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mercredi 31 octobre 2018

Le Pacte mondial pour l'environnement ou la banalisation du conflit d'intérêts

Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, passe désormais beaucoup de temps à assurer la promotion du projet de Pacte mondial pour l'environnement. Ce dernier a été initié en 2017 par un réseau qui a pris le nom de "Groupe d'experts pour le Pacte" (GEP), précisément présidé par Laurent Fabius. L'idée générale est d'adopter un traité plus contraignant que les différentes déclarations dépourvues de valeur juridique intervenues en matière de protection de l'environnement. Faisant suite à l'initiative du GEP, l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté, le 10 mai 2018, une résolution appelant à l'ouverture de négociations en vue d'un tel pacte. Pour le moment, le traité ne semble pas près de voir le jour, d'autant que les États-Unis et la Russie ont résolument voté contre et qu'un certain nombre d'États se sont abstenus, mais cela n'empêche pas Laurent Fabius de se voir en grand négociateur et en champion de la lutte contre le réchauffement.

Les frontières françaises sont sans doute trop étroites pour une telle personnalité internationale, mais il y a tout de même un détail à prendre considération : Laurent Fabius est actuellement président du Conseil constitutionnel et il semble bien décidé à cumuler les deux fonctions. Autrement dit, une même personne s'estime compétente à la fois pour juger de la conformité de la loi à la Constitution et pour négocier les traités.


Incompatibilité avec une fonction publique



Dans son article 4, l'ordonnance du 7 novembre 1958 affirme pourtant que l'exercice des fonctions de membre du Conseil est "incompatible avec toute fonction publique et toute activité professionnelle ou salariée". Il est précisé qu'un membre du Conseil ne peut pas être aussi membre du gouvernement, du parlement, du Conseil économique, social et environnement, ou encore Défenseur des droits. L'avant-dernier alinéa de ce même article donne enfin une définition positive de ce qu'un membre du Conseil a le droit de faire : il peut "toutefois se livrer à des travaux scientifiques, littéraires ou artistiques". Il faudrait alors considérer que la négociation d'un traité relève des beaux-arts pour affirmer que Laurent Fabius respecter l'article 4.

Le président du Conseil n'est qu'un primus inter pares, soumis aux mêmes règles que les autres membres de cette institution. Le négociateur d'un traité au nom de l'ONU n'agit évidemment pas dans un cadre purement privé et il exerce donc une fonction publique. Il importe peu que Laurent Fabius soit ou non rémunéré par l'Organisation, car il est investi d'une mission qu'elle lui a confié, et pour laquelle il bénéficie sans doute de certains moyens, frais de fonctionnement, prise en charge des voyages, équipe pour l'assister etc.. Dès lors, l'article 4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 est bien malmené.

Quand je danse avec Pedro, je ne danse pas avec Pablo...
Gallito. Catherine Sauvage. 1963

L'indépendance des fonctions



L'article 1er du décret du 13 novembre 1959 sur les obligations du Conseil constitutionnel impose à ses membres de "s'abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l'indépendance et la dignité de leur fonctions". Ce n'est évidemment pas la dignité des fonctions qui est en cause, car il n'y a rien d'indigne, au contraire, à négocier une Pacte international sur l'environnement. En revanche, l'indépendance des fonctions du Président du Conseil constitutionnel risque d'être sérieusement mise à mal.

Envisageons d'abord le contrôle de constitutionnalité de la loi, qu'il s'agisse du contrôle a priori de l'article 61 de la Constitution, ou de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) prévue dans l'article 61-1. Dans les deux cas, on peut penser qu'un jour ou l'autre, le Conseil sera appelé à statuer sur la conformité à la Constitution d'une loi portant sur des questions environnementales. Imaginons ainsi qu'une loi soit votée décidant un moratoire de dix ans avant l'interdiction du glyphosate et imaginons en même temps que le projet de Pacte en cours de négociation envisage une interdiction immédiate de ce produit. Que fera le Président du Conseil constitutionnel placé devant une situation évidente de conflit d'intérêts ?

