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mardi 4 décembre 2018

Menaces sur la loi

Le gouvernement a décidé de sous-traiter au Cabinet Dentons la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact de la loi "mobilités". Il ne s'agit donc pas, à proprement parler, d'externaliser le contenu normatif de la loi, mais des travaux qui la préparent. L'information surprend cependant, choque même, dans la mesure où la loi, dans sa globalité, est censée exprimer la volonté générale, et être votée par les représentants du peuple français. Tel n'est plus réellement le cas, et cette étrange initiative n'est que l'épisode le plus récent d'une évolution engagée depuis longtemps, considérablement accélérée durant la présente législature.

La dénonciation du déclin de la loi n'est pas un phénomène récent. Déjà, sous les IIIe et IVe Républiques, la pratique des décrets-loi avait été contestée comme portant atteinte aux droits du parlement. En 1958, la définition matérielle de la loi est aussi discutée. Elle limite en effet l'intervention du parlement à la liste des matières énumérées dans l'article 34 de la Constitution, laissant le reste à la compétence du pouvoir réglementaire. Ses détracteurs voyaient dans cette nouvelle définition de la loi une atteinte à la toute puissance du parlement, qui avait caractérisé les Républiques précédentes et suscité un affaiblissement de l'Exécutif. Considéré sous cet angle, l'article 34 s'analyse plutôt comme un renforcement de la fonction gouvernementale, dans un régime d'équilibre des pouvoirs. 

La situation est bien différente aujourd'hui. Ce n'est plus le champ d'application de la loi qui est en cause mais sa puissance même. L'attaque est menée de manière insidieuse, sans que le constituant, c'est-à-dire le peuple souverain, soit consulté, ni même informé. Elle prend différentes formes qui toutes ont pour point commun d'affaiblir la loi, et dont nous prendrons quelques exemples.

Les lois provisoires


Depuis la fin du XXe siècle, des lois ont été votées comme "ballon d'essai", pour une durée limitée. La loi Veil sur l'IVG est dans ce cas, qui suspendait les poursuites pénales "pendant une période de cinq ans", à la condition que l'intervention ait lieu dans les conditions posées par la loi. Cette disposition ne portait toutefois qu'une atteinte très limitée aux droits du parlement car elle ne lui imposait aucun comportement précis à l'issue du délai ainsi posé.

On est ensuite passé à des mesures plus contraignantes, imposant au Parlement une "clause de revoyure", c'est-à-dire une disposition qui impose un réexamen de ses dispositions dans un certain délai. On comprend une préoccupation qui vise à adapter l'évolution législative à celle des techniques et à celle des moeurs, par exemple en matière de bioéthique. Le premier texte à comporter une telle clause fut ainsi la loi bioéthique du 29 juillet 1994 (art. 21), formule reprise dans la loi bioéthique suivante du 6 août 2004 (art. 26) et enfin dans celle du 7 juillet 2011 (art. 47). 

Mais les bonnes intentions produisent parfois de dangereux effets pervers. Ces "clauses de revoyure" suscitent le sentiment que la loi est provisoire, qu'elle peut être votée à l'essai, et qu'elle est donc contestable. Aussitôt votée, on attend sa modification ou on l'espère. On n'hésite plus à refuser de la mettre en oeuvre, par exemple en invoquant une clause de conscience, ou à la contester avec l'aide de  lobbies, voire en descendant dans la rue.  

Les lois ultra-rapides


La procédure législative est aussi remise en cause, de manière plus ou moins insidieuse. La révision constitutionnelle de 2008 a introduit une procédure accélérée mise en oeuvre à l'initiative du gouvernement (art. 45 al. 2), et qui réduit le débat à une seule lecture dans chaque assemblée. A l'époque, la mesure avait été présentée comme un moyen de lutter contre l'encombrement du parlement. Aujourd'hui, la procédure accélérée est devenue le droit commun. Depuis 2017, elle s'applique à l'ensemble des projets de loi présentés devant l'Assemblée nationale  (par exemple la loi du 8 mars 2018 sur l'orientation et la réussite des étudiants, la loi du 30 juillet 2018 sur la protection du secret des affaires, la loi du 20 juin 2018 sur la protection des données personnelles, la loi police et sécurité du 27 février 2018, la loi du 31 octobre 2017 sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme , la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.  Encore cette liste ne concerne-t-elle que les lois qui touchent aux libertés publiques et ne prétend-elle pas à l'exhaustivité. 

Les pseudo-propositions


Parfois même, il arrive que la procédure accélérée soit mise en oeuvre pour des propositions de loi. Tel est le cas de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les rodéos motorisés, de la loi "Fake News" sur la manipulation de l'information actuellement en cours d'examen par le Conseil constitutionnel, ou de la loi du 30 juillet 2018 sur le renforcement du secret des affaires. Cet usage de la procédure accélérée illustre une autre dérive qui consiste à déposer des pseudo-propositions de loi. Attribuées à l'initiative d'un député, elles sont en réalité le produit de l'Exécutif, le parlementaire étant invité à porter un texte qu'il n'a pas rédigé. En témoigne le fait que les deux premières propositions citées étaient défendues par Richard Ferrand, alors responsable du groupe "LREM" à l'Assemblée, et la troisième par Richard Gauvain, député LREM de Saône et Loire. 

On peut évidemment se demander quel intérêt présente ce choix de demander à un député "ami" de défendre un texte. Certes, il peut exister un intérêt politique, et les propositions de loi permettent ainsi aux parlementaires Modem de jouer un rôle politique. C'est ainsi que Marc Fesneau, président du groupement parlementaire Modem, a porté plusieurs propositions de loi, avant de devenir ministre des relations avec parlement. Mais l'intérêt essentiel de la pseudo-proposition réside dans le fait qu'elle est dispensée d'étude d'impact. Ce document, élaboré en même temps qu'un projet de loi, a pour finalité de préciser les objectifs poursuivis, de recenser les différentes options possibles et de justifier le choix de l'une d'entre elles, ainsi que de mesurer les conséquences des dispositions nouvelles sur le droit positif. On l'a compris, la pseudo-proposition accélère la procédure, au prix de la cohérence d'ensemble. Il appartiendra ensuite aux juges de se débrouiller dans un maquis de dispositions au mieux obscures, au pire parfaitement contradictoires.

Conseiller d'État travaillant dans un grand cabinet international
Ça plane pour moi. Plastic Bertrand. 1978

Les lois inutiles


Il est vrai que la question de la nécessité de la loi n'est pas toujours posée, qu'il y ait eu ou non étude d'impact. C'est ainsi que la disposition phare de la loi Schiappa du 3 août 2018 sur les violences sexuelles, créant une nouvelle contravention d'outrage sexiste, demeure aujourd'hui largement inappliquée. Le harcèlement de rue est un comportement évidemment inacceptable, mais la définition donnée par la loi n'est pas extrêmement claire. Elle est en effet de nature essentiellement psychologique. L'outrage sexiste est celui que la victime considère comme "dégradant ou humiliant", ou la mettant en situation "intimidante, hostile ou offensante". Le problème est que tout le monde n'est pas humilié ou offensé par les mêmes propos ou par les mêmes attitudes. A cela s'ajoutent des difficultés matérielles de mise en ouvre de l'infraction, la preuve n'étant pas facile à apporter.

Dans son avis, le Conseil d'Etat ne s'est pas penché sur cette question, tout simplement parce qu'il a renvoyé ces dispositions au pouvoir réglementaire, estimant qu'elles ne relevaient pas du domaine de la loi... Il appartiendra aux juges du fond de donner une définition claire des comportements incriminés et, éventuellement, de transmettre une QPC reposant sur l'atteinte éventuelle aux principes de clarté et de lisibilité de la loi. Encore faudrait-il qu'il y ait des personnes poursuivies pour pouvoir introduire cette QPC.

On pourrait faire des observations identiques à propos de la proposition sur les violences éducatives ordinaires déposée par Madame Maud Petit (Modem, investiture LREM Val de Marne) le 17 octobre 2018. Le code pénal offre en effet déjà tout l'arsenal juridique pour réprimer les violences infligées aux enfants, y compris par leurs parents.

Les lois symboliques


Ces exemples nous renseignent sur une nouvelle fonction attribuée à la loi. Elle n'a pas toujours pour objet de modifier le droit existant, d'imposer une règle nouvelle, mais on lui demande d'affirmer des valeurs. Qui serait hostile à la poursuite des crétins qui pratiquent le harcèlement de rue ? Qui oserait défendre mordicus le rôle de la fessée dans l'éducation des enfants ? Ces textes vendent du consensus, affirment des symboles, et donnent aussi une image favorable du pouvoir en place.
Dans le cas le plus fréquent, cette fonction symbolique ne concerne qu'une partie des dispositions de la loi, mais elle apparaît clairement dans son intitulé. La présente législature se caractérise ainsi par une boursouflure des titres donnés aux lois. Un texte relatif à la lutte contre la corruption devient ainsi une loi "rétablissant la confiance dans l'action publique", le projet constitutionnel ne vise rien moins qu'une "démocratie plus représentative, responsable et efficace", un des nombreux textes sur la formation professionnelle se propose de donner "la liberté de choix de son avenir professionnel". On pourrait en citer beaucoup d'autres... On observe que la loi est définie par son objet, le but qu'elle se propose d'atteindre. On ne définit pas des règles. On donne des satisfaction symboliques, quand bien même la règle posée n'aurait aucun impact effectif.

 

Les lois privatisées


Dès lors, la privatisation de la loi engagée avec la décision de sous-traiter l'exposé des motifs et l'étude d'impact du texte sur les mobilités n'a rien de tellement surprenant. C'est le point d'aboutissement d'un affaiblissement constant qui ne rencontre guère d'opposition. Les parlementaires eux-mêmes ne se défendent pas. Dès lors qu'ils acceptent de défendre des textes qu'ils n'ont pas écrits, avec des éléments de langage dont ils ne sont pas les auteurs, ils tolèrent aussi qu'une partie du travail législatif du parlement français sois sous-traité à un cabinet qui est une structure de droit suisse, issue d'une fusion entre deux cabinets, un anglo-américain et un canadien.

L'Exécutif, quant à lui, semble considérer la loi comme un service parmi d'autres, que l'on peut librement externaliser, au même titre que le restaurant administratif ou les flottes de véhicules. Peut-être a-t-il oublié que la Cour des comptes et le Conseil d'État ont aussi une fonction de conseil juridique et que leurs services sont gratuits ? A une époque où la contrainte budgétaire est considérée comme indépassable, il semble surprenant de dépenser de l'argent public pour rémunérer les services d'un cabinet dont l'antenne française est dirigée par... un conseiller d'État. Cette manière désinvolte de considérer la loi contribue certainement à éloigner les Français de leurs institutions, à accroître leur indifférence, voire leur mépris, à l'égard d'institutions dont ils se sentent exclus.


Sur la loi : Chapitre 3 section 2  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




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