Tout le monde attendait la décision du Conseil constitutionnel relative aux lois sur la manipulation de l'information, une loi organique et une loi ordinaire qui lui ont été déférées par soixante députés et soixante sénateurs, la loi organique faisant en outre l'objet, conformément à la Constitution, d'une saisine du Premier ministre. Le principe même d'une législation destinée à lutter contre les Fake News en période électorale était vivement contesté. Les uns craignaient que soit ainsi mise en place une procédure utilisable pour museler la liberté d'information précisément au moment où la diffusion des idées et des opinions constitue un élément essentiel du débat démocratique. Les autres estimaient qu'un tel dispositif était inutile car incapable d'empêcher la diffusion virale des Fake News. Même le Conseil d'État avait émis d'importantes réserves dans son avis publié en mai 2018.
Dans deux décisions rendues le 20 décembre 2018, le Conseil constitutionnel déclare pourtant les textes conformes à la Constitution. Mais il accompagne ces décisions de telles réserves que l'on peut se demander comment la loi pourra effectivement être mise en oeuvre. L'essentiel de l'analyse se trouve dans la décision portant sur la loi ordinaire, celle relative à la loi organique se bornant à faire allusion à une conformité "sous les mêmes réserves" que celles énoncées à propos de la loi ordinaire. Quelles sont donc ces réserves ? Elles portent sur les deux dispositions les plus contestées de la loi.
Le nouveau référé
La première est la création d'une nouvelle procédure qui permet la saisine du juge des référés, afin qu'il
prescrive aux hébergeurs ou aux fournisseurs d'accès toutes mesures
nécessaires pour "faire cesser la diffusion
artificielle et massive, par le biais d’un service de communication au
public en ligne, de faits constituant des fausses informations". Un juge unique doit ainsi se prononcer dans les 48 h, délai que le Conseil d'État avait jugé inadapté : "la réponse du juge des référés, aussi rapide soit-elle risque d'intervenir trop tard, eu égard à la vitesse de propagation de fausses informations, voire à contretemps, alors même que l'empreinte de ces informations s'estompe dans le débat public". Le Conseil constitutionnel aurait pu trouver dans ces propos un fondement juridique pour un test de proportionnalité. En effet, il lui arrive de censurer des dispositions législatives "manifestement inappropriées à l'objectif poursuivi", par exemple dans une décision du 28 décembre 2000, pour censurer l'inadéquation d'une taxe par rapport aux objectifs qu'elle poursuivait. Mais le Conseil n'a pas choisi ce moyen d'inconstitutionnalité.
Il aurait pu s'appuyer sur le fait que le juge unique est appelé à se prononcer sur des notions au contenu incertain, puisqu'il doit apprécier la diffusion sur internet de "fausses informations" définies comme "des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir". Comment devra-t-il définir une "allégation" ou une "imputation" ? La fausse information sera-t-elle celle qui est totalement inexacte, ou seulement en partie ? Peut-elle être constituée lorsque les propos sont tenus par un humoriste sous forme de caricature ou de pastiche ? Surtout, et c'est sans doute la plus grande des incertitudes, le juge des référés est invité à se prononcer sur l'impact de ces fausses informations sur la sincérité d'un scrutin "à venir". Or la notion de sincérité du scrutin a toujours été appréciée a posteriori, sur un scrutin qui à eu lieu et dont le résultat est contesté. Et cette appréciation est toujours effectuée au regard de l'écart des voix entre les candidats. Or la loi ne donne aucune indication sur les critères que le juge des référés pourrait prendre en considération pour apprécier la sincérité d'un scrutin qui n'a pas eu lieu, l'écart des voix n'étant, par hypothèse, pas utilisable.
Le Conseil constitutionnel aurait donc pu annuler ces dispositions au motif qu'elles allaient à l'encontre du principe de clarté et de lisibilité de la loi. Dans sa décision du 10 mars 2011, il avait déjà sanctionné sur ce fondement un article de la Loppsi qui définissait l'activité d'intelligence économique comme celle aidant les entreprises à se protéger des risques pouvant menacer leur activité et à "favoriser leur activité en influant sur l'évolution des affaires ou leurs décisions". Le Conseil avait alors constaté l'imprécision tant dans la définition de ces activités que dans la finalité justifiant le régime d'autorisation. Or les notions employées par la loi sur la manipulation de l'information pour justifier l'intervention du juge des référés ne sont pas réellement plus précises.
