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jeudi 31 mars 2016

Les condamnations sur pièces secrètes existent-elles encore ?

Le tribunal administratif de Paris a rendu, le 24 mars 2016 un jugement qui montre que le contentieux de la responsabilité peut quelquefois engendrer des atteintes véritables aux droits des personnes. Le requérant, M. B., engage la responsabilité de l'administration des affaires étrangères pour des fautes commises durant une procédure disciplinaire qui a conduit à sa mise à la retraite d'office.

Un étrange dossier


Le dossier de M. B. apparaît bien étrange. Des irrégularités peuvent être constatées dès sa constitution. Elle se poursuivent lorsque l'intéressé veut prendre connaissance des pièces qui le composent et s'aperçoit que certains éléments essentiels ont été purement et simplement détruits.

- M. B., ministre plénipotentiaire et chef d'une mission diplomatique française a été rappelé en "mission à l'administration centrale" du 6 au 30 septembre 2010, à la suite d'une de ces "évaluations à 360°" mise en place au Quai d'Orsay, et dont l'unique fondement juridique résidait alors dans une circulaire. Une procédure disciplinaire a ensuite été engagée à l'encontre de M. B. pour harcèlement moral de l'une de ses collaboratrices. Empêché de retourner à son poste diplomatique, M. B. n'a pas pu récupérer un certain nombre de pièces qu'il aurait voulu utiliser dans sa défense. 

- Il a voulu ensuite obtenir communication de l'ensemble du dossier le concernant. Rappelons, à ce propos, que l'évaluation à 360° repose sur des questionnaires "anonymes et sécurisés" remplis à la fois par l'agent concerné qui procède ainsi à son auto-évaluation, par les responsables des services avec lesquels l'agent est en relation directe de travail ainsi par ses collaborateurs directs. Les réponses à ces questionnaires font ensuite l'objet d'une synthèse, élaborée sans le moindre respect du contradictoire. Cette synthèse constitue le seul élément communicable à l'intéressé. Malgré tous ses efforts, demandes de communication et saisines de la CADA, M. B. n'a pu accéder aux témoignages, même anonymisés, qui sont pourtant à l'origine de la procédure disciplinaire dont il a fait l'objet.
 
- M. B. a donc été sanctionné sur le fondement de pièces à la fois anonymes et secrètes. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 13 novembre 2013, a admis la légalité de la sanction. Il n'a vu aucune atteinte au principe d'impartialité dans une procédure pourtant surprenante, durant laquelle le même directeur général de l'administration avait pris toutes les décisions :  le rappel à Paris,  la nomination de son successeur, la signature du rapport entièrement à charge demandant la saisine du conseil de discipline. Pour faire bonne mesure, il avait lui même présidé le conseil de discipline.
 
Après ces échecs dans le contentieux de l'excès de pouvoir, M. B. engage la responsabilité de l'administration. Il lui reproche de l'avoir empêché d'accéder à des pièces essentielles de son dossier, d'en avoir dissimulé ou détruit d'autres. Ces pratiques ont gêné sa défense dans la procédure disciplinaire et dans les recours qu'elle a suscités, ainsi que dans la procédure pénale actuellement en cours. 
 
Le moyen est loin d'être sans valeur. Rappelons en effet que toute illégalité, même si elle ne résulte que d'une erreur de procédure ou d'une mauvaise appréciation des faits, est constitutive d'une faute simple, principe que le Conseil d'Etat a lui même énoncé dans un arrêt ville de Paris c. Driancourt du 26 janvier 1973. Pour le juge, cette jurisprudence est inapplicable, car M. B. n'a subi aucun préjudice, affirmation qui mérite discussion.
 
 

Les pièces inaccessibles


M. B. se plaint d'abord de n'avoir pu, après son rappel à Paris, retourner dans l'ambassade pour y récupérer certaines pièces indispensables à se défense.