Certes, il pourra toujours se déporter... mais le problème ne sera pas pour autant résolu. L'article 7 de l'ordonnance de 1958 interdit en effet aux membres du Conseil, et donc à son président, de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel". On doit en déduire que le négociateur du futur Pacte ne peut s'exprimer sur son contenu, dès lors qu'il n'est jamais totalement exclu qu'il ait un jour à connaître, comme Président du Conseil constitutionnel, d'une loi mettant en oeuvre le Pacte en droit interne. Il n'est évidemment pas très facile de négocier un traité en demeurant muet sur son contenu, ce qui laisse penser que Laurent Fabius a l'intention d'écarter purement et simplement l'obligation de réserve.

Envisageons aussi, et c'est encore plus amusant, l'hypothèse optimiste dans laquelle le Pacte est négocié et adopté. Dans ce cas, le Conseil risque d'être saisi sur le fondement de l'article 54 de la Constitution qui permet à l'une des autorités de saisine, Président de la République, Premier ministre, Président de l'Assemblée nationale ou du Sénat, ou encore soixante députés ou sénateurs, afin qu'il apprécie, avant ratification, si l'"engagement international comporte une clause contraire à la Constitution". Le Conseil serait ainsi chargé d'apprécier la conformité à la Constitution du traité négocié par son Président. Même s'il peut, encore une fois, se déporter, la situation demeure pour le moins étrange.


L'impartialité du Conseil



Elle n'est pas seulement étrange, elle est aussi dangereuse pour le Conseil constitutionnel car elle fait peser un soupçon sur l'impartialité de l'institution elle-même. Aux yeux de la Cour européenne des droits de l'homme, cette impartialité ne s'apprécie pas seulement au regard des conflits d'intérêts démontrés, de la volonté clairement établie de favoriser une partie à un procès. Elle est également appréciée à l'aune de l'apparence de la juridiction. Il ne faut pas seulement qu'elle soit impartiale, il faut aussi qu'elle en ait l'air. Cette impartialité qualifiée d'"objective" par la Cour est formulée en ces termes dans son arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure".

Depuis la mise en place de la QPC par la révision de 2008, le Conseil constitutionnel intervient dans de multiples contentieux initiés devant les juges de droit commun, et il est saisi par une "partie à la procédure". Imaginons encore qu'à l'issue d'une QPC dans laquelle le Conseil est intervenu pour apprécier la conformité d'une loi portant sur l'environnement à la Constitution, une "partie" ne soit pas satisfaite de l'issue du procès. Rien ne lui interdit alors de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, en invoquant l'atteinte à l'impartialité objective.

Hypothèse d'école ? Peut-être pas, car la  CEDH accepte de se pencher sur la conformité à l'article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l'homme de la procédure suivie devant une cour constitutionnelle. Il suffit pour cela que le juge constitutionnel soit appelé à se prononcer sur un droit ou une obligation de caractère civil ou sur une accusation en matière pénale. Autrement dit, le Conseil constitutionnel doit respecter le droit à un juste procès, droit auquel est rattaché le principe d'impartialité. L'hypothèse d'une mise en cause de l'impartialité objective du Conseil constitutionnel devant la CEDH n'est donc pas entièrement à exclure.

Ce risque ne semble pourtant envisagé par personne, alors même que ce n'est pas la première tentative de Laurent Fabius. En janvier 2016, au moment où il devenait président du Conseil constitutionnel, il avait déjà tenté de conserver la présidence de la COP 21, affirmant que les deux fonctions étaient "compatibles". Ségolène Royal, alors ministre de l'environnement, ne l'entendait pas de cette oreille et le nouveau Président du Conseil constitutionnel s'était vu contraint de se consacrer à sa nouvelle mission.

