Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, passe désormais beaucoup de temps à assurer la promotion du projet de Pacte mondial pour l'environnement. Ce dernier a été initié en 2017 par un réseau qui a pris le nom de "Groupe d'experts pour le Pacte" (GEP), précisément présidé par Laurent Fabius. L'idée générale est d'adopter un traité plus contraignant que les différentes déclarations dépourvues de valeur juridique intervenues en matière de protection de l'environnement. Faisant suite à l'initiative du GEP, l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté, le 10 mai 2018, une résolution appelant à l'ouverture de négociations en vue d'un tel pacte. Pour le moment, le traité ne semble pas près de voir le jour, d'autant que les États-Unis et la Russie ont résolument voté contre et qu'un certain nombre d'États se sont abstenus, mais cela n'empêche pas Laurent Fabius de se voir en grand négociateur et en champion de la lutte contre le réchauffement.
Les frontières françaises sont sans doute trop étroites pour une telle personnalité internationale, mais il y a tout de même un détail à prendre considération : Laurent Fabius est actuellement président du Conseil constitutionnel et il semble bien décidé à cumuler les deux fonctions. Autrement dit, une même personne s'estime compétente à la fois pour juger de la conformité de la loi à la Constitution et pour négocier les traités.
Incompatibilité avec une fonction publique
Dans son article
4, l'ordonnance du 7 novembre 1958 affirme pourtant que l'exercice des fonctions de membre du Conseil est "incompatible avec toute fonction publique et toute activité professionnelle ou salariée". Il est précisé qu'un membre du
Conseil ne peut pas être aussi membre du gouvernement, du parlement, du
Conseil économique, social et environnement, ou encore Défenseur des
droits. L'avant-dernier alinéa de ce même article donne enfin une définition positive de ce qu'un membre du Conseil a le droit de faire : il peut "toutefois se livrer à des travaux scientifiques, littéraires ou artistiques". Il faudrait alors considérer que la négociation d'un traité relève des beaux-arts pour affirmer que Laurent Fabius respecter l'article 4.
Le président du Conseil n'est qu'un primus inter pares, soumis aux mêmes règles que les autres membres de cette institution. Le négociateur d'un traité au nom de l'ONU n'agit évidemment pas dans un cadre purement privé et il exerce donc une fonction publique. Il importe peu que Laurent Fabius soit ou non rémunéré par l'Organisation, car il est investi d'une mission qu'elle lui a confié, et pour laquelle il bénéficie sans doute de certains moyens, frais de fonctionnement, prise en charge des voyages, équipe pour l'assister etc.. Dès lors, l'article 4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 est bien malmené.
L'article 1er du décret du 13 novembre 1959 sur les obligations du Conseil constitutionnel impose à ses membres de "s'abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l'indépendance et la dignité de leur fonctions". Ce n'est évidemment pas la dignité des fonctions qui est en cause, car il n'y a rien d'indigne, au contraire, à négocier une Pacte international sur l'environnement. En revanche, l'indépendance des fonctions du Président du Conseil constitutionnel risque d'être sérieusement mise à mal.
Envisageons d'abord le contrôle de constitutionnalité de la loi, qu'il s'agisse du contrôle a priori de l'article 61 de la Constitution, ou de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) prévue dans l'article 61-1. Dans les deux cas, on peut penser qu'un jour ou l'autre, le Conseil sera appelé à statuer sur la conformité à la Constitution d'une loi portant sur des questions environnementales. Imaginons ainsi qu'une loi soit votée décidant un moratoire de dix ans avant l'interdiction du glyphosate et imaginons en même temps que le projet de Pacte en cours de négociation envisage une interdiction immédiate de ce produit. Que fera le Président du Conseil constitutionnel placé devant une situation évidente de conflit d'intérêts ?
Certes, il pourra toujours se déporter... mais le problème ne sera pas pour autant résolu. L'article 7 de l'ordonnance de 1958 interdit en effet aux membres du Conseil, et donc à son président, de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel". On doit en déduire que le négociateur du futur Pacte ne peut s'exprimer sur son contenu, dès lors qu'il n'est jamais totalement exclu qu'il ait un jour à connaître, comme Président du Conseil constitutionnel, d'une loi mettant en oeuvre le Pacte en droit interne. Il n'est évidemment pas très facile de négocier un traité en demeurant muet sur son contenu, ce qui laisse penser que Laurent Fabius a l'intention d'écarter purement et simplement l'obligation de réserve.
Envisageons aussi, et c'est encore plus amusant, l'hypothèse optimiste dans laquelle le Pacte est négocié et adopté. Dans ce cas, le Conseil risque d'être saisi sur le fondement de l'article 54 de la Constitution qui permet à l'une des autorités de saisine, Président de la République, Premier ministre, Président de l'Assemblée nationale ou du Sénat, ou encore soixante députés ou sénateurs, afin qu'il apprécie, avant ratification, si l'"engagement international comporte une clause contraire à la Constitution". Le Conseil serait ainsi chargé d'apprécier la conformité à la Constitution du traité négocié par son Président. Même s'il peut, encore une fois, se déporter, la situation demeure pour le moins étrange.