La question de savoir si le rappel à Paris de M. X. est une décision prise dans l'intérêt du service ou une sanction déguisée a déjà été réglée par le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 17 juillet 2013 : il s'agit, à ses yeux, d'une mesure prise dans l'intérêt du service. Rappelons que ce rappel a eu lieu le 6 septembre 2010, que la procédure disciplinaire a été engagée le 20 septembre suivant, date à laquelle l'intéressé a été invité à prendre connaissance de son dossier administratif, et qu'un signalement au procureur de la République a été effectué le 21 octobre 2010. Quoi qu'il en soit, pour le Conseil d'Etat, ce rappel à Paris ne s'inscrit pas dans une procédure de sanction.

Le tribunal administratif, quant à lui, constate que le requérant "ne justifie pas avoir été dans l'impossibilité matérielle de se faire communiquer ces dossiers", ce qui implique qu'il aurait dû faire constater par huissier le refus qui lui était opposé de retourner dans son ambassade pour y récupérer ses archives. Pourquoi le requérant y aurait-il songé, à un moment où il sait seulement qu'il est rappelé à Paris "en mission à l'administration centrale" ? A moins qu'il s'agisse réellement d'une sanction déguisée ?

Peut-être conscient de l'insuffisance de sa motivation, le tribunal ajoute que ces éléments étaient inutiles pour la défense de M. B. En effet, ils ont été utilisés dans le cadre d'un projet de rapport ne portant "que sur le comportement quotidien de M. B. à l'égard de ses collaboratrices (...) et non pas sur son activité professionnelle". La formule devient admirable si l'on considère que M. B. est précisément poursuivi pour harcèlement moral à l'encontre de l'une de ses collaboratrices. En d'autres termes, une pièce qui porte exactement sur l'accusation dont il fait l'objet n'est pas considérée comme utile à sa défense. Il fallait oser le dire.

Les pièces détruites



La question de savoir si les questionnaires remplis anonymement par les collaborateurs de l'intéressé lors de la procédure d'évaluation à 360° sont des pièces communicables a été réglée avec la même vigueur par la Haute Juridiction. Le 4 novembre 2010, la CADA avait pourtant rendu un avis favorable à la communication, estimant que ces éléments sont susceptibles "d'avoir une influence sur le déroulement de la carrière de l'intéressé".  Elle observait que l'accès de l'intéressé aux témoignages qui l'accablent permet de garantir l'égalité des armes, dès lors que l'administration fonde précisément la procédure disciplinaire sur ces documents, évoquant notamment que les faits de harcèlement moral reprochés à l'intéressé reposeraient seraient attestés par les "pièces du dossier" et de "nombreux témoignages concordants". Le ministre des affaires étrangères n'a tenu aucun compte de l'avis de la CADA et a persisté dans son refus. Le Conseil d'Etat est venu à son secours, dans son arrêt du 17 juillet 2013. Il affirme alors que ces documents sont purement préparatoires et doivent demeurer confidentiels. M. B. a donc été sanctionné sur le fondement de pièces à la fois anonymes et secrètes.

Le tribunal administratif, parfaitement soumis à la décision du Conseil d'Etat, va jusqu'au bout du raisonnement. Il ajoute que ces éléments ont été appréciés par un collège d'évaluateurs chargé d'en faire la synthèse. Ils étaient ensuite fondés à les détruire purement et simplement à l'issue de cette exploitation. Cette destruction n'est donc pas une faute engageant la responsabilité de l'administration.  M. B. ne connaîtra donc jamais les témoignages qui l'accablent.


Le tribunal administratif et le temps



Le jugement rendu le 24 mars 2016 semble adopter une vision très particulière de la chronologie des évènements. Aux yeux de M. B., la responsabilité de l'administration est également engagée dans la mesure où le Quai d'Orsay s'est courageusement abstenu de lui faire connaître le signalement au procureur de la République dont il était l'objet. Il ne l'a appris que deux ans plus tard, lors de sa première convocation devant le juge d'instruction.