Aujourd'hui, et c'est sans doute le plus inquiétant dans cette affaire, aucune voix discordante ne se fait plus entendre. En juin 2017,  le projet de Pacte a été présenté lors d'un "évènement international" organisé en Sorbonne "en présence de nombreuses personnalités engagées pour la protection de la planète, notamment Laurent Fabius, Ban Ki-moon, Arnold Schwarzenegger (...)". Le Président de la République s'est lui-même engagé à porter le projet, et personne, ni dans les médias, ni dans le monde politique, ni même dans les Facultés de droit, ne s'est étonné de cette situation. Espérons que la question finira par être posée à froid, avant qu'elle ne se pose à chaud lors d'un recours. Imagine-t-on le président de la Cour suprême, aux États-Unis, négocier un traité ? A moins que le conflit d'intérêts ne relève désormais, en France, de la culture dominante et soit, en quelque sorte, entré dans les moeurs ?


Sur le Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

dimanche 28 octobre 2018

La rétention préventive des hooligans devant la CEDH

L'arrêt de Grand Chambre S.V. et A. c. Danemark rendu le 22 octobre 2018 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) mérite d'être remarqué. Elle estime en effet qu'une rétention préventive, décidée par l'administration d'un État partie à la Convention européenne des droits de l'homme n'emporte, pas, en tant que telle, d'atteinte au principe de sûreté garanti par son article 5 § 1. La décision est évidemment essentielle, à une époque où les menaces diverses liées au terrorisme ou à la violence incitent de plus en plus les États à renforcer les pouvoirs de l'Exécutif, en particulier par des systèmes de rétention administrative.

En l'espèce, il ne s'agit pas de terrorisme mais de football, et de la violence des hooligans. La loi danoise autorise les forces de police à décider, "si nécessaire", une rétention administrative des personnes "causant un risque pour la sécurité des personnes ou la sûreté publique". Les trois requérants ont ainsi été retenus pendant environ sept heures alors qu'ils venaient assister à un match opposant la Suède au Danemark. Informée par les services de renseignement que plusieurs groupes de hooligans entendaient déclencher des rixes, et au moment même où une première bagarre éclatait dans le centre ville, la police de Copenhague les avaient arrêtés préventivement, avec 135 autres personnes. N'ayant pu obtenir d'indemnisation devant les tribunaux danois pour une détention qu'ils estiment abusive, les requérants se tournent vers la Cour européenne.

Élargissement du champ de l'article 5 § 1


Il n'est pas contesté que les requérants ont subi une privation de liberté au sens de l'article 5 § 1 de la Convention qui énonce que "nul ne peut être privé de sa liberté". Ces mêmes dispositions prévoient toutefois des exceptions à ce principe, et le gouvernement danois s'appuie sur celles prévues aux alinéas b ) et c ).

L'alinéa b ) vise "l'arrestation ou la détention régulière pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi par un tribunal, ou en vue de garantir l'exécution d'une obligation prescrite par la loi". Il ne s'agit donc pas de punir une personne mais de la retenir, afin de la contraindre à exécuter une obligation qui lui incombe et qu'elle a négligé de remplir. Le problème est que l'obligation en question doit être "concrète et déterminée", ce qui signifie que la personne concernée doit en avoir une connaissance précise, et avoir délibérément refusé de l'exécuter. Cette condition, établie par l'arrêt Schwabe c. Allemagne de 2011, a été réaffirmée dans le cas particulier des hooligans. L'arrestation préventive de l'un d'entre eux, dans l'arrêt Ostendorf c. Allemagne du 7 mars 2013, relève ainsi  de l'alinéa b ) parce que précisément l'intéressé avait reçu l'ordre des policiers de rester avec son groupe de supporters dans un café, et qu'il s'était efforcé de se soustraire au contrôle policier en sa cachant dans les toilettes. Dans l'affaire S.V. et A., la situation est bien différente, car les trois intéressés ne se sont vu notifier aucune obligation de comportement. Ils ont seulement été arrêtés à proximité des lieux de bagarre. Par voie de conséquence, la CEDH estime que l'alinéa b) n'est pas applicable en l'espèce.

Reste donc l'alinéa c) qui concerne l'arrestation ou la détention "en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci". Dans l'arrêt Ostendorf, la Cour avait considéré la disposition inapplicable au cas des supporters, ce fondement juridique ne pouvant être utilisé que dans le cadre d'une procédure pénale, pour livrer à la justice un délinquant ou, à tout le moins, une personne qui avait déjà commis des actes préparatoires à une infraction.

