Le 15 décembre 2016, les auditeurs de justice entrés à l'ENM en 2016 ont décidé de donner à leur promotion le nom de Toussaint Pierucci. On ne saurait trop les en féliciter, tant il est vrai que Toussaint Pierucci n'a jamais reçu l'hommage qu'il méritait. Si l'on tape son nom sur Google, le moteur de recherche renvoie à la liste des maires de Corte, et il est vrai qu'il fut maire de cette ville de 1955 à 1963. On trouve aussi le résumé d'un article d'Olivier Duhamel publié dans la revue Pouvoirs de novembre 2015 intitulée "Désobéir en démocratie".
Google ne sait pas que Toussaint Pierucci figure dans le film Section Spéciale de Costa Gavras, sorti en 1976, sous le pseudonyme du Président Cournet, magnifiquement incarné par Michel Galabru. La scène est courte, et s'achève par la colère du Président Cournet/Toussaint Pierucci, outré que le garde des Sceaux Joseph Barthélémy (Louis Seigner) ait osé lui proposer de présider la Section Spéciale. Il refuse de présider un tribunal créé par une loi rétroactive et sort en claquant la porte, sous le regard médusé des conseillers du ministre qui s'attendaient à trouver un magistrat plus souple, plus soumis au pouvoir en place, plus désireux de faire carrière dans la "justice" de Vichy.
Il est incontestable que Toussaint Pierucci a désobéi, mais il n'a pas désobéi "en démocratie". Il a désobéi au nom de la démocratie et surtout de l'Etat de droit.
La Section Spéciale
Le 21 août 1941, Pierre Georges, un jeune résistant communiste, tue un aspirant de la Kriegsmarine Moser, à la station Barbès du métro parisien. Dans le but, disent-ils, d'éviter que l'armée allemande prenne des otages dans la population civile, Pierre Pucheu, ministre de l'intérieur, et Joseph Barthélémy, ministre de la justice, décident d'offrir à l'Allemagne la tête d'un certain nombre de militants communistes et anarchistes déjà emprisonnés. Une loi "réprimant les activités communistes et anarchistes" est délibérée à la hâte le 22 août, puis publiée au journal officiel du 23 août. Pour masquer sa rétroactivité, elle est antidatée au 14 août. Ce jeu d'écriture n'a évidemment pas pour effet de mettre fin à ce caractère rétroactif car les personnes seront, de toute manière, jugées sur le fondement d'un texte postérieur aux faits qui ont motivé les poursuites.
Sur le fond, la loi du "14 août" institue une section spéciale auprès des tribunaux militaires en zone libre et auprès des cours d'appel en zone occupée. Aux termes de son article 7, "les jugements rendus par la section spéciale ne sont susceptibles d'aucun recours ni pourvoi en cassation. Ils sont immédiatement exécutoires". La procédure est donc simple : toute personne arrêtée en flagrant délit d'infraction pénale liée à des menées communistes ou anarchistes est immédiatement traduit devant la section spéciale, sans instruction préalable. La loi du 18 novembre 1942 élargit ensuite ses compétences à la "subversion sociale et nationale" ainsi qu'aux "crimes et délits contre la sûreté extérieure de l'Etat".
Joseph Barthélémy proposait donc à Toussaint Pierucci de présider la première section spéciale appelée à juger des militants communistes à Aix en Provence, le 27 août suivant. Et c'est exactement ce qu'il a refusé, avec fracas. Hélas, d'autres n'ont pas eu les mêmes scrupules, et l'audience du 27 août s'est traduite par trois condamnations à mort exécutées dès le lendemain (Emile Bastard, Abraham Trzebrucki et André Bréchet). Le journaliste communiste Lucien Sampaix fut, quant à lui, condamné aux travaux forcés à perpétuité, mais finalement exécuté par les Allemands en décembre 1941.
Plus tard, à la Libération, Toussaint Piérucci refusera de signer la condamnation à mort d'un jeune homme de dix-sept ans, certes convaincu de collaboration mais qui n'avait participé à aucun crime de sang. Créant volontairement un vice de forme, Toussait Pierucci a permis que l'arrêt soit cassé. Le jeune homme fut rejugé dans des conditions plus sereines et sauva sa tête.
Quelles leçons Toussaint Pierucci donne-t-il aux auditeurs de justice de 2016 et à tous ceux qui s'intéressent à l'Etat de droit ?
Section Spéciale. Costa Gavras 1976
Michel Galabru et Louis Seigner
L'indépendance des juges
Toussaint Pierucci incarne aujourd'hui une magistrature qui refuse d'être placée sous l'autorité du pouvoir exécutif et qui est donc attachée au principe d'indépendance des juges, conséquence de la séparation des pouvoirs affirmée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Et cette revendication a bien besoin d'être entendue aujourd'hui.
Il y a quelques jours, on a vu, évènement peu banal, le premier président et le procureur général près la Cour de cassation écrire une lettre ouverte au Garde des Sceaux. Ils contestaient la création d'une Inspection générale de la justice qui place la juridiction suprême sous le contrôle d'une instance placée sous l'autorité du ministre de la justice. Comme leurs ainés, les auditeurs de justice ont certainement été blessés par une telle mesure, prise sans concertation. N'aurait-il pas été facile d'éviter cette levée de boucliers en confiant tout simplement la tutelle de nouvelle Inspection, non pas au ministre, mais au Conseil supérieur de la magistrature ? Il est vrai qu'avec des politiques qui qualifient les juges de "petits pois" ou de "lâches", le dialogue n'est pas facile et les magistrats peuvent se sentir méprisés.
Cette irritation ne peut que croître si les magistrats de la Cour de cassation comparent leur situation avec celle des membres du Conseil d'Etat. Personne ne semble en effet envisager la création d'une Inspection générale rattachée à l'Exécutif pour assurer le contrôle de gestion de la Haute Juridiction administrative. Elle se contrôle elle-même tranquillement et contrôle en même temps les tribunaux administratifs, sans que personne ne s'en offusque.
L'indépendance du pouvoir judiciaire
Le déclin de l'indépendance des juges entraine inéluctablement celui de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Les accords de partenariat transatlantique sur le commerce et l'investissement, qu'il s'agisse du TAFTA avec les Etats-Unis ou du CETA avec le Canada, ont en commun de prévoir la résolution d'éventuels conflits par l'arbitrage. Les juges sont purement et simplement écartés, comme ils l'ont été, au plan interne cette fois, dans l'arbitrage Tapie. Le résultat a été une procédure marquée par la corruption et qui s'est achevée de manière catastrophique pour les finances de l'Etat. Heureusement, les juges sont finalement revenus dans cette affaire, pour essayer de réparer les dégâts. En donnant à leur promotion le nom de Toussaint Pierucci, les auditeurs de justice ont lancé un véritable appel à la réflexion sur le principe de séparation des pouvoirs et sur la manière dont il est mis en oeuvre, ou pas, dans une constitution qui ne connaît qu'une "autorité judiciaire".
Ils ont aussi montré, de manière éclatante, leur attachement à une conception de la justice comme instrument de résistance à l'oppression. On attend avec impatience que la nouvelle promotion de l'ENA se donne le nom d'un conseiller d'Etat résistant, qui aurait par exemple refusé de siéger lors des décisions relatives à la légalité de la dénaturalisation des enfants nés en France (CE 14 juin 1941 Spazierman) ou lors des différents recours portant sur l'aryanisation des biens juifs. Ces résistants de la justice méritent en effet de sortir de l'anonymat.
Sur l'indépendance des juges : Chap 4 , section 1 § 1 D du manuel de libertés publiques.
EXCELLENT CHOIX, BRAVO
RépondreSupprimerGnoufouno, chère petite chose !
RépondreSupprimerJe Me porte bien.
Uhuhuhuhu...u.
LNE
=== LA JUSTICE INJUSTE ===
RépondreSupprimerFélicitations. Ce dernier post constitue pour les fidèles lecteurs de "Libertés chéries" un cadeau de Noël inespéré. Il tranche par son parler-vrai, par sa profondeur historique avec cette "époque d'inculture décomplexée, assumée et revendiquée " (Stéphane Bern). Il nous rappelle que, face à l'arbitraire du pouvoir, la désobéissance n'est pas la vertu première du haut fonctionnaire français en général et du magistrat en particulier. Votre réflexion sur l'affaire Toussaint Pierucci conduit à effectuer un retour sur le passé et à se projeter sur l'avenir.
1. Un retour sur le passé
- Le moins que l'on soit autorisé à dire est que la magistrature (judiciaire et administrative) n'a pas fait preuve d'un grand courage pendant les heures les plus sombres de notre histoire la plus récente. Si désobéissance (résistance) il y a eu, elle fut rare et le fait de fonctionnaires isolés. Ce qui leur a valu le statut peu enviable de pestiférés. Quant au marais des pleutres, il s'en est relativement bien sorti en 1944-1945 ! Le courage n'est pas toujours payant... "Le chagrin et la pitié" demeure toujours une référence cinématographique de choix (Cf. témoignage de Pierre Mendès-France sur le procès de Riom).
- Dans son ouvrage "Seule la vérité blesse. L'honneur de déplaire" (Plon, 1987), le magistrat André Giresse raconte comment "certains ne se gênent pas pour monter des cabales contre des innocents" et "à quelles étranges extrémités l'on aboutit par manque de courage".
- Plus récemment, il n'est pas exagéré d'affirmer que les carrières d'Eric de Montgolfier (parquet) et de Renaud Van Ruymbeke (instruction) eurent été tout autre s'ils n'avaient pas fait fait preuve d'une trop grande indépendance d'esprit, tranchant avec le conformisme, le panurgisme ambiant.
2. Une projection sur l'avenir
- L'initiative de la dernière promotion de l'école nationale de la magistrature est tout à fait louable. Reste désormais à savoir si ces futurs magistrats sauront se montrer dignes de Toussaint Pierucci tout au long de leur future carrière lorsqu'ils auront à juger des êtres humains.
- Sur les élèves de l'ENA et les meilleurs qui sortent au Conseil d'état (pour s'en éloigner le plus vite possible), il ne faut pas rêver. Ce sont avant tout des fonctionnaires soucieux de leur carrière ("des sauriens carriéristes") et pas des magistrats. La loi les qualifie du reste de "membres du Conseil d'état".
- Nous ne devons pas nous faire trop d'illusions sur tous ces gadgets que sont les codes de déontologie, les décrets sur les inspections générales (contestés par le syndicat FO de la magistrature devant le Conseil d'état), les chambres d'instruction et autres CSM.
- Si nous devions prodiguer un conseil aux jeunes magistrats, ce serait d'abord de lire et relire (autres choses que les codes Dalloz) : "L'esprit des lois de Montesquieu", "Le savant et le politique" de Max Weber (distinction toujours aussi pertinente entre éthique de responsabilité et de conviction) ainsi que la convention européenne de sauvegarde des droits fondamentaux et des libertés du Conseil de l'Europe complétée par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne... sans oublier de faire régulièrement un rapide examen de conscience devant leur miroir. Avec un tel bagage, il dispose d'une protection nécessaire contre l'arbitraire du pouvoir politique, même si elle est insuffisante.
Comme chanterait Guy Béart : "le juge a dit la vérité, il doit être exécuté".