La question posée est donc la suivante : ce type de document doit-il figurer dans le dossier administratif de l'intéressé ? Si son absence est fautive, la responsabilité du Quai d'Orsay est alors engagée. Sur ce point, le jugement du tribunal administratif révèle un certain embarras. "A supposer même que la note signalant le comportement supposé de M. B. au procureur (...) soit au nombre des pièces qui,  par leur nature, doivent figurer au dossier administratif d'un agent", la formule montre que le tribunal refuse d'affirmer qu'une telle note ne doit pas figurer au dossier. Il ne peut feindre d'ignorer qu'elle est directement liée à la carrière de l'intéressé, ou plutôt à la manière dont il a été mis fin à cette carrière.

Le tribunal s'en tire par une pirouette juridique : à supposer même que la note ait dû figurer au dossier, sa présence n'y était pas utile. L'intéressé n'en a t il pas eu nécessairement connaissance lors des poursuites pénales engagées à son encontre ? Au moment où il se défendait devant le conseil de discipline, il ignorait pourtant ce signalement alors que ceux qui le poursuivaient, avec acharnement, en étaient parfaitement informés. Ce décalage dans le temps emporte donc, de nouveau, une atteinte à l'égalité des armes.

Cette atteinte est d'autant plus importante que le tribunal admet, en même temps, la destruction des témoignages produits lors de l'évaluation à 360°, celle qui a tout déclenché. Les avocats de M. B. ne pourront donc pas les contester devant le juge pénal et la condamnation sur pièces secrètes déjà mise en oeuvre en matière disciplinaire risque ainsi de se reproduire devant le tribunal correctionnel. Il ne reste plus qu'à espérer que ce dernier refusera de cautionner de telles pratiques et aura à coeur de rendre une justice indépendante et impartiale. Le dossier de l'accusation n'est-il pas finalement le dossier si soigneusement construit par l'administration, à l'appui de la procédure disciplinaire ?

Quant à la juridiction administrative dans son ensemble, elle affirme aujourd'hui qu'elle est en mesure de protéger les libertés, notamment lors de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. L'affaire de M. B. donne pourtant des arguments à ceux qui voient des liens pour le moins incestueux entre les juges administratifs et la haute fonction publique.


lundi 28 mars 2016

Le "Revenge Porn" à la recherche d'une sanction

Le 16 mars 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt très critiqué. Elle a en effet cassé la condamnation de l'auteur de ce que l'on appelle désormais le Revenge Porn, au motif qu'une telle sanction est dépourvue de fondement juridique. 

Le Revenge Porn 


Cette  "vengeance pornographique" est désignée par une formulation anglo-saxonne, sans doute parce qu'il s'agit d'une pratique particulièrement consternante qui est apparue aux Etats-Unis et qui tend aujourd'hui à se répandre en Europe. 

Les faits sont toujours à peu près identiques : une jeune femme accepte de poser nue pour celui qui partage sa vie. Des photos dites de charme sont réalisées, avec son consentement. Quelques semaines, quelques mois ou quelques années plus tard, elle décide de rompre. Tout le problème est là : le couple disparaît mais les photos demeurent. Ces clichés peuvent alors devenir une arme redoutable pour un ancien compagnon animé par le désir de vengeance ou l'appât du gain, et dépourvu de toute élégance ou de tout scrupule. Il suffit en effet de les diffuser sur internet pour porter un préjudice considérable à l'intéressée.

Un problème d'articulation


Heureusement, tous les hommes ne sont pas des goujats et la situation est plutôt rare. C'est pourtant ce qui est arrivé à Mme Y., dont le compagnon, M. X. a diffusé la photo, nue et enceinte, sur internet. Elle a donc porté plainte pour violation de sa vie privée, sur le fondement de l'article 226-1 du code pénal (cpp) ainsi rédigé :

 "Est puni d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le fait, au moyen d'un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l'intimité de la vie privée d'autrui (...), en fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé."

