Pages

dimanche 28 octobre 2018

La rétention préventive des hooligans devant la CEDH

L'arrêt de Grand Chambre S.V. et A. c. Danemark rendu le 22 octobre 2018 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) mérite d'être remarqué. Elle estime en effet qu'une rétention préventive, décidée par l'administration d'un État partie à la Convention européenne des droits de l'homme n'emporte, pas, en tant que telle, d'atteinte au principe de sûreté garanti par son article 5 § 1. La décision est évidemment essentielle, à une époque où les menaces diverses liées au terrorisme ou à la violence incitent de plus en plus les États à renforcer les pouvoirs de l'Exécutif, en particulier par des systèmes de rétention administrative.

En l'espèce, il ne s'agit pas de terrorisme mais de football, et de la violence des hooligans. La loi danoise autorise les forces de police à décider, "si nécessaire", une rétention administrative des personnes "causant un risque pour la sécurité des personnes ou la sûreté publique". Les trois requérants ont ainsi été retenus pendant environ sept heures alors qu'ils venaient assister à un match opposant la Suède au Danemark. Informée par les services de renseignement que plusieurs groupes de hooligans entendaient déclencher des rixes, et au moment même où une première bagarre éclatait dans le centre ville, la police de Copenhague les avaient arrêtés préventivement, avec 135 autres personnes. N'ayant pu obtenir d'indemnisation devant les tribunaux danois pour une détention qu'ils estiment abusive, les requérants se tournent vers la Cour européenne.

Élargissement du champ de l'article 5 § 1


Il n'est pas contesté que les requérants ont subi une privation de liberté au sens de l'article 5 § 1 de la Convention qui énonce que "nul ne peut être privé de sa liberté". Ces mêmes dispositions prévoient toutefois des exceptions à ce principe, et le gouvernement danois s'appuie sur celles prévues aux alinéas b ) et c ).

L'alinéa b ) vise "l'arrestation ou la détention régulière pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi par un tribunal, ou en vue de garantir l'exécution d'une obligation prescrite par la loi". Il ne s'agit donc pas de punir une personne mais de la retenir, afin de la contraindre à exécuter une obligation qui lui incombe et qu'elle a négligé de remplir. Le problème est que l'obligation en question doit être "concrète et déterminée", ce qui signifie que la personne concernée doit en avoir une connaissance précise, et avoir délibérément refusé de l'exécuter. Cette condition, établie par l'arrêt Schwabe c. Allemagne de 2011, a été réaffirmée dans le cas particulier des hooligans. L'arrestation préventive de l'un d'entre eux, dans l'arrêt Ostendorf c. Allemagne du 7 mars 2013, relève ainsi  de l'alinéa b ) parce que précisément l'intéressé avait reçu l'ordre des policiers de rester avec son groupe de supporters dans un café, et qu'il s'était efforcé de se soustraire au contrôle policier en sa cachant dans les toilettes. Dans l'affaire S.V. et A., la situation est bien différente, car les trois intéressés ne se sont vu notifier aucune obligation de comportement. Ils ont seulement été arrêtés à proximité des lieux de bagarre. Par voie de conséquence, la CEDH estime que l'alinéa b) n'est pas applicable en l'espèce.

Reste donc l'alinéa c) qui concerne l'arrestation ou la détention "en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci". Dans l'arrêt Ostendorf, la Cour avait considéré la disposition inapplicable au cas des supporters, ce fondement juridique ne pouvant être utilisé que dans le cadre d'une procédure pénale, pour livrer à la justice un délinquant ou, à tout le moins, une personne qui avait déjà commis des actes préparatoires à une infraction.

L'arrêt S.V. et A. marque une évolution substantielle de l'interprétation de l'article 5 § 1 c). La Cour voit désormais dans le texte une véritable alternative, et considère que l'intéressé doit être soit soupçonné d'avoir commis ou infraction, soit susceptible d'en commettre une, à la condition qu'il y ait suffisamment d'indices en ce sens. A dire vrai, cette interprétation avait été la première développée par la CEDH dès sa jurisprudence Lawless de 1961, mais elle y avait renoncé dans un arrêt Ciulla c. Italie du 22 février 1989, se bornant alors, sans plus d'explication, à affirmer que "l'alinéa c ) permet exclusivement des privations de liberté ordonnées dans le cadre d’une procédure pénale ». Considéré sous cet angle, l'arrêt S.V. et A. c. Danemark marque un retour aux origines. Il n'est pas inutile de noter que l'affaire Lawless portait précisément sur la détention sans jugement d'Irlandais soupçonnés d'appartenir à l'IRA. De toute évidence, la CEDH n'est pas insensible aux menaces invoquées par les États et souhaite leur laisser une certaine autonomie pour les gérer, y compris par l'internement administratif.