L'arrêt S.V. et A. marque une évolution substantielle de l'interprétation de l'article 5 § 1 c). La Cour voit désormais dans le texte une véritable alternative, et considère que l'intéressé doit être soit soupçonné d'avoir commis ou infraction, soit susceptible d'en commettre une, à la condition qu'il y ait suffisamment d'indices en ce sens. A dire vrai, cette interprétation avait été la première développée par la CEDH dès sa jurisprudence Lawless de 1961, mais elle y avait renoncé dans un arrêt Ciulla c. Italie du 22 février 1989, se bornant alors, sans plus d'explication, à affirmer que "l'alinéa c ) permet exclusivement des privations de liberté ordonnées dans le cadre d’une procédure pénale ». Considéré sous cet angle, l'arrêt S.V. et A. c. Danemark marque un retour aux origines. Il n'est pas inutile de noter que l'affaire Lawless portait précisément sur la détention sans jugement d'Irlandais soupçonnés d'appartenir à l'IRA. De toute évidence, la CEDH n'est pas insensible aux menaces invoquées par les États et souhaite leur laisser une certaine autonomie pour les gérer, y compris par l'internement administratif.

Quoi qu'il en soit, cette interprétation permet à la Cour de considérer que les requérants S.V. et A. peuvent se prévaloir de l'article 5 § 1 c) pour contester la mesure dont ils ont fait l'objet.

Le Parc des Princes. Nicolas de Staël. 1952

Une rétention non arbitraire



Comme bien souvent, l'évolution jurisprudentielle précède un rejet de la requête au fond. La Cour observe en effet que l'arrestation des requérants était parfaitement régulière au regard du droit interne. Les forces de police s'appuyaient en effet sur des dispositions législatives et elles s'étaient efforcées de procéder aux arrestations le plus tardivement possible pour qu'elles ne dépassent pas la durée de six heures imposée par le texte. Certes, un dépassement d'environ une heure avait finalement été constaté, mais les juges internes avaient estimé qu'il était justifié par la situation, les violences ayant duré jusque tard dans la nuit. En tout état de cause, conformément à un principe affirmé notamment dans l'arrêt Radomilja et a. c. Croatie du 20 mars 2018, cette appréciation relève des juridictions internes.

De la même manière, les juges internes sont les mieux placés pour apprécier le caractère arbitraire ou non d'une privation de liberté. En l'espèce, les requérants étaient déjà connus des services de police pour avoir été arrêtés plusieurs fois pour des faits de hooliganisme. Avant leur arrestation, ils avaient été vus en train d'inciter leurs camarades à la violence. Dans l'appréciation des éléments de fait, la Cour ne s'écarte des appréciations des juges internes que lorsqu'elle dispose d'éléments solides lui permettant de soupçonner leur mauvaise foi (CEDH, 25 mars 2011, Giuliani et Gaccio c. Italie). Tel n'est pas le cas dans l'arrêt S.V. et A., et le gouvernement danois a produit suffisamment d'éléments laissant penser que les intéressés auraient participé à des actions violentes s'il n'avaient été mis hors d'état de nuire. Dès lors, la privation de liberté apparaissait "nécessaire" au regard de l'article 5 § 1. 


Une police administrative



L'arrêt S.V. et A. c. Danemark conforte le droit français qui permet de limiter assez considérablement le circulation des hooligans sans pour autant autoriser leur enfermement. La loi du 14 mars 2011 met en place une police administrative spécifique, qui autorise le ministre de l'intérieur à interdire le déplacement individuel ou collectif des supporters violents. Dans sa décision du 11 mars 2011, le Conseil constitutionnel considère que cette mesure opère une conciliation satisfaisante entre la libre circulation des personnes et la protection de l'ordre public, à la condition que les catégories de personnes concernées soient définies selon des critères objectifs. La loi du 23 janvier 2016 renforce le dispositif en prévoyant des interdictions de stade, individuelles ou collectives, pour les supporters violents et la création d'un fichier destiné à permettre leur identification. Dans tous les cas, la loi française ne prévoit pas spécifiquement d'arrestation préventive, mais plutôt des mesures de dissolutions des associations de hooligans ou d'interdiction d'accès au stade. Les premières ont déjà été déclarées conformes à la Convention européenne par un arrêt du 27 octobre 2016 Les Authentiks et Supra Auteuil c. France, et les secondes peuvent être considérées comme moins rigoureuses que la privation de liberté prévue par la loi allemande. 