Il est ensuite précisé que lorsque les actes mentionnés au présent article ont été accomplis au vu et au su des intéressés sans qu'ils s'y soient opposés, alors qu'ils étaient en mesure de le faire, le consentement de ceux-ci est présumé.

L'article 226-2 cpp sanctionne ensuite de la même peine le "fait de conserver, porter ou laisser porter à la connaissance du public ou d'un tiers ou d'utiliser de quelque manière que ce soit tout enregistrement ou document obtenu à l'aide de l'un des actes prévus" par l'article précédent. 

S'appuyant sur ces deux dispositions, le tribunal correctionnel a condamné M. X., estimant que le délit de l'article 226-2 cpp était constitué. Ce dernier a en effet commencé par fixer l'image de sa compagne dans un lieu privé, avant de la diffuser sur internet et donc de l'utiliser à des fins de vengeance.

La décision de la Cour d'appel repose sur une interprétation large de la notion de "transmission" employée dans l'article 226-1 ccp. Mme Y. , en effet, ne pouvait manifester son opposition dès lors que son image a été "transmise" à son insu sur internet. A dire vrai, cet élargissement semblait souhaitable puisqu'il permettait de sanctionner le Revenge Porn, sans modifier le droit positif. En outre, cette solution permettait d'éviter une situation pour le moins paradoxale, dès lors qu'il est interdit d'envoyer une photographie par courriel, mais pas de la diffuser sur internet.

Picasso. Femme enceinte. 1949


L'interprétation étroite en matière pénale


Certes, mais la Cour de cassation applique avec une rigueur quelque peu tatillonne le principe de l'interprétation étroite en matière pénale. Elle fait observer que l'article 226-1 cpp concerne les différentes manières de se procurer l'image, captation, enregistrement ou transmission. Figurant dans l'article 226-1 cpp, la "transmission" vise les différentes techniques pour obtenir une image à distance, envoi par courriel ou utilisation d'une web-cam à l'insu de la personne. L'article 226-2 cpp, quant à lui, vise l'utilisation de l'image obtenue dans les conditions de l'article 226-1 cpp. La diffusion du cliché n'est alors sanctionnée que si l'intéressée n'a pas donné son consentement.

Le problème est que Mme Y. avait parfaitement donné son consentement à la photographie, à l'époque où il s'agissait de prendre la pose devant son compagnon. L'article 226-1 n'est donc pas applicable à l'espèce. Par voie de conséquence, l'article 226-2, dont la mise en oeuvre est conditionnée par celle du précédent, n'est pas davantage applicable. 

Un appel au législateur


Certes, on aurait souhaité un peu moins de rigueur et un peu plus de compréhension de la situation de Mme Y. Pour autant, contrairement à ce qu'affirme Huffington Post, la Cour ne cherche pas à "octroyer un permis de Revenge Porn", mais se borne à constater le défaut de fondement de fondement juridique.

La décision de la Chambre criminelle s'analyse ainsi comme un appel au législateur. C'est à lui de décider dans quelle mesure le Revenge Porn doit être pénalement poursuivi et puni, et selon quelle échelle de peines. Déjà un amendement déposé par les députsé Sergio Coronado (EELV, Français établis hors de France) et Isabelle Attard (EELV, Calvados) au projet de loi relatif à l'économie numérique défendu par Axelle Lemaire suggère d'introduire dans ce texte un nouvelle article 33-4. Il prévoit de punir de deux ans d'emprisonnement et 60 000 € d’amende "le fait de transmettre ou de diffuser sans le consentement exprès de la personne l’image ou la voix de celle-ci, prise dans un lieu public ou privé, dès lors qu’elle présente un caractère sexuel". Cet amendement a été voté en première lecture, et il appartient désormais au Sénat de se prononcer. La Cour de cassation, dans sa décision du 16 mars 2016, invite le Parlement à débattre sur cette question et à combler ce vide juridique.

