L'arrêt Beausoleil c. France, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 6 octobre 2016 va certainement susciter un peu d'émoi rue Cambon. En effet, l'impartialité de la Cour des comptes elle-même, institution dont la dignité ne saurait être contestée, se trouve mise en question par la Cour européenne.
La gravité de la chose n'échappe à personne, et surtout pas à la juridiction européenne, qui prend bien soin, dans son communiqué de presse, de rappeler que "M. Beausoleil ne remet pas en cause l'impartialité structurelle de la Cour des comptes, notamment en ce qui concerne la coexistence de ses fonctions contentieuses et de ses attributions administratives". Cette fois, c'est Place du Palais-Royal que l'on respire, car le Conseil d'Etat aussi cumule fonctions administratives et contentieuses. En l'espèce, le requérant se borne à contester le fait que la Cour des comptes ait mentionné, dans son rapport public de 1995, l'affaire qui a conduit à le déclarer comptable de fait, deux ans après.
Si le défaut d'impartialité dont il est question n'est pas structurel, est-il dès lors purement conjoncturel ? La CEDH ne l'affirme pas, et elle ne peut pas l'affirmer, car le manquement à l'impartialité objective dont il est question résulte directement du mode de fonctionnement de la Cour des comptes. S'il ne réside pas dans le cumul de fonctions administratives et contentieuses, il en est néanmoins le résultat.
Un faux nez de l'administration
Les faits sont anciens, et même très anciens, puisque l'origine de l'affaire trouve son origine dans un contrôle des comptes de la commune de Noisy-le-Grand pour les exercices de 1988 à 1993. Depuis 1990, M. Beausoleil, alors conseiller municipal, est trésorier d'une association "amicale du personnel communal" créée en 1986. Cette association est ce que Jean Rivero appelait plaisamment un "faux nez de l'administration", c'est à dire un simple démembrement de la collectivité publique. Elle n'a jamais eu de membres cotisants et son organe dirigeant était entièrement contrôlé par le maire. Son seul rôle était de distribuer des primes aux fonctionnaires locaux, ce qui permettait d'extraire du budget communal des sommes importantes dont l'utilisation n'était plus soumise aux règles de la comptabilité publique. En bref et pour faire simple, l'association était d'abord un outil de corruption.
Une très longue procédure
Hélas, la Chambre régionale des comptes (CRC) s'est aperçue de la manoeuvre et a élargi son contrôle des comptes de la commune à ceux de l'association. Finalement, et pouvait-il en être autrement, le maire, le requérant et une autre personne, ont été conjointement et solidairement déclarés comptables de fait de deniers publics ainsi extraits et utilisés irrégulièrement, déclaration provisoire par la CRC en 1994, et définitive par la Cour des comptes en 1997. La procédure va ensuite se dérouler avec une grande lenteur. Du premier contrôle de la CRC au dernier rejet du pourvoi au Cassation en 2011, presque vingt ans se sont passés, marqués notamment par trois arrêts du Conseil d'Etat et une dette qui s'élève in fine à plus de 400 000 €.
Le problème posé à la Cour européenne n'est pas celui de la lenteur de la procédure contentieuse, mais celui de son articulation avec les compétences administratives de la Cour des comptes. En effet, en 1995, soit deux ans avant le requérant soit déclaré comptable de fait, l'affaire a été publiquement évoquée dans le rapport annuel de la Cour des comptes, rapport déjà accablant puisqu'il évoque des "opérations désordonnées et irrégulières". Pour le requérant, ce rapport public constitue un "préjugement", alors que l'appréciation devait être effectuée au stade de la fixation de la ligne de compte, lorsque la Cour évalue la réalité des dépenses et recettes concernées et celles qu'il convient d'accepter. C'est donc l'impartialité de la procédure qui est en cause.
Des administrés mécontents
Salle des séances de
la Cour des Comptes, après l'incendie du 23 mai 1871
Photo de M.
Richbourg parue dans l'Illustration
Impartialité subjective ou objective
La CEDH trouve le fondement
juridique du principe d'impartialité dans le droit au procès équitable
garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010,
elle précise les critères utilisés pour déterminer si une
juridiction est impartiale, ou non.
Le premier critère peut être qualifié de subjectif, parce qu'il consiste à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). Dans le cas présent, la question de l'impartialité subjective ne se pose pas, et rien dans la procédure ne laisse entrevoir une volonté délibérée de l'un ou l'autre membre de la Cour des comptes de nuire au requérant.
C'est donc le critère objectif qui est invoqué, et il s'agit cette fois de contrôler l'organisation même de l'institution. La Cour des comptes ne doit pas seulement être impartiale, elle doit apparaître impartiale. La CEDH affirme ainsi, dans une jurisprudence constante et notamment dans son arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure". Il appartient donc à la Cour européenne d'évaluer si les craintes du requérant sont, ou non, justifiées.
En l'espèce, aucun membre de la Cour des comptes chargé de contrôler la commune de Noisy-le-Grand n'a participé à la juridiction de jugement. La seule question posée est donc celle de savoir si les termes du rapport public peuvent être considérés comme un "préjugement".
Le Conseil d'Etat français, intervenant dans ses deux arrêts sur l'affaire le 30 décembre 2003, puis le 21 mars 2011, a rendu deux décisions négatives sur ce point. Comme souvent lorsqu'il est invité à se prononcer sur le principe d'impartialité, il procède par affirmation. A ses yeux, le fait que le rapport public de la Cour de comptes évoque l'existence d'opérations de gestion de fait "ne révèle aucun préjugement de l'appréciation qu'il incombe à la Cour de porter, une fois le périmètre de la gestion définitivement fixé, au stade la fixation de la ligne de compte (...)".
La CEDH, quant à elle, exerce un contrôle beaucoup plus approfondi, montrant ainsi, en creux, au Conseil d'Etat celui qu'il devrait exercer. Elle observe que le rapport de la Cour des comptes envisageait l'affaire dans son ensemble, sans distinguer entre la qualification de gestion de fait et l'évaluation des sommes concernées. L'association est mentionnée ainsi que les différentes "primes" qu'elle versait, notamment une joyeuse "prime de libéralité" extrêmement bien nommée. Elle mentionnait des chiffres et visait même directement le requérant sans le nommer, mais il pouvait facilement être reconnu par les fonctions qu'il exerçait. Enfin, le rapport invoquait les "conséquences très dommageables" de telles pratiques, portant ainsi une appréciation sur la gravité des faits et l'ampleur des sommes en cause. De tous ces éléments, la CEDH déduit que le requérant était fondé à craindre un défaut d'impartialité objective.
Reste à s'interroger sur les conséquences d'une telle décision. On ne doute pas que, du côté de l'administration français, on minimisera sa portée. L'arrêt du Conseil d'Etat rendu le 10 mai 2004 n'affirme-t-il pas implicitement que le principe d'impartialité pourrait être violé si la Cour des comptes dans son rapport public "portait une appréciation sur la gravité des faits et l'imputation personnelle des responsabilités" ? Le Conseil d'Etat se donne ainsi le beau rôle. Il affirme qu'il peut sanctionner le défaut d'impartialité, qu'il sait le faire, mais qu'il ne veut pas la faire. En l'espèce, la formule ne manque pas d'hypocrisie, dès lors que l'intéressé peut facilement être identifié dans le rapport.
D'une manière générale, l'appréciation du principe d'impartialité par la juridiction administrative est désormais fortement mise en question par le droit européen. D'une manière générale, le Conseil d'Etat a tendance à rejeter l'idée même de l'impartialité objective pour s'en tenir à l'impartialité subjective. Il en fait la démonstration, lorsqu'il a apprécié la légalité d'un recours contre une sanction disciplinaire, alors que le même fonctionnaire avait décidé de retirer ses fonctions au requérant, nommé son successeur, rédigé le rapport de saisine de l'instance disciplinaire, avant de présider lui-même le conseil de discipline (CE, 13 novembre 2013). Pour le Conseil d'Etat, tout cela était parfaitement impartial, dès lors que les membres du conseil de discipline n'avaient pas tenu de propos déplacés sur la culpabilité de l'intéressé. S'il persévère dans cette jurisprudence, il ne fait guère de doute que la Cour européenne sera appelée à intervenir pour lui rappeler les dures réalités de l'impartialité objective.
Sur le principe d'impartialité : Chapitre 4 Section 1, § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.
Le premier critère peut être qualifié de subjectif, parce qu'il consiste à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). Dans le cas présent, la question de l'impartialité subjective ne se pose pas, et rien dans la procédure ne laisse entrevoir une volonté délibérée de l'un ou l'autre membre de la Cour des comptes de nuire au requérant.
C'est donc le critère objectif qui est invoqué, et il s'agit cette fois de contrôler l'organisation même de l'institution. La Cour des comptes ne doit pas seulement être impartiale, elle doit apparaître impartiale. La CEDH affirme ainsi, dans une jurisprudence constante et notamment dans son arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure". Il appartient donc à la Cour européenne d'évaluer si les craintes du requérant sont, ou non, justifiées.
En l'espèce, aucun membre de la Cour des comptes chargé de contrôler la commune de Noisy-le-Grand n'a participé à la juridiction de jugement. La seule question posée est donc celle de savoir si les termes du rapport public peuvent être considérés comme un "préjugement".
Le Conseil d'Etat français, intervenant dans ses deux arrêts sur l'affaire le 30 décembre 2003, puis le 21 mars 2011, a rendu deux décisions négatives sur ce point. Comme souvent lorsqu'il est invité à se prononcer sur le principe d'impartialité, il procède par affirmation. A ses yeux, le fait que le rapport public de la Cour de comptes évoque l'existence d'opérations de gestion de fait "ne révèle aucun préjugement de l'appréciation qu'il incombe à la Cour de porter, une fois le périmètre de la gestion définitivement fixé, au stade la fixation de la ligne de compte (...)".
Le contrôle, tel que le Conseil d'Etat devrait l'exercer
La CEDH, quant à elle, exerce un contrôle beaucoup plus approfondi, montrant ainsi, en creux, au Conseil d'Etat celui qu'il devrait exercer. Elle observe que le rapport de la Cour des comptes envisageait l'affaire dans son ensemble, sans distinguer entre la qualification de gestion de fait et l'évaluation des sommes concernées. L'association est mentionnée ainsi que les différentes "primes" qu'elle versait, notamment une joyeuse "prime de libéralité" extrêmement bien nommée. Elle mentionnait des chiffres et visait même directement le requérant sans le nommer, mais il pouvait facilement être reconnu par les fonctions qu'il exerçait. Enfin, le rapport invoquait les "conséquences très dommageables" de telles pratiques, portant ainsi une appréciation sur la gravité des faits et l'ampleur des sommes en cause. De tous ces éléments, la CEDH déduit que le requérant était fondé à craindre un défaut d'impartialité objective.
Reste à s'interroger sur les conséquences d'une telle décision. On ne doute pas que, du côté de l'administration français, on minimisera sa portée. L'arrêt du Conseil d'Etat rendu le 10 mai 2004 n'affirme-t-il pas implicitement que le principe d'impartialité pourrait être violé si la Cour des comptes dans son rapport public "portait une appréciation sur la gravité des faits et l'imputation personnelle des responsabilités" ? Le Conseil d'Etat se donne ainsi le beau rôle. Il affirme qu'il peut sanctionner le défaut d'impartialité, qu'il sait le faire, mais qu'il ne veut pas la faire. En l'espèce, la formule ne manque pas d'hypocrisie, dès lors que l'intéressé peut facilement être identifié dans le rapport.
D'une manière générale, l'appréciation du principe d'impartialité par la juridiction administrative est désormais fortement mise en question par le droit européen. D'une manière générale, le Conseil d'Etat a tendance à rejeter l'idée même de l'impartialité objective pour s'en tenir à l'impartialité subjective. Il en fait la démonstration, lorsqu'il a apprécié la légalité d'un recours contre une sanction disciplinaire, alors que le même fonctionnaire avait décidé de retirer ses fonctions au requérant, nommé son successeur, rédigé le rapport de saisine de l'instance disciplinaire, avant de présider lui-même le conseil de discipline (CE, 13 novembre 2013). Pour le Conseil d'Etat, tout cela était parfaitement impartial, dès lors que les membres du conseil de discipline n'avaient pas tenu de propos déplacés sur la culpabilité de l'intéressé. S'il persévère dans cette jurisprudence, il ne fait guère de doute que la Cour européenne sera appelée à intervenir pour lui rappeler les dures réalités de l'impartialité objective.
Sur le principe d'impartialité : Chapitre 4 Section 1, § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.
Ce commentaire, sans aucun rapport avec la décision de la CEDH,a deux objectifs :
RépondreSupprimer1. Le premier objectif est de vous féliciter vivement pour votre blog Libertés chéries qui fête son cinquième anniversaire en même temps qu'il vient de passer la barre du million et de demi de visiteurs. Quelle meilleure récompense pour votre ténacité et votre indépendance dans la défense concrète des libertés publiques au quotidien dans un temps où le conformisme et la bienpensance tiennent le haut du pavé !
2. Le second objectif, aussi si ce n'est plus important que le premier, est de féliciter aussi vivement deux éminentes personnalités du Conseil d'Etat pour la défense des libertés publiques des citoyens français au moment où cet structure administrative vient de se doter d'un porte-parole (justice et communication, vaste sujet!):
- le vice-président pour sa tribune publiée dans le Figaro du 4 octobre 2016 intitulée : "Pourquoi le Conseil d'Etat a autorisé le burkini ?" Nous lui décernerons le prix du courage.
- le président de la section du contentieux pour ses audacieux propos tenus lors d'une conférence du 21 septembre 2016 par lesquels il décrit l'état d'urgence comme "un ami sur lesquels les libertés peuvent avoir besoin de compter". Nous lui décernerons le prix de l'humour.
"L'immobilisme est en marche et on ne sait comment l'arrêter" (Edgar Faure, 1968).