Le Conseil interprète le champ d'application de la procédure de référé de manière aussi étroite que possible, Il précise d'abord, ce qui ne figurait pas dans le texte législatif, qu'elle ne saurait être utilisée à l'encontre "d'opinions, de parodies, d'inexactitudes partielles ou d'exagérations". Sur ce point, le Conseil se situe dans la ligne de la Cour européenne des droits de l'homme qui rappelle que l'article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l'homme "ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique". (par exemple : CEDH, 9 janvier 2018, Damien Meslot c. France, § 40).
Le Conseil ajoute que seules sont susceptibles de donner lieu à référé les "allégations dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective". Cette fois, il se rattache à la jurisprudence des juges internes en matière de "fausse nouvelle", jurisprudence à laquelle le législateur souhaitait pourtant échapper en se référant à la "fausse information". La Cour d'appel de Paris, dans une décision du 7 janvier 1988, déclarait ainsi que la "fausse nouvelle" est celle "qui est mensongère, erronée ou inexacte dans la matérialité des faits". Autrement dit, la preuve de l'inexactitude doit être immédiate et facile. Cela peut sembler évident, mais on doit néanmoins se demander comment il sera possible d'apporter cette preuve. En matière pénale, il appartient au ministère public d'apporter la preuve de l'infraction. Mais devant le nouveau référé civil, le plaignant sera dans une situation délicate car il devra fournir des éléments de preuve purement négatifs. Comment prouver que l'on n'a pas de compte aux Bahamas ? Comment démontrer qu'il n'existe pas de cabinet noir chargé de détruire votre réputation ? Considérée sous cet angle, la décision du Conseil constitutionnel devrait inciter les victimes de Fake News à se tourner vers la bonne vieille action en diffamation, finalement plus efficace.
Enfin, le Conseil constitutionnel rappelle que la diffusion de la fausse information doit répondre aux trois conditions fixées par le législateur : être artificielle ou automatisée, massive et délibérée. Certes, la loi les mentionnait, mais il n'est pas inutile de préciser que ces conditions sont cumulatives, ce qui limite en pratique le champ d'application du texte aux fausses informations diffusées par des robots, c'est à dire à celles qui font l'objet d'un traitement de masse.
L'article 5 de la loi permet au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de s'opposer à la conclusion d'une convention de diffusion d'un service de radio ou de télévision s'il comporte "un risque grave d'atteinte à la dignité de la personne humaine, (...) à la sauvegarde de l'ordre public, aux besoins de la défense nationale ou aux intérêts fondamentaux de la Nation, dont le fonctionnement régulier de ses institutions". Le Conseil constitutionnel ne fait que mentionner cet article sans s'interroger sur sa constitutionnalité. La question aurait tout de même pu être posée de la compétence d'une autorité indépendante pour apprécier la notion d'intérêts fondamentaux de la Nation ou de fonctionnement régulier des institutions. Le dossier sera-t-il établi par les services du renseignement extérieur ? Si tel est le cas, nous sommes à l'évidence dans la théorie des actes du gouvernement, et il peut sembler surprenant que le domaine des relations extérieures de la France soit géré par le CSA.
L'article 6 suscite davantage l'intérêt du Conseil constitutionnel. Il attribue à ce même CSA le pouvoir de suspendre une convention existante de diffusion d'un service de radio ou de télévision "conclue avec une personne morale contrôlée par un État étranger ou placée sous l'influence de cet État" en cas de diffusion de fausses informations en période électorale. Là encore, le principe de clarté et de lisibilité de la loi aurait pu être utilisé, tant les notions employées semblent obscures. Avec le talent pour l'Understatement qui le caractérise, le Conseil d'Etat, dans son avis, avait estimé que la référence à l'influence exercée par un État sur un service constitue un critère "inédit et plus incertain dans ses contours". Il est vrai que ce même Conseil d'État déclarait que la décision du CSA serait placé sous son propre contrôle, ce qui signifie qu'il se débrouillerait bien pour trouver des "éléments concrets et convergents" prouvant que la personne morale est sous l'influence d'un Etat étranger. Le Conseil constitutionnel, toujours respectueux à l'égard du Conseil d'État a sans doute pensé la même chose..
Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel se borne finalement à poser une réserve identique à celle déjà mentionnée à propos de l'action en référé. Il précise que la décision de suspension ne peut intervenir que si le caractère inexact ou trompeur des informations diffusées est manifeste, de même que le risque d'altération de la sincérité du scrutin. On attend avec impatience de voir comment le CSA appréciera l'influence des informations diffusées par Russia Today ou Sputnik sur une élection qui n'a pas encore eu lieu.
Il aurait pu s'appuyer sur le fait que le juge unique est appelé à se prononcer sur des notions au contenu incertain, puisqu'il doit apprécier la diffusion sur internet de "fausses informations" définies comme "des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir". Comment devra-t-il définir une "allégation" ou une "imputation" ? La fausse information sera-t-elle celle qui est totalement inexacte, ou seulement en partie ? Peut-elle être constituée lorsque les propos sont tenus par un humoriste sous forme de caricature ou de pastiche ? Surtout, et c'est sans doute la plus grande des incertitudes, le juge des référés est invité à se prononcer sur l'impact de ces fausses informations sur la sincérité d'un scrutin "à venir". Or la notion de sincérité du scrutin a toujours été appréciée a posteriori, sur un scrutin qui à eu lieu et dont le résultat est contesté. Et cette appréciation est toujours effectuée au regard de l'écart des voix entre les candidats. Or la loi ne donne aucune indication sur les critères que le juge des référés pourrait prendre en considération pour apprécier la sincérité d'un scrutin qui n'a pas eu lieu, l'écart des voix n'étant, par hypothèse, pas utilisable.
Le Conseil constitutionnel aurait donc pu annuler ces dispositions au motif qu'elles allaient à l'encontre du principe de clarté et de lisibilité de la loi. Dans sa décision du 10 mars 2011, il avait déjà sanctionné sur ce fondement un article de la Loppsi qui définissait l'activité d'intelligence économique comme celle aidant les entreprises à se protéger des risques pouvant menacer leur activité et à "favoriser leur activité en influant sur l'évolution des affaires ou leurs décisions". Le Conseil avait alors constaté l'imprécision tant dans la définition de ces activités que dans la finalité justifiant le régime d'autorisation. Or les notions employées par la loi sur la manipulation de l'information pour justifier l'intervention du juge des référés ne sont pas réellement plus précises.
Quoi qu'il en soit, le Conseil choisit de ne pas censurer ces dispositions et admet la constitutionnalité de ce référé d'une nouveau type. Il réduit cependant très sensiblement leur portée.
Limitation du champ d'application
Le Conseil interprète le champ d'application de la procédure de référé de manière aussi étroite que possible, Il précise d'abord, ce qui ne figurait pas dans le texte législatif, qu'elle ne saurait être utilisée à l'encontre "d'opinions, de parodies, d'inexactitudes partielles ou d'exagérations". Sur ce point, le Conseil se situe dans la ligne de la Cour européenne des droits de l'homme qui rappelle que l'article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l'homme "ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique". (par exemple : CEDH, 9 janvier 2018, Damien Meslot c. France, § 40).
Le Conseil ajoute que seules sont susceptibles de donner lieu à référé les "allégations dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective". Cette fois, il se rattache à la jurisprudence des juges internes en matière de "fausse nouvelle", jurisprudence à laquelle le législateur souhaitait pourtant échapper en se référant à la "fausse information". La Cour d'appel de Paris, dans une décision du 7 janvier 1988, déclarait ainsi que la "fausse nouvelle" est celle "qui est mensongère, erronée ou inexacte dans la matérialité des faits". Autrement dit, la preuve de l'inexactitude doit être immédiate et facile. Cela peut sembler évident, mais on doit néanmoins se demander comment il sera possible d'apporter cette preuve. En matière pénale, il appartient au ministère public d'apporter la preuve de l'infraction. Mais devant le nouveau référé civil, le plaignant sera dans une situation délicate car il devra fournir des éléments de preuve purement négatifs. Comment prouver que l'on n'a pas de compte aux Bahamas ? Comment démontrer qu'il n'existe pas de cabinet noir chargé de détruire votre réputation ? Considérée sous cet angle, la décision du Conseil constitutionnel devrait inciter les victimes de Fake News à se tourner vers la bonne vieille action en diffamation, finalement plus efficace.
Enfin, le Conseil constitutionnel rappelle que la diffusion de la fausse information doit répondre aux trois conditions fixées par le législateur : être artificielle ou automatisée, massive et délibérée. Certes, la loi les mentionnait, mais il n'est pas inutile de préciser que ces conditions sont cumulatives, ce qui limite en pratique le champ d'application du texte aux fausses informations diffusées par des robots, c'est à dire à celles qui font l'objet d'un traitement de masse.
