduit pourtant à un
jugement plus nuancé. Il ne mérite sans doute pas un tel opprobre, mais ses
huit articles ne suscitent pas davantage un enthousiasme excessif.
Après son passage devant la
commission des lois de l’Assemblée, il ne subsiste guère de dispositions
pénales dans le texte. La peine attachée à l’infraction de dissimulation du
visage au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation, déjà constitutive
d’une contravention, est alourdie : il s’agit désormais d’un délit puni d’un an
d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. Cette disposition n’emporte
aucune atteinte à la liberté de manifester, car un manifestant pacifique n’a
évidemment pas besoin de se cacher le visage. Est également créée une peine
spécifique d’interdiction de participer à une manifestation, qui ne peut
excéder une durée de trois ans et qui est prononcée par le juge pénal, à
l’issue d’une procédure contradictoire. Quant à l’élargissement des poursuites aux
simples participants à une manifestation non déclarée, et non plus aux seuls
organisateurs, cette disposition, pourtant annoncée par le Premier ministre, ne
figure pas dans le texte.
Pendant les grèves de 1938 chez Citroën. Willy Ronis. |
Entre le préfet et le juge administratif
L’essentiel du texte est donc
consacré à la prévention des violences et il s’agit d’empêcher qu’une
manifestation se transforme en émeute. La disposition la plus contestée est
l’interdiction individuelle de manifester prévue par l’article 2. Certes, elle
figure déjà dans l’ordre juridique, mais comme peine complémentaire prononcée
par le juge pénal. L’actuelle proposition confère cette fois à l’autorité
administrative, c’est-à-dire au préfet, une compétence spécifique en ce domaine,
lorsqu’ « il existe des raisons
sérieuses de penser » que le comportement de la personne « constitue une menace d’une
particulière gravité pour l’ordre public ». La formulation a quelque
chose de déjà vu : c’était exactement celle utilisée pour justifier une
mesure d’assignation à résidence sur le fondement de l’état d’urgence. Le texte
donne toutefois quelques précisions en ajoutant que cette interdiction pourra
s’appliquer à une personne, soit qui s’est déjà rendue coupable d’infractions
violentes lors de manifestations, soit qui « appartient à un groupe ou entre en relation de manière régulière »
avec des individus incitant ou facilitant ce type d’infractions.
Le flou de ces notions n’échappe
à personne. Mais la décision du préfet de police sera soumise au contrôle du
juge administratif et il sera possible d’obtenir en référé, c’est-à-dire en 48
heures, la suspension de l’arrêté d’interdiction. En matière d’assignation à
résidence décidée sur le fondement de l’état d’urgence, les juges n’ont pas
hésité à prononcer de telles suspensions lorsque la menace que représentait la
personne ne leur semblait pas suffisamment grave ou lorsque ses relations avec
un groupe terroristes étaient trop ténues. Rien ne permet de penser que la
juridiction administrative sera moins protectrice en matière d’interdiction de
manifester qu’elle l’a été dans son contrôle de l’état d’urgence. Le texte
précise d’ailleurs que l’étendue géographique de l’interdiction doit être
limitée et « proportionnée aux
circonstances », formulation qui invite le juge à exercer son contrôle
maximum, c’est-à-dire à apprécier si cette interdiction est justifiée au regard
des circonstances.
Pas d’autonomie de la liberté de manifestation
On aurait évidemment pu espérer
que le contentieux de l’interdiction de manifester soit confié au juge
judiciaire, gardien des libertés individuelles selon l’article 66 de la
Constitution, mais cette méfiance du législateur à son égard n’a malheureusement
rien de nouveau.
Reste la question sensible du fichage
des personnes interdites de manifestation. La proposition de loi se borne à
ajouter un élément à la liste des mentions figurant dans le fichier des
personnes recherchées, technique comparable à celle qui existe déjà pour gérer
les interdictions de stade des supporters violents. Il aurait été certainement
bien utile de rappeler que le droit commun impose l’existence d’une procédure
d’effacement ou de rectification à la demande de la personne fichée. Il aurait
été tout aussi judicieux de préciser les modalités d’accès de la personne à la
fiche qui la concerne. Le rôle du législateur est aussi de rappeler que toute
atteinte à une liberté, toute mesure de police administrative, doit être
contrôlée par le juge.
Au stade actuel du débat, au-delà de ces lacunes ponctuelles qui sont autant de maladresses, la déception réside plutôt dans l'absence de réflexion globale sur la liberté de manifester. Celle-ci n'a pas eu la chance d'être consacrée par une grande loi de la IIIè République comme la liberté de presse ou la liberté d'association. Elle est issue d'un décret-loi du 1935 qui se borne à décrire une procédure de déclaration des manifestations, aujourd'hui codifiée dans le code de la sécurité intérieure. Bien que consacrée par le droit positif, elle n'est pas réellement autonome, considérée comme un sous-produit, tantôt de la liberté de réunion, tantôt de la liberté d'expression.
Au stade actuel du débat, au-delà de ces lacunes ponctuelles qui sont autant de maladresses, la déception réside plutôt dans l'absence de réflexion globale sur la liberté de manifester. Celle-ci n'a pas eu la chance d'être consacrée par une grande loi de la IIIè République comme la liberté de presse ou la liberté d'association. Elle est issue d'un décret-loi du 1935 qui se borne à décrire une procédure de déclaration des manifestations, aujourd'hui codifiée dans le code de la sécurité intérieure. Bien que consacrée par le droit positif, elle n'est pas réellement autonome, considérée comme un sous-produit, tantôt de la liberté de réunion, tantôt de la liberté d'expression.
L’actuelle proposition de loi ne
pourrait-elle être l’occasion de mener à bien cette réflexion ?
Roseline Letteron
Professeur à Sorbonne Université
Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.
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