Elle n'est pas seulement étrange, elle est aussi dangereuse pour le Conseil constitutionnel car elle fait peser un soupçon sur l'impartialité de l'institution elle-même. Aux yeux de la Cour européenne des droits de l'homme, cette impartialité ne s'apprécie pas seulement au regard des conflits d'intérêts démontrés, de la volonté clairement établie de favoriser une partie à un procès. Elle est également appréciée à l'aune de l'apparence de la juridiction. Il ne faut pas seulement qu'elle soit impartiale, il faut aussi qu'elle en ait l'air. Cette impartialité qualifiée d'"objective" par la Cour est formulée en ces termes dans son arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure".
Depuis la mise en place de la QPC par la révision de 2008, le Conseil constitutionnel intervient dans de multiples contentieux initiés devant les juges de droit commun, et il est saisi par une "partie à la procédure". Imaginons encore qu'à l'issue d'une QPC dans laquelle le Conseil est intervenu pour apprécier la conformité d'une loi portant sur l'environnement à la Constitution, une "partie" ne soit pas satisfaite de l'issue du procès. Rien ne lui interdit alors de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, en invoquant l'atteinte à l'impartialité objective.
Hypothèse d'école ? Peut-être pas, car la CEDH accepte de se pencher sur la conformité à l'article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l'homme de la procédure suivie devant une cour constitutionnelle. Il suffit pour cela que le juge constitutionnel soit appelé à se prononcer sur un droit ou une obligation de caractère civil ou sur une accusation en matière pénale. Autrement dit, le Conseil constitutionnel doit respecter le droit à un juste procès, droit auquel est rattaché le principe d'impartialité. L'hypothèse d'une mise en cause de l'impartialité objective du Conseil constitutionnel devant la CEDH n'est donc pas entièrement à exclure.
Ce risque ne semble pourtant envisagé par personne, alors même que ce n'est pas la première tentative de Laurent Fabius. En janvier 2016, au moment où il devenait président du Conseil constitutionnel, il avait déjà tenté de conserver la présidence de la COP 21, affirmant que les deux fonctions étaient "compatibles". Ségolène Royal, alors ministre de l'environnement, ne l'entendait pas de cette oreille et le nouveau Président du Conseil constitutionnel s'était vu contraint de se consacrer à sa nouvelle mission.
Aujourd'hui, et c'est sans doute le plus inquiétant dans cette affaire, aucune voix discordante ne se fait plus entendre. En juin 2017, le projet de Pacte a été présenté lors d'un "évènement international" organisé en Sorbonne "en présence de nombreuses personnalités engagées pour la protection de la planète, notamment Laurent Fabius, Ban Ki-moon, Arnold Schwarzenegger (...)". Le Président de la République s'est lui-même engagé à porter le projet, et personne, ni dans les médias, ni dans le monde politique, ni même dans les Facultés de droit, ne s'est étonné de cette situation. Espérons que la question finira par être posée à froid, avant qu'elle ne se pose à chaud lors d'un recours. Imagine-t-on le président de la Cour suprême, aux États-Unis, négocier un traité ? A moins que le conflit d'intérêts ne relève désormais, en France, de la culture dominante et soit, en quelque sorte, entré dans les moeurs ?
Quand je danse avec Pedro, je ne danse pas avec Pablo...
Gallito. Catherine Sauvage. 1963
L'indépendance des fonctions
L'article 1er du décret du 13 novembre 1959 sur les obligations du Conseil constitutionnel impose à ses membres de "s'abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l'indépendance et la dignité de leur fonctions". Ce n'est évidemment pas la dignité des fonctions qui est en cause, car il n'y a rien d'indigne, au contraire, à négocier une Pacte international sur l'environnement. En revanche, l'indépendance des fonctions du Président du Conseil constitutionnel risque d'être sérieusement mise à mal.
Envisageons d'abord le contrôle de constitutionnalité de la loi, qu'il s'agisse du contrôle a priori de l'article 61 de la Constitution, ou de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) prévue dans l'article 61-1. Dans les deux cas, on peut penser qu'un jour ou l'autre, le Conseil sera appelé à statuer sur la conformité à la Constitution d'une loi portant sur des questions environnementales. Imaginons ainsi qu'une loi soit votée décidant un moratoire de dix ans avant l'interdiction du glyphosate et imaginons en même temps que le projet de Pacte en cours de négociation envisage une interdiction immédiate de ce produit. Que fera le Président du Conseil constitutionnel placé devant une situation évidente de conflit d'intérêts ?
Certes, il pourra toujours se déporter... mais le problème ne sera pas pour autant résolu. L'article 7 de l'ordonnance de 1958 interdit en effet aux membres du Conseil, et donc à son président, de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel". On doit en déduire que le négociateur du futur Pacte ne peut s'exprimer sur son contenu, dès lors qu'il n'est jamais totalement exclu qu'il ait un jour à connaître, comme Président du Conseil constitutionnel, d'une loi mettant en oeuvre le Pacte en droit interne. Il n'est évidemment pas très facile de négocier un traité en demeurant muet sur son contenu, ce qui laisse penser que Laurent Fabius a l'intention d'écarter purement et simplement l'obligation de réserve.
Envisageons aussi, et c'est encore plus amusant, l'hypothèse optimiste dans laquelle le Pacte est négocié et adopté. Dans ce cas, le Conseil risque d'être saisi sur le fondement de l'article 54 de la Constitution qui permet à l'une des autorités de saisine, Président de la République, Premier ministre, Président de l'Assemblée nationale ou du Sénat, ou encore soixante députés ou sénateurs, afin qu'il apprécie, avant ratification, si l'"engagement international comporte une clause contraire à la Constitution". Le Conseil serait ainsi chargé d'apprécier la conformité à la Constitution du traité négocié par son Président. Même s'il peut, encore une fois, se déporter, la situation demeure pour le moins étrange.
L'impartialité du Conseil
Elle n'est pas seulement étrange, elle est aussi dangereuse pour le Conseil constitutionnel car elle fait peser un soupçon sur l'impartialité de l'institution elle-même. Aux yeux de la Cour européenne des droits de l'homme, cette impartialité ne s'apprécie pas seulement au regard des conflits d'intérêts démontrés, de la volonté clairement établie de favoriser une partie à un procès. Elle est également appréciée à l'aune de l'apparence de la juridiction. Il ne faut pas seulement qu'elle soit impartiale, il faut aussi qu'elle en ait l'air. Cette impartialité qualifiée d'"objective" par la Cour est formulée en ces termes dans son arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure".
Depuis la mise en place de la QPC par la révision de 2008, le Conseil constitutionnel intervient dans de multiples contentieux initiés devant les juges de droit commun, et il est saisi par une "partie à la procédure". Imaginons encore qu'à l'issue d'une QPC dans laquelle le Conseil est intervenu pour apprécier la conformité d'une loi portant sur l'environnement à la Constitution, une "partie" ne soit pas satisfaite de l'issue du procès. Rien ne lui interdit alors de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, en invoquant l'atteinte à l'impartialité objective.
Hypothèse d'école ? Peut-être pas, car la CEDH accepte de se pencher sur la conformité à l'article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l'homme de la procédure suivie devant une cour constitutionnelle. Il suffit pour cela que le juge constitutionnel soit appelé à se prononcer sur un droit ou une obligation de caractère civil ou sur une accusation en matière pénale. Autrement dit, le Conseil constitutionnel doit respecter le droit à un juste procès, droit auquel est rattaché le principe d'impartialité. L'hypothèse d'une mise en cause de l'impartialité objective du Conseil constitutionnel devant la CEDH n'est donc pas entièrement à exclure.
Ce risque ne semble pourtant envisagé par personne, alors même que ce n'est pas la première tentative de Laurent Fabius. En janvier 2016, au moment où il devenait président du Conseil constitutionnel, il avait déjà tenté de conserver la présidence de la COP 21, affirmant que les deux fonctions étaient "compatibles". Ségolène Royal, alors ministre de l'environnement, ne l'entendait pas de cette oreille et le nouveau Président du Conseil constitutionnel s'était vu contraint de se consacrer à sa nouvelle mission.
Aujourd'hui, et c'est sans doute le plus inquiétant dans cette affaire, aucune voix discordante ne se fait plus entendre. En juin 2017, le projet de Pacte a été présenté lors d'un "évènement international" organisé en Sorbonne "en présence de nombreuses personnalités engagées pour la protection de la planète, notamment Laurent Fabius, Ban Ki-moon, Arnold Schwarzenegger (...)". Le Président de la République s'est lui-même engagé à porter le projet, et personne, ni dans les médias, ni dans le monde politique, ni même dans les Facultés de droit, ne s'est étonné de cette situation. Espérons que la question finira par être posée à froid, avant qu'elle ne se pose à chaud lors d'un recours. Imagine-t-on le président de la Cour suprême, aux États-Unis, négocier un traité ? A moins que le conflit d'intérêts ne relève désormais, en France, de la culture dominante et soit, en quelque sorte, entré dans les moeurs ?
Sur le Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.
La même Ségolène Royal qui, tout en étant Ambassadrice et donc soumise au devoir de réserve, n'hésite pas à violer celui-ci par ses prises de positions et ses écrits...
RépondreSupprimerQuand l'exemple vient d'en haut, comment peut-on ensuite hurler contre le fonctionnaire, fût-il de catégorie A, qui cherche à faire de même...
Le monde universitaire n'est nullement épargné... le pire c'est qu'il n'en n'a même pas conscience !!!