A bien des égards, la décision témoigne d'une évolution de la Cour européenne, évolution qui suit celle du droit des États. La tendance est au renforcement des moyens de la police, et l'internement administratif, même de courte durée, est désormais une mesure acceptable, à la condition qu'elle soit soumise à des conditions rigoureuses, et qu'elle puisse en particulier faire l'objet d'un recours contentieux a posteriori. Le développement de la violence, la menace terroriste, tous ces éléments favorisent le renforcement des pouvoirs de l'Exécutif dans la plupart des États parties à la Convention. La Cour ne peut pas l'ignorer, sans que sa crédibilité, voire sa légitimité ne soit remise en cause. Devant une telle situation, elle s'adapte, fait preuve de souplesse, et s'efforce de limiter les dégâts pour les libertés.


Sur la circulation des "hooligans": Chapitre 5, Section 1, § 1, B, du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






jeudi 25 octobre 2018

Yadh Ben Achour : opinion dissidente sous les constatations du Comité des droits de l'homme relative à la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public


Durant sa session de juillet 2018, le Comité des droits de l'homme a adopté deux "constatations" identiques qui ont été diffusées le 23 octobre 2018. Toutes deux estiment que la loi française du 11 octobre 2010 sur la dissimulation du visage dans l'espace public viole les dispositions du Pacte de 1966 sur les droits civils et politiques. Aux yeux du Comité, le texte français porte atteinte à la liberté religieuse des femmes portant le voile intégral et s'analyse donc comme un texte discriminatoire. 

On doit évidemment rappeler que les États ne sont nullement liés par l'interprétation que le Comité donne des dispositions du Pacte de 1966. Ce dernier ne dispose d'ailleurs d'aucun moyen de contraindre les autorités françaises à abroger la loi et à indemniser les plaignantes, comme pourtant il le demande. Tout au plus peut-il "souhaiter" recevoir de l'Etat partie, dans un délai de 80 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.

Pour éclairer la lecture de ces "constatations", il nous est apparu que le meilleure commentaire se trouvait dans l'opinion dissidente développée par Yadh Ben Achour, professeur émérite de l'Université de Tunis et membre tunisien du Comité des droits de l'homme. Nous les reproduisons dans leur intégralité. 

Opinion individuelle de Yadh Ben Achour (dissidente)


1. Dans  les  deux  affaires  qui  sont  l'objet  des  communications  11° 2747 /2016   et 11° 2807 /2016, le Comité constate que !'État  partie, en  adoptant  la  loi 11° 2010/1 192  du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l' espace public, a violé les droits des auteures au titre des articles 18 et 26 du Pacte. Je regrette de ne pouvoir partager cette conclusion et cela pour les raisons suivantes. 

2. Je suis tout d'abord surpris par le fait que le Comité déclare que «l'État partie n'a pas montré en quoi le voile intégral représente en soi une menace pour la sécurité ou l'ordre publics qui justifierait cette interdiction absolue ». Je ne m' appesantirai pas sur la menace à la sécurité publique, tant elle me semble évidente, dans un contexte de lutte contre les terroristes dont certains ont exécuté des attentats ou des assassinats en France et ailleurs en se travestissant avec des niqabs. Ces raisons de sécurité suffisent à elles seules à justifier la nécessité à la fois de l'interdiction et de la pénalisation. Je m'arrêterai, en revanche, plus longuement sur le sens de l'expression « protection de l'ordre », lue  conjointement avec celle de « protection de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d' autrui » de l'article 18, paragraphe 3, du Pacte.

3. Dans cet article, le terme «ordre» vise évidemment celui de l'État auteur de la restriction. L'ordre, en France, par l' effet de la Constitution, est un ordre républicain, laïque et démocratique. L'égalité des hommes et des femmes fait partie des principes les plus fondamentaux de cet ordre, aussi vrai qu'il fait partie des principes les plus fondamentaux du Pacte. Or, en soi, le niqab est un symbole de stigmatisation et d'infériorisation des femmes, par conséquent contraire à l'ordre républicain et à l'égalité des genres dans l'État partie, mais également à l'article 3 et à l'article 26 du Pacte. Les défenseurs du niqab enferment la femme dans son statut biologique primaire de femelle, objet sexuel, chair sans esprit ni raison, responsable potentiel du désordre cosmique et du désordre moral, et qui doit donc se rendre invisible au regard masculin et être pour cela quasiment interdite de l'espace public. Un État démocratique ne peut permettre une telle stigmatisation, à l'égard de toutes les autres femmes. Or, le port du niqab porte atteinte aux « libertés et droits fondamentaux d'autrui », c'est-à-dire précisément aux droits des autres femmes et de la femme en tant que telle. Son interdiction n'est donc pas contraire au Pacte. 

Sidi Bou Saïd. E. Miloud. Collection particulière
4. Je suis d'accord avec le  Comité  pour  admettre  que  les  restrictions  prévues  par l'article 18, paragraphe 3, doivent être interprées strictement. «Strictement» ne signifie cependant pas que  ces  restrictions  sont  dispenséede  respecter  les  autres  dispositions du Pacte, ainsi que l'esprit de l'article 18 lui-même, tel que nous l'avons expliqué au paragraphe précédent. 

5. Le Comité admet dans les deux cas d'espèce que « le port du voile intégral relève d'une coutume d' une partie des fidèles musulmans et qu'il s'agit de l'accomplissement d'un rite et de la pratique d' une religion». Cependant les constatations du Comité n'expliquent pas cette mystérieuse transfiguration d'une coutume en une obligation religieuse à caractère cultuel, au sens de l'article 18 du Pacte. En vérité, le port du niqab ou de la burqa est une coutume suivie dans certains pays dits « musulmans » qui, par l' effet de l'islamisme politique et des tendances rigoristes, a été artificiellement raccrochée à certains versets du Coran, notamment le verset 31 de la sourate de La Lumière et le verset 59 de la sourate des Coalisés. Pourtant,  les savants  les  plus autorisés de l' islam ne reconnaissent pas la dissimulation du visage comme une obligation religieuse. En admettant même que le port du niqab soit interprété, comme le veut le Comité, comme l'expression de la liberté de religion, il faut rappeler que toutes les interprétations ne se valent pas au regard d ' une société démocratique ayant pour fondement de son système juridique les droits de l'homme, les principes de la Déclaration universelle des droits de homme et du Pacte, et ayant éri le principe de laïcité en principe constitutionnel, en particulier dans le contexte historique et juridique particulier de la France. Certaines interprétations ne peuvent avoir droit de cité.

6. Il en est ainsi de la polygamie, de l'excision, de l'inégalisuccessorale, de la répudiation, du droit du mari de corriger sa femme, du virat, du sororat, qui constituent, pour tous ceux qui les pratiquent, autant d' obligations religieuses ou de rites, au même degré que le port du voile intégral pour ses adeptes. Pourtant, le Comité a toujours estimé que ce genre de pratiques était contraire aux dispositions du Pacte et a demandé constamment aux États de les abolir. N'est-il pas contradictoire de juger, dans un cas, que l'interdiction de l'une de ces pratiques attentatoires à l'égalité citoyenne et à la dignité de la femme est contraire au Pacte, et de juger, dans un autre cas, que ces pratiques sont contraires à l'article 18 ? 