Et Mme Y. ?


Et Mme Y. ? Que devient-elle dans l'affaire ? On peut déplorer qu'elle ait été mal conseillée. En fonction de l'état du droit, il aurait été préférable d'agir devant le juge civil, afin de demander réparation du préjudice subi. Dans une décision rendue du 10 janvier 2013, le juge des référés du TGI de Paris rappelait ainsi l'existence d'un droit exclusif de la personne sur son image, justifiant une action civile lorsque cette image est utilisée sans le consentement de l'intéressé. Depuis une décision de la Cour de cassation du 12 décembre 2000, il est d'ailleurs acquis que "l'atteinte au respect dû à la vie privée et l'atteinte au droit de chacun sur son image constituent des sources de préjudice distinctes, ouvrant droit à des réparations distinctes". 

Hélas, pour avoir préféré la voie pénale, Mme Y. est désormais doublement victime. Elle est d'abord victime des pratiques de son ex-compagnon. Mais elle est aussi victime d'une jurisprudence qui lui refuse finalement le droit d'obtenir justice.


Sur le respect de la vie privée : Chapitre 8 du manuel de Libertés publiques sur internet.


vendredi 25 mars 2016

Ecoutes de Nicolas Sarkozy : droits de la défense ou droit à la délinquance ?

Le 22 mars 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par Nicolas Sarkozy contre une décision de la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris. La juridiction suprême confirme donc le refus de prononcer la nullité des écoutes téléphoniques dont l'ancien Président de la République a fait l'objet de septembre 2013 à février 2014, sur sa ligne personnelle et sur une ligne ouverte au nom de Paul Bismuth.

Rappelons que ces écoutes ont été effectuées dans le cadre de l'affaire Bettencourt, dans laquelle Nicolas Sarkozy a finalement bénéficié d'un non-lieu. Elles ont cependant mis en lumière certains soupçons de trafic d'influence et de corruption qui ont suscité l'ouverture d'une nouvelle instruction, en février 2014. Nicolas Sarkozy aurait en effet, avec l'aide de son avocat Thierry Herzog, tenté d'obtenir de Gilbert Azibert, à l'époque avocat général à la Cour de cassation, des renseignements confidentiels sur l'affaire Bettencourt, en échange d'une promesse d'intervention pour l'obtention d'un poste au Conseil d'Etat de Monaco. 

En demandant la nullité de ces écoutes, l'ancien Président et son avocat espèrent évidemment faire sombrer l'ensemble de la procédure engagée à leur encontre, dès lors que l'élément principal de preuve ne pourrait plus être utilisé.

Le secret professionnel


Les moyens développés par les auteurs du pourvoi se résument à l'affirmation d'une conception absolutiste du secret professionnel de l'avocat, secret qui, dans son essence même, serait un élément des droits de la défense. Autrement dit, aux yeux des requérants, toutes les conversations entre avocats, ou entre l'avocat et son client, sont couvertes par le secret professionnel. Elles ne peuvent pas être écoutées ni, a fortiori, transcrites et utilisées dans une procédure pénale.

Le problème est que cette conception absolutiste ne rencontre aucun écho dans le droit positif.  L'article 100 alinéa 7 du code de procédure pénale énonce qu' "aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d'instruction". Cette disposition trouve son origine dans la loi Perben 2 du 9 mars 2004, loi votée à une époque où Nicolas Sarkozy était ministre de l'intérieur du gouvernement Raffarin. Les perquisitions au cabinet ou au domicile d'un avocat font l'objet de dispositions à peu près identiques. Elles ne peuvent être effectuées que par un magistrat "et en présence du bâtonnier ou de son délégué" (art. 56-1 cpp). 

