L'Assemblée nationale a voté sans difficulté, le 13 décembre 2016, la cinquième prorogation de l'état d'urgence, jusqu'au 15 juillet 2017. Comme d'habitude, les frondeurs, particulièrement virulents devant les médias, se sont montrés discrets dans l'hémicycle. Le Sénat devra ensuite voter le texte dans les mêmes termes avant le 22 décembre. Cette date est en effet le quinzième jour après la démission du premier ministre Valls, au-delà de laquelle la loi de prorogation deviendrait caduque, imposant de facto de reprendre la procédure à son commencement (art. 4 de la loi du 3 avril 1955).
L'avis du Conseil d'Etat
L'actuel projet de loi de prorogation a été précédé d'un avis du Conseil d'Etat rendu le 8 décembre. Sa lecture montre qu'il ne diffère guère de ceux qui l'ont précédé, lors des différentes prorogations. Tout au plus observe-t-on deux éléments intéressants.
Le premier est la prise en considération de la campagne électorale. Certes, le Conseil s'appuie d'abord sur la menace terroriste "intense" caractérisée par le fait que douze tentatives d'attentat ont été déjouées depuis celui de Nice, et dix-sept depuis le début de l'année. Mais il affirme que la coïncidence de la période électorale avec cette menace d'attentats s'analyse comme constituant un "péril imminent" au sens de l'article 1er la loi de 1955. Cette analyse n'a rien de surprenant si l'on considère qu'une campagne électorale, ne serait-ce que par les rassemblements de personnes qu'elle implique, a pour effet de multiplier les cibles potentielles et d'accroître encore les charges pesant sur les forces de l'ordre. En outre, il faut bien reconnaître que cette prise en compte de la campagne électorale permet de faire peser la charge d'un nouveau renouvellement, en juillet 2017, sur le futur président nouvellement élu.
Le second élément pris en considération par le Conseil d'Etat réside dans le renforcement des garanties apportées aux personnes qui font l'objet des mesures prises. A la suite des décisions QPC du 19 février 2016 et du 2 décembre 2016 rendues par le Conseil constitutionnel, le législateur a été contraint, d'abord dans la loi du 21 juillet 2016 puis dans celle qui est aujourd'hui en débat, prévoir un véritable statut des données informatiques copiées durant les perquisitions administratives. Alors que le principe voudrait que ces données répondent au régime des saisies et que leur copie ait pour conséquence de transformer une perquisition administrative en perquisition judiciaire, le législateur a préféré soumettre cette procédure au contrôle du Conseil d'Etat. En formation administrative, le Conseil d'Etat se félicite donc que ses formations contentieuses soient les seules à apprécier la légalité des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence.
En dehors de ces deux éléments, l'avis du Conseil d'Etat ne diffère pas vraiment de ceux qui l'ont précédé. Comme dans ses avis précédents, il rappelle que "les renouvellements de l'état d'urgence ne sauraient se succéder indéfiniment et que l'état d'urgence doit demeurer temporaire". Cette affirmation apparaît en porte-à-faux avec les propos tenus par le vice-président du Conseil d'Etat, dans une interview donnée le 18 novembre 2016. Rappelant que "l'état d'urgence est un état de crise qui ne peut être renouvelé indéfiniment", il avait alors affirmé que si le Conseil devait être saisi d'un nouveau projet de loi de prorogation, "l'assemblée générale du Conseil d'Etat prendrait ses responsabilités". Beaucoup de commentateurs en avaient déduit qu'on allait voir ce qu'on allait voir... et que l'avis pourrait bien, cette fois, être défavorable. Il n'en est finalement rien, soit que l'assemblée n'ait pas suivi le voeu de son vice-président, soit que les propos de celui-ci aient été quelques peu aventurés. La toute nouvelle politique de communication inaugurée au Palais-Royal semble rencontrer quelques difficultés au démarrage.
Le rapport d'information parlementaire
L'avis du Conseil d'Etat semble finalement bien formel, et il faut aller chercher ailleurs des données utiles pour apprécier la pratique de l'état d'urgence. Un rapport parlementaire présenté le 6 décembre 2016 à l'Assemblée par les députés Dominique Raimbourg (PS) et Jean-Frédérice Poisson (LR) dispense de précieuses indications dans ce domaine. Il présente l'état d'urgence comme une sorte de boite à outils juridiques, outils dont certains sont utilisés et d'autres moins, dans des proportions extrêmement variables selon les besoins. L'exemple des perquisitions et des assignations à résidence suffit à montrer cette utilisation à géométrie variables des mesures autorisées par le législateur.
Affiche contre les décrets-lois. Marcel Laurey. 1946 |
Les perquisitions
Depuis le 14 novembre 2015, c'est-à-dire la mise en oeuvre de l'état d'urgence, 4 292 perquisitions ont été menées. Elles ont suscité l’ouverture de
670 procédures judiciaires, dont 61 concernaient des faits en lien avec
le terrorisme, parmi lesquelles 20 portaient sur des faits pour
association de malfaiteurs en matière terroriste. Le rapport évoque donc, à juste titre, une "utilisation massive", mais il constate aussi les chiffres ont considérablement baissé au fil du temps. Sur les 3750 qui ont eu lieu entre novembre 2015 et mai 2016, 54 % étaient concentrés dans les quinze premiers jours d'application, entre le 14 et le 30 novembre. Aujourd'hui, la quatrième prolongation de l'état d'urgence n'a vu que 590 perquisitions depuis le 22 juillet 2016, dont 65 ont eu des suites judiciaires, parmi lesquelles 25 pour des faits liés au terrorisme.
