L'accès aux décisions de justice en Open Data commence à devenir une réalité. Le droit positif n'autorise plus seulement la mise en ligne de l'ensemble des décisions de justice mais aussi leur réutilisation. Depuis le décret du 20 juin 2014, les licences Legifrance sont en principe gratuites. En témoigne un arrêté du 24 juin 2014 relatif "à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques (...) de la DILA". La DILA joue le jeu, et avec elle, bon nombre
d'institutions qui mettent en ligne et autorisent le téléchargement de
données publiques. Le Premier président de la Cour de cassation lui-même, lors de la dernière audience solennelle annonce ainsi "la mise en ligne nécessaire, commandée par les progrès de notre temps, de l'ensemble des décisions de l'ordre judiciaire".
Open Data et réutilisation des décisions de justice
Observons tout de même que cette mise à disposition ne se fera pas en quelques semaines. Lors de ses voeux à la presse, le ministre de la Justice annonçait un calendrier de 12 à 24 mois pour les décisions civiles des cours d'appel, de 24 à 36 mois pour les décisions pénales des cours d'appel, et une période de 3 à 8 ans sera nécessaire pour mettre en ligne l'ensemble des décisions de première instance. Le chantiers qui s'ouvre promet donc d'être long.
Qui ne se réjouirait de ce grand mouvement de transparence ? Certainement pas ceux qui sont devenus allergiques à la poussière en fréquentant les sous-sols de la bibliothèque Cujas, ni les avocats qui gagnent ainsi un temps précieux dans le traitement de leurs dossiers. Mais la seule communication des décisions de justice est aujourd'hui un problème dépassé, et la question actuelle est celle de la justice prédictive. Un certain nombre de Start Up déclarent ainsi avoir mis au point des algorithmes permettant de déterminer les dommages et intérêts moyens accordés pour tel type de préjudice, d'apprécier si le tribunal de Rennes et plus sévère que celui de Nancy dans la sanction des infractions routières, voire si, au sein d'un même tribunal, le juge Machin est plus indulgent que le juge Truc...
Déjà, les avocats lillois participent à un "barreau pilote de justice prédictive". Ils testent un logiciel qui calcule les probabilités de résolution d'un litige, le montant des indemnités, et identifie les éléments de droit et de fait qui constituent le fondement de la décision. Pour le moment, l'application n'a pas été testée en matière pénale, pour des motifs éthiques affirme l'entreprise qui met en oeuvre le logiciel, et non pas en raison d'une impossibilité technique. Quoi qu'il en soit, une telle évolution permet d'envisager, à terme, une justice rendue par des robots...
Science fiction ? Pour le moment, oui, car si les algorithmes permettent d'envisager une telle pratique robotisée de la justice, le système se heurte à des obstacles juridiques qui sont loin d'être résolus.
Voutch. Les joies du monde moderne. 2011 |
Anonymisation des décisions
L'anonymisation des décisions de justice est désormais un principe général acté par le droit positif. Depuis une recommandation du 29 novembre 2001, la CNIL estime "qu'il
est préférable que les éditeurs de bases de données de décisions de
justice librement accessibles sur des sites internet s'abstiennent (...)
d'y faire figurer le nom et l'adresse des parties au procès ou des
témoins". Cette prohibition a ensuite été étendue aux gestionnaires
des sites en accès restreint, au nom du droit à l'oubli numérique. L'arrêté du 9 octobre 2002 relatif à Legifrance reprend ensuite ce principe.
Anonymat des juges
Si l'anonymisation des noms des parties est désormais acquise, celle des juges pose un problème juridique évident. Si un algorithme permet de distinguer les juges sévères des juges indulgents dans un même tribunal, il est également possible, ou il sera rapidement possible, d'affiner l'analyse, c'est-à-dire de distinguer ceux qui sont plus sévères pour la petite délinquance, ceux qui sont plus favorables aux droits des étrangers, ou plus indulgents pour les fraudeurs fiscaux etc. Dans tous les cas, le risque est que les justiciables s'efforcent de choisir leur juge par tous les moyens possibles, transformant l'institution judiciaire en une sorte de supermarché.
Devant cette situation, certains syndicats comme l'USM demandent l'anonymisation du nom des juges en même temps que celle du nom des parties. La solution est simple, mais elle se heurte au principe selon lequel les juges sont responsables de décisions qui sont rendues publiquement. Comme le suggère Dominique Lotin, Première Présidente de la Cour d'appel de Versailles, la solution ne réside pas dans l'anonymat des juges mais dans le retour à une collégialité systématique. La solution n'est plus imputable à un seul juge et l'algorithme doit s'intéresser aux décisions rendues par une combinaison de juges, ce qui nettement plus difficile l'identification des juges sévères ou laxistes. Encore faut-il, pour parvenir à cette solution, que la Justice retrouve quelques moyens humains.
Examen particulier du dossier
La justice prédictive se heurte aussi au principe de l'examen particulier du dossier. C'est vrai en droit administratif qui impose cette règle à toutes les décisions prises en considération de la personne. On peut la
formuler de la manière suivante : tout administrateur, avant d'exercer
son pouvoir discrétionnaire, doit étudier les circonstances propres et
l'affaire et ne peut donc rejeter une demande en s'appuyant sur un seul
motif d'ordre général. Le juge annule donc toute décision non précédée
d'un examen particulier du dossier, souvent sans préciser s'il annule
pour vice de procédure ou pour erreur de droit (voir l'arrêt du 11 mai 2005, Préfet de l'Isère c. Hioul).
Individualisation de la peine
L'individualisation de la peine constitue la facette pénale de la règle de l'examen particulier du dossier. On sait que le procès pénal a pour finalité de juger un individu et non pas seulement des faits. La peine s'apprécie donc à partir d'un ensemble d'éléments tenant à la fois à la gravité de l'infraction et à la personnalité de son auteur, délicate alchimie qui relève de "l'âme et conscience" du juge ou du jury, les robots ne disposant ni de l'une ni de l'autre.
Dans sa décision du 22 juillet 2005, le Conseil constitutionnel affirme que "le principe d'individualisation des peines (...) découle de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789", précisant, dans une décision QPC du 11 juin 2010 qu'il "figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit". La loi Taubira du 15 août 2015 énonce désormais clairement que "toute peine prononcée par une juridiction doit être individualisée".
Non automaticité de la peine
De la même manière, et dans la même décision du 11 juin 2010, le Conseil constitutionnel déclare inconstitutionnelles les peines automatiques. A propos d'un article du code électorale prévoyant que les personnes condamnées pour des faits de corruption se verraient en même temps condamnées à une peine d'inéligibilité, le Conseil commence par qualifier cette inéligibilité de sanction pénale, avant de sanctionner son automaticité, toujours sur le fondement de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
La mise en oeuvre de la justice prédictive en matière pénale ne se heurte donc pas seulement à des problèmes éthiques comme l'affirment les responsables d'une Start Up qui teste ses algorithmes actuellement au Barreau de Lille. Elle se heurte à de considérables obstacles constitutionnels, et on peut penser qu'ils ne sont pas prêts d'être levés.
Pour le moment, ce que l'on appelle Justice prédictive s'apparente plutôt à une justice assistée par ordinateur, ce qui est bien différent. La notion même de justice prédictive est, en effet, particulièrement trompeuse. Elle laisse entrevoir une évolution, un changement... alors même que la justice prédictive, par définition, ne s'appuie que sur le passé. La décision actuelle est tout simplement déduite des précédentes, elles-mêmes déduites des précédentes. Or, la promotion des libertés publiques passe souvent par le revirement jurisprudentiel, le sentiment qu'ont les juges que la société est prête à accepter une évolution, un progrès qui va se réaliser au fil de la jurisprudence, bref une justice humaine.
Sur l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : Chapitre 4 section 1 A du manuel de libertés publiques sur internet.