Le Gorafi. Couverture du 9 novembre 2018
Le rôle du CSA
L'article 5 de la loi permet au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de s'opposer à la conclusion d'une convention de diffusion d'un service de radio ou de télévision s'il comporte "un risque grave d'atteinte à la dignité de la personne humaine, (...) à la sauvegarde de l'ordre public, aux besoins de la défense nationale ou aux intérêts fondamentaux de la Nation, dont le fonctionnement régulier de ses institutions". Le Conseil constitutionnel ne fait que mentionner cet article sans s'interroger sur sa constitutionnalité. La question aurait tout de même pu être posée de la compétence d'une autorité indépendante pour apprécier la notion d'intérêts fondamentaux de la Nation ou de fonctionnement régulier des institutions. Le dossier sera-t-il établi par les services du renseignement extérieur ? Si tel est le cas, nous sommes à l'évidence dans la théorie des actes du gouvernement, et il peut sembler surprenant que le domaine des relations extérieures de la France soit géré par le CSA.
L'article 6 suscite davantage l'intérêt du Conseil constitutionnel. Il attribue à ce même CSA le pouvoir de suspendre une convention existante de diffusion d'un service de radio ou de télévision "conclue avec une personne morale contrôlée par un État étranger ou placée sous l'influence de cet État" en cas de diffusion de fausses informations en période électorale. Là encore, le principe de clarté et de lisibilité de la loi aurait pu être utilisé, tant les notions employées semblent obscures. Avec le talent pour l'Understatement qui le caractérise, le Conseil d'Etat, dans son avis, avait estimé que la référence à l'influence exercée par un État sur un service constitue un critère "inédit et plus incertain dans ses contours". Il est vrai que ce même Conseil d'État déclarait que la décision du CSA serait placé sous son propre contrôle, ce qui signifie qu'il se débrouillerait bien pour trouver des "éléments concrets et convergents" prouvant que la personne morale est sous l'influence d'un Etat étranger. Le Conseil constitutionnel, toujours respectueux à l'égard du Conseil d'État a sans doute pensé la même chose..
Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel se borne finalement à poser une réserve identique à celle déjà mentionnée à propos de l'action en référé. Il précise que la décision de suspension ne peut intervenir que si le caractère inexact ou trompeur des informations diffusées est manifeste, de même que le risque d'altération de la sincérité du scrutin. On attend avec impatience de voir comment le CSA appréciera l'influence des informations diffusées par Russia Today ou Sputnik sur une élection qui n'a pas encore eu lieu.
Certains regretteront sans doute que le Conseil constitutionnel n'ait pas eu l'audace, ou simplement le courage, de déclarer inconstitutionnelles les dispositions les plus marquantes d'une loi mal écrite, simple produit du désir de régler quelques comptes après une campagne présidentielle de 2017 marquée par la multiplication des Fake News, visant en particulier, mais pas seulement, Emmanuel Macron. Agissant ainsi, il laisse subsister dans le droit positif des dispositions qui, si elles sont jamais appliquées, risquent fort d'être sanctionnées pour violation de différentes conventions internationales qui affirment que la liberté de l'information s'exerce "sans considération de frontières".
Mais le Conseil a choisi une voie plus discrète, moins susceptible de donner immédiatement lieu à des réactions politiques. Cette voie plus discrète est aussi efficace, car il s'agit de rendre la loi parfaitement inapplicable; de siphonner son contenu normatif pour en faire une sorte de coquille vide. Les contraintes liées au caractère "manifeste" de la fausse information et de l'altération à la sincérité du scrutin, sont en effet telles que ne seront désormais susceptibles d'être sanctionnées que les Fake News tellement énormes, qu'elles entreront immédiatement dans l'exception tirée de l'opinion purement politique ou du caractère parodique du propos. On se réjouit donc que le principal bénéficiaire de la décision du Conseil constitutionnel soit... le Gorafi.
Sur les Fake News et la campagne électorale : Chapitre 9 section 1 § 1 C du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.
Vous auriez pû aussi faire état de l'impossibilité pratique de faire exécuter la décision du juge et ce pour plusieurs raisons : sites situés à l'étranger, informations diffusées mondialement et relayées de manière massive en particulier.
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