De ces chiffres, le rapport parlementaire déduit que l'utilisation des perquisitions est désormais réduite. Leur régime juridique, tout en demeurant purement administratif, se rapproche du droit commun. C'est ainsi qu'alors que 68 % des perquisitions avaient lieu la nuit entre le 14 et le 30 novembre 2015, seulement 18 % sont aujourd'hui réalisées la nuit.
Faut-il pour autant renoncer à une telle procédure ? Le rapport ne le demande pas, estimant que les perquisitions sont désormais mieux ciblées est qu'elles constituent un apport non négligeable dans la lutte contre le terrorisme. Elle souhaite néanmoins que le caractère exceptionnel des perquisitions de nuit soit précisé dans la loi. Le projet qui vient d'être voté par l'Assemblée ne mentionne cependant rien de tel.
Les assignations à résidence
Depuis novembre 2015, 612 assignations à résidence ont été prononcées, principalement en
Ile-de-France (pour 30%), dans le Nord et l’Hérault. La plupart de ces mesures ont été levées.
Aujourd'hui, 95
personnes restent assignées, dont 47, c'est-à-dire la moitié, le sont depuis près d’un an. Sur ce point, les rapporteurs s'inquiètent d'une mesure de longue durée qui ne s'accompagne de l'ouverture d'aucune procédure judiciaire : ""Il
ne semble guère concevable que des personnes puissent être maintenues
durablement dans un dispositif d'assignation à résidence sans élément de
nature à constituer une infraction pénale, sauf à méconnaître les
principes fondateurs de l'État de droit". De même, ils font observer que l'assignation à résidence est parfois utilisée pour neutraliser des individus psychologiquement fragiles. Ils devraient plutôt faire l'objet d'une hospitalisation psychiatrique, même sans leur consentement, et le rapport considère que l'utilisation de l'assignation à résidence dans ce cas ressemble beaucoup à un détournement de procédure.
Quoi qu'il en soit, le rapport recommande une limitation dans le temps de l'assignation à résidence, estimant qu'une même personne ne devrait pas être assignée plus de huit mois sur douze. On trouve un écho, même un peu lointain, de cette recommandation dans l'actuel projet de loi qui affirme que l'assignation à résidence ne saurait excéder douze mois, en autorisant toutefois le ministre de l'intérieur à demander une prolongation de trois mois renouvelable au juge des référés du Conseil d'Etat. La procédure n'est peut-être pas parfaite, mais elle permet au moins l'intervention d'un juge.
Le législateur n'a que modestement suivi les propositions du rapport parlementaire. Il est vrai qu'il n'y était pas incité par un avis du Conseil d'Etat qui ne fait aucune suggestion semblant s'en inspirer. L'essentiel du rapport réside cependant dans les données brutes qui nous sont communiquées. Contrairement à ce que certains affirmaient, elles témoignent d'une utilisation nuancée de l'état d'urgence. L'intensité de son usage varie avec l'intensité de la menace. Après les attentats les autorités ont voulu, selon leur propre expression, "mettre un coup de pied dans la fourmillière". Une fois ce coup de pied donné, les mesures prises sont devenues beaucoup moins nombreuses. D'une certaine manière, le rapport est rassurant, car il montre que les pouvoirs exceptionnels n'entraînent pas nécessairement une spirale autoritaire.
Sur l'état d'urgence et le droit des circonstances exceptionnelles : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.
Je vous remercie pour cette tenue assidue de la chronique d'un état d'urgence annoncé avec précision, exhaustivité et distance. Dans cette quête de fourniture d'une information de qualité pour vos "followers" (vous devriez nous fournir le terme consacré dans la langue de Molière) assidus, trois éléments méritent d'être soulignés.
RépondreSupprimer- Cette nouvelle prolongation de l'état d'urgence intervient dans un climat d'indifférence générale pour ne pas dire généralisée. On sent un climat de lassitude par rapport à un sujet qui n'est pas en tête de gondole de l'actualité médiatique.
- Le Conseil d'état apparait égal à lui-même : frégoli (juge et conseil de l'état) et versatile (bravache dans le propos en faveur du citoyen et timoré dans la censure de l'administration).
- Le Parlement, s'il joue parfaitement son rôle d'information à travers ses rapports de qualité, ne joue pas son rôle de chambre efficace de débat contradictoire sur un sujet d'importance pour la protection des libertés publiques.
- Les médias évoluent entre superficialité et idéologie sur un sujet qui suppose un traitement frappé au sceau de la précision et du sang-froid.
"La sagesse consiste à s'associer à certaines folies pour en éviter de pires" (Talleyrand).