Quoi qu'il en soit, cette interprétation permet à la Cour de considérer que les requérants S.V. et A. peuvent se prévaloir de l'article 5 § 1 c) pour contester la mesure dont ils ont fait l'objet.

Le Parc des Princes. Nicolas de Staël. 1952

Une rétention non arbitraire



Comme bien souvent, l'évolution jurisprudentielle précède un rejet de la requête au fond. La Cour observe en effet que l'arrestation des requérants était parfaitement régulière au regard du droit interne. Les forces de police s'appuyaient en effet sur des dispositions législatives et elles s'étaient efforcées de procéder aux arrestations le plus tardivement possible pour qu'elles ne dépassent pas la durée de six heures imposée par le texte. Certes, un dépassement d'environ une heure avait finalement été constaté, mais les juges internes avaient estimé qu'il était justifié par la situation, les violences ayant duré jusque tard dans la nuit. En tout état de cause, conformément à un principe affirmé notamment dans l'arrêt Radomilja et a. c. Croatie du 20 mars 2018, cette appréciation relève des juridictions internes.

De la même manière, les juges internes sont les mieux placés pour apprécier le caractère arbitraire ou non d'une privation de liberté. En l'espèce, les requérants étaient déjà connus des services de police pour avoir été arrêtés plusieurs fois pour des faits de hooliganisme. Avant leur arrestation, ils avaient été vus en train d'inciter leurs camarades à la violence. Dans l'appréciation des éléments de fait, la Cour ne s'écarte des appréciations des juges internes que lorsqu'elle dispose d'éléments solides lui permettant de soupçonner leur mauvaise foi (CEDH, 25 mars 2011, Giuliani et Gaccio c. Italie). Tel n'est pas le cas dans l'arrêt S.V. et A., et le gouvernement danois a produit suffisamment d'éléments laissant penser que les intéressés auraient participé à des actions violentes s'il n'avaient été mis hors d'état de nuire. Dès lors, la privation de liberté apparaissait "nécessaire" au regard de l'article 5 § 1. 


Une police administrative



L'arrêt S.V. et A. c. Danemark conforte le droit français qui permet de limiter assez considérablement le circulation des hooligans sans pour autant autoriser leur enfermement. La loi du 14 mars 2011 met en place une police administrative spécifique, qui autorise le ministre de l'intérieur à interdire le déplacement individuel ou collectif des supporters violents. Dans sa décision du 11 mars 2011, le Conseil constitutionnel considère que cette mesure opère une conciliation satisfaisante entre la libre circulation des personnes et la protection de l'ordre public, à la condition que les catégories de personnes concernées soient définies selon des critères objectifs. La loi du 23 janvier 2016 renforce le dispositif en prévoyant des interdictions de stade, individuelles ou collectives, pour les supporters violents et la création d'un fichier destiné à permettre leur identification. Dans tous les cas, la loi française ne prévoit pas spécifiquement d'arrestation préventive, mais plutôt des mesures de dissolutions des associations de hooligans ou d'interdiction d'accès au stade. Les premières ont déjà été déclarées conformes à la Convention européenne par un arrêt du 27 octobre 2016 Les Authentiks et Supra Auteuil c. France, et les secondes peuvent être considérées comme moins rigoureuses que la privation de liberté prévue par la loi allemande. 

A bien des égards, la décision témoigne d'une évolution de la Cour européenne, évolution qui suit celle du droit des États. La tendance est au renforcement des moyens de la police, et l'internement administratif, même de courte durée, est désormais une mesure acceptable, à la condition qu'elle soit soumise à des conditions rigoureuses, et qu'elle puisse en particulier faire l'objet d'un recours contentieux a posteriori. Le développement de la violence, la menace terroriste, tous ces éléments favorisent le renforcement des pouvoirs de l'Exécutif dans la plupart des États parties à la Convention. La Cour ne peut pas l'ignorer, sans que sa crédibilité, voire sa légitimité ne soit remise en cause. Devant une telle situation, elle s'adapte, fait preuve de souplesse, et s'efforce de limiter les dégâts pour les libertés.


Sur la circulation des "hooligans": Chapitre 5, Section 1, § 1, B, du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire