Le 11 décembre 2018, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu une décision qui témoigne de l'imprégnation du droit européen dans la protection de la liberté d'expression. L'affaire à l'origine de cet arrêt est presque caricaturale, car elle porte sur des propos qui non seulement n'attirent aucune sympathie, mais au contraire suscitent rejet ou indignation.
En 2010, dans sa chanson "Nique la France", le groupe de rap ZEP traite ainsi les "Français de souche" de "nazillons",
"Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". Il ajoute, pour faire bonne mesure : "c'que je pense, de leur identité nationale, de leur
Marianne, de leur drapeau et de leur hymne à deux balles, j'vais pas te
faire un dessin, ça risque d'être indécent, de voir comment je me torche
avec leurs symboles écoeurants". Enfin, il affirme : "Le racisme est dans vos murs et dans
vos livres scolaires, dans vos souv'nirs, dans votre histoire, dont
vous êtes si fiers. Omniprésents, il est banal et ordinaire, il est dans
vos mémoires et impossible de s'en défaire". Ces quelques extraits ne constituent qu'une petite partie d'un texte entièrement tourné vers ce type de provocation.
Un second pourvoi
L'association Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF) a porté plainte pour injure raciale. Dans un premier temps, le tribunal correctionnel, puis la Cour d'appel de Paris, avaient considéré que le terme " Français de souche" ne renvoyait pas un "groupe de personnes" identifiées au regard "de leur origine ou de
leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation,
une race ou une religion déterminée", aux termes de l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881. La Cour de cassation, intervenant dans un premier arrêt le 28 février 2017, avait rejeté cette interprétation, estimant que les références aux représentations de la République, drapeau et hymne national notamment, permettaient l'identification d'un groupe précis, à savoir "les personnes appartenant à la nation française".
Après renvoi de l'affaire à la Cour d'appel de Lyon, celle-ci avait donc condamné pour injure, en janvier 2018, le groupe de rap à un euro symbolique de dommages et intérêts, et au paiement des frais de justice engagés par l'Agrif. La décision de la Cour de cassation du 11 décembre 2018 est donc issue d'un second pourvoi, initié celui-là par le rappeur contre sa condamnation.
Cette seconde décision de 2018 témoigne d'une complète rupture par rapport au premier pourvoi de 2017. Cette fois, la Cour ne recherche plus si les "Français de souche" peuvent être identifiés comme un groupe au sens de la loi de 1881. Elle se place résolument sur le terrain de la liberté d'information telle qu'elle est définie par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), interprétant l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
Le débat d'intérêt général
De manière purement prétorienne, la CEDH a en effet créé la notion de "débat d'intérêt général", permettant de justifier certains propos tenus dans la presse qui, propos qui sans cette justification, seraient susceptibles de donner lieu à des poursuites.
L'usage le plus fréquent de cette jurisprudence se trouve dans l'atteinte à la vie privée. La famille princière de Monaco est ainsi à l'origine de plusieurs arrêts, d'abord une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du
prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt
général, ensuite un arrêt du 12 juin 2014 qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de l'enfant caché du Prince Albert. Mais la référence au débat d'intérêt général est aussi utilisée en dehors de la presse people, par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 pour rappeler dans qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Dans l'affaire Morice, le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel.
De la diffamation à l'injure, il n'y a qu'un pas et c'est précisément ce pas que franchit la Cour de cassation, dans sa décision du 11 décembre 2018. Elle affirme que "compte tenu du langage en usage dans le genre du rap, les propos
poursuivis, pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être
regardés, entendent dénoncer le racisme prêté à la société française,
qu'elle aurait hérité de son passé colonialiste, et s'inscrivent à ce
titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général". Ce ne sont donc pas les propos tenus qui, en tant que tels, sont d'intérêt général, mais le débat sur le racisme dans la société française qu'ils entendent susciter. La Cour se fonde donc sur l'intention des auteurs, appréciation certes subjective mais qui présente l'avantage d'autoriser une expression volontairement grossière ou caricaturale pour diffuser un message qui relève de la liberté d'opinion. La Cour de cassation applique cette jurisprudence et considère donc que "Nique la France" relève bel et bien du débat d'intérêt général.
La Cour pose tout de même une limite à cette tolérance particulière dont bénéficient les artistes. Leur liberté d'expression ne saurait en effet aller jusqu'à "l'appel ou l'exhortation à la discrimination, la haine ou la violence contre quiconque", ce qui serait "excéder les limites" de la liberté d'expression. Autrement dit, le débat d'intérêt général peut permettre d'échapper à des poursuites pour atteinte à la vie privée, injure ou diffamation, mais pas aux infractions d'incitation à la discrimination.
Cette utilisation de la notion de débat d'intérêt général témoigne d'un véritable phénomène d'acculturation du droit européen dans le droit français. Celui-ci, sans doute influencé par le droit américain du Premier Amendement, repose sur un postulat libéral et une liberté d'expression aussi large que possible, les ingérences de l'État demeurant extrêmement réduites. Or, depuis une quarantaine d'années, le législateur français a choisi une voie totalement opposée, visant à multiplier les lois destinées à lutter contre les "discours de haine" ou toutes les formes de discrimination. De toute évidence, les contentieux vont se multiplier et le débat d'intérêt général sera invoqué dans le but de revenir à une vision libérale de la liberté d'expression, évidemment sous le contrôle du juge, mais pourquoi pas changer de juge et de procédure ? En matière de liberté d'expression en effet, de solides dommages et intérêts accordés lors d'une audience civile sont parfois bien plus efficaces que des amendes pénales fort modestes qui ne font que donner de la publicité aux propos dénoncés. Qui en effet se serait intéressé à la chanson "Nique la France" si elle n'avait pas fait l'objet de poursuites ?
La Cour pose tout de même une limite à cette tolérance particulière dont bénéficient les artistes. Leur liberté d'expression ne saurait en effet aller jusqu'à "l'appel ou l'exhortation à la discrimination, la haine ou la violence contre quiconque", ce qui serait "excéder les limites" de la liberté d'expression. Autrement dit, le débat d'intérêt général peut permettre d'échapper à des poursuites pour atteinte à la vie privée, injure ou diffamation, mais pas aux infractions d'incitation à la discrimination.
Cette utilisation de la notion de débat d'intérêt général témoigne d'un véritable phénomène d'acculturation du droit européen dans le droit français. Celui-ci, sans doute influencé par le droit américain du Premier Amendement, repose sur un postulat libéral et une liberté d'expression aussi large que possible, les ingérences de l'État demeurant extrêmement réduites. Or, depuis une quarantaine d'années, le législateur français a choisi une voie totalement opposée, visant à multiplier les lois destinées à lutter contre les "discours de haine" ou toutes les formes de discrimination. De toute évidence, les contentieux vont se multiplier et le débat d'intérêt général sera invoqué dans le but de revenir à une vision libérale de la liberté d'expression, évidemment sous le contrôle du juge, mais pourquoi pas changer de juge et de procédure ? En matière de liberté d'expression en effet, de solides dommages et intérêts accordés lors d'une audience civile sont parfois bien plus efficaces que des amendes pénales fort modestes qui ne font que donner de la publicité aux propos dénoncés. Qui en effet se serait intéressé à la chanson "Nique la France" si elle n'avait pas fait l'objet de poursuites ?
Sur les délits de presse : Chapitre 9 section 2 § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.