7. Un problème plus grave doit être soulevé. Il s'agit de la question du « vivre ensemble», avancée par la France et qui a  inspiré l'adoption  de la  loi  n° 2010/1102. Je désapprouve totalement le Comité qui « constate que la notion du "vivre ensemble" est très vague et abstraite » et que « l'État partie n'a cité aucun droit ou liberté fondamentale d'autrui précis qui serait touché ». L' exposé des motifs de la loi est pourtant très substantiel sur cette question et n'a pas manqué de souligner que la dissimulation du visage constitue une rupture du contrat social, du minimum de civilité, de fraternité et du vivre ensemble. Les constatations du Comité oublient malheureusement que le droit fondamental atteint dans ce cas n'est ni celui de quelques individus, ni de quelque groupe que ce soit, mais le droit de la société tout entière à reconnaître les siens, à travers les signatures de leurs visages qui sont en même temps le signe de leur sociabilité,  voire dleur humanité.  Contrairement à  ce qu'affirment les constatations, la notion de vivre ensemble n' est ni vague, ni abstraite. Elle est précise et concrète. Elle est fondée sur une idée très simple que la société démocratique ne peut fonctionner qu visage découvert. Plus néralement, comme je l'ai déjà indiqué, la communication humaine primordiale, avant tout autre langage, passe par le visage. Dissimuler totalement et en permanence son visage dans l'espace public, particulièrement dans un contexte démocratique, c'est renier sa propre sociabilité et rompre le lien avec ses semblables. Interdire et pénaliser par une simple amende le port du voile intégral par la loi n'est, de ce fait, ni excessif, ni disproportionné. Sur ce plan, il n'y a nulle comparaison à établir entre le hijab et le niqab. Ce sont deux questions différentes par nature.   

8. C' est donc par un renversement total de l'ordre des droits que le Comi estime que « l' interdiction pénale introduite par l' article premier de la loi n° 2010-1192 affecte de façon disproportionnée l'auteure en tant que femme musulmane qui choisit de porter le voile intégral, et introduit entre elle et les autres personnes qui couvrent parfois leur visage dans l'espace public de façon légale une distinction qui n'est ni nécessaire ni propo11ionnée à un intérêt légitime et qui est donc déraisonnable ». Le Comiconclut de ce fait que cet article constitue une forme de discrimination croisée fondée sur le sexe et la religion, en violation de l'article 26 du Pacte. Que l'interdiction soit nécessaire ne fait pourtant pas de doute, ne serait-ce qu'au regard du seul risque sécuritaire (voir par. 2 ci-dessus), qu'elle soit proportionnée est attesté par la faiblesse de la sanction : une amende de 150 euros et un stage de citoyenneté, bien mérités d' ailleurs étant donné, en l'espèce, la gravité de l' atteinte à l'égalité citoyenne et à la dignité des femmes  

9. Abordons maintenant la question  de  ces  personnes  qui, contrairemenaux  porteuses de voile intégral, sont autorisées par la loi n° 2010/1192 à couvrir leur visage, ce  qui constituerait, d'après les constatations,  une  discrimination  contraire  à  l'article  26.  Il  s'agit des personnes visées par l' article 2.II de la loi, qui prévoit des exceptions à l' interdiction. Ces exceptions peuvent-elles être mises sur un même  pied d'égalité  et comparées  avec  la pratique du  voilintégral?  Cet article 2 de la loi 2010/1192 est-il discriminatoire econtraire à l' article 26 ? Je ne le pense pas. Ces exceptions,  en  général circonstancielles et temporaires, ont pour la plupart un caractère ludique, récréatif, festif, folklorique, sportif ou sont nécessaires pour des raisons de service ou de sécurité, notamment la sécurité routière. Elles existent dans  tous  les  pays et  ne constituent nullement des symboles ou des messages à connotation discriminatoire susceptibles de déclencher  l' application de  l'article  26 du  Pacte, au même titre que le voile intégral. 

10. Ma conclusion est que l' interdiction et la pénalisation par des amendes du port du voile intégral n'est, en particulier dans le contexte français, ni contraire à l' article 18, ni à l'a1ticle 26 du Pacte.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.