De ces dispositions, on doit déduire que l'écoute judiciaire de la ligne téléphonique d'un avocat n'est pas interdite. Elle est seulement soumise à une procédure particulière qui impose l'information du bâtonnier. Bien entendu, ce dernier ne peut en informer l'intéressé sans violer le secret de l'instruction. Mais on ne saurait imaginer un instant que le bâtonnier ou son entourage commette une telle faute... Ne risquerait-elle pas d'inciter l'intéressé à investir dans un nouveau téléphone, peut-être sous un nom d'emprunt ? De telles pratiques relèvent de la grande délinquance, pas du Barreau. 

En tout cas, la question n'est pas posée. Les seules écoutes dont la Cour de cassation prononce la nullité sont celles des conversations entre Thierry Herzog et le bâtonnier Pierre-Olivier Sur, les transcriptions n'ayant montré aucune trace d'infraction pénale.

Allo Tonton, pourquoi tu tousses ? Fernand Raynaud

Le "filet dérivant"


D'une manière générale, la Cour de cassation refuse de sanctionner ce que maître Spinosi avait qualifié à l'audience "d'écoutes au long cours, à filet dérivant". Cette notion originale ne se trouve pas dans le droit positif, de toute évidence moins poétique. Elle repose sur une idée simple : si on ne peut faire sanctionner l'écoute en tant que telle, essayons au moins de limiter son champ d'intervention et sa durée. 

Dans le cas de Nicolas Sarkozy, il existe en effet une procédure souche, celle qui concerne le financement de la campagne électorale de 2007. Elle a justifié les premières écoutes judiciaires qui ont été prolongées et élargies, au fur et à mesure qu'étaient découverts de nouveaux indices laissant présager l'existence de nouvelles infractions. Ces nouveaux indices ont d'ailleurs suscité l'ouverture de nouvelles instructions pénales. 

Raisonnons a contrario. Si la Cour avait admis le raisonnement des auteurs du pourvoi, elle aurait donc interdit aux juges de fond de poursuivre des infractions découvertes à l'occasion d'une écoute portant sur autre chose. Imaginons qu'une personne soupçonnée d'une atteinte aux biens reconnaisse un assassinat dans une conversation téléphonique faisant l'objet d'une écoute. Doit-on écarter cet élément de preuve et s'interdire d'ouvrir une instruction judiciaire ? Poser la question est évidemment y répondre, sauf à considérer que les droits de la défense sont si absolus qu'il interdisent même la lutte contre la délinquance.

Le plus surprenant dans l'affaire n'est finalement pas le contenu  de la décision de la Cour de cassation. C'est plutôt la réaction des avocats. Les uns dénoncent une décision "monstrueuse"et affichent une vertueuse indignation, au nom des droits de la défense. Les autres, plus pragmatiques, appellent leurs confrères à acheter des téléphones sous un faux nom, voire des téléphones jetables ou cryptés etc. On ne doute pas que ces réactions d'humeur finiront par s'apaiser et que les avocats renonceront à utiliser les instruments de communication qui sont ceux de la grande délinquance.


dimanche 20 mars 2016

Salah Abdeslam : la défense élastique

L'avocat belge de Salah Abdeslam, maître Sven Mary, a déclaré à L'Express, à propos de son client : "Si sa ligne (de défense), c'est de dire "Je n'étais pas à Paris", ça m'ennuierait, je ne pourrais pas le défendre". Les médias ont alors salué des propos qui laissaient augurer une défense incitant son client à dire toute la vérité sur sa participation aux attentats du 13 novembre, attitude de transparence qui, bien entendu, n'interdit pas à l'avocat d'utiliser tous les instruments que lui offre le droit pour défendre son client. 


Moins de deux jours plus tard,  la ligne de défense se précise et que l'avocat soit décidé à ralentir autant que possible toutes les décisions judiciaires concernant son client, y compris en attaquant directement les juges français. Le problème est que cette agitation quelque peu brouillonne fait peu de cas du cadre juridique dans lequel s'inscrit cette affaire pénale. Maître Sven Mary s'engage donc résolument dans une défense de rupture. 

Extradition et mandat d'arrêt


Il affirme ainsi, toujours à L'Express, que "son client refusera son extradition vers la France", démarche bien peu compatible avec les premiers propos. Car si le client de Maître Mary ne doit pas nier qu'il était à Paris, pourquoi refuser de s'expliquer devant un juge français ?

Quoi qu'il en soit, Maître Mary ne peut tout de même pas ignorer que son client fait l'objet d'un mandat d'arrêt européen, ce qui signifie qu'il sera "remis" aux autorités françaises et non pas "extradé". La différence n'est pas seulement terminologique, loin de là. Rappelons que le mandat d'arrêt européen repose sur l'idée d'un espace judiciaire commun au sein de l'Union européenne, ce qui signifie que les procédures sont sensiblement identiques dans le droit de chaque Etat membre. Son originalité essentielle par rapport à l'extradition est qu'il s'agit d'une procédure exclusivement judiciaire, alors que la décision d'extradition est prise par décret, après avis de la Cour de cassation.

Le mandat d'arrêt est défini par l'article 695-11 du code de procédure pénale français,  et par la loi belge du 19 décembre 2003, comme "une décision judiciaire émise par un Etat membre de l'Union européenne (...) en vue de l'arrestation et de la remise par un autre Etat membre (...) d'une personne recherchée pour l'exercice de poursuites pénales ou pour l'exécution d'une peine (...)".  La finalité du mandat d'arrêt européen est de simplifier la remise aux autorités d'un Etat membre d'une personne recherchée. Il s'applique aux faits susceptibles d'être punis d'une peine égale ou supérieure à trois années d'emprisonnement. Le terrorisme est spécifiquement visé parmi les trente-deux infractions pour lesquelles il n'est même pas nécessaire de poser la question de la double incrimination (art. 5 de la loi belge). La question ne se pose pas en l'espèce, car la participation à un acte terroriste constitue un crime aussi bien en droit belge qu'en droit française.

Sur le plan de la procédure, c'est évidemment le droit belge qui va être appliqué à Salah Abdeslam, c'est-à-dire concrètement la loi du 19 décembre 2003. Conformément à ce texte, il a été présenté, dans un délai de 48 heures après son arrestation, à un juge d'instruction, afin d'être informé de sa faculté de consentir ou de s'opposer à sa remise aux autorités judiciaires de l'Etat demandeur. Maître Savy annonce donc que son client s'oppose à cette remise. Certes, mais ce choix a pour unique conséquence de ralentir quelque peu la procédure. Dans les quinze jours après l'arrestation, la Chambre du conseil rendra une première décision, rendue dans le strict respect des droits de la défense. Ensuite Salah Abdeslam pourra faire des recours devant la Chambre des mises en accusation, puis devant la Cour de cassation belge. Tout cela peut sembler fort lourd, mais ces recours successifs sont enfermés dans des délais relativement brefs. En tout état de cause, la décision définitive doit intervenir dans un délai maximum de quatre-vingt-dix jours.

La seule hypothèse de retard pourrait être du fait des autorités judiciaires belges. Estimant que Salah Abdeslam a commis des infractions sur le territoire belge, elles pourraient être tentées de le juger pour ces faits, avant de le remettre aux autorités françaises. Cela semble peu probable. On se souvient que, dans le cas de Mehdi Nommouche, poursuivi pour l'attentat du musée juif de Bruxelles en mai 2014, l'intéressé à été arrêté à Marseille. Les autorités françaises ont alors eu la courtoisie de ne pas s'intéresser aux infractions qu'il avait commises en France, par exemple la détention illégale d'armes, et de le remettre rapidement aux autorités belges. Arrêté le 30 mai 2014, il a été remis à la fin du mois de juillet, c'est à dire à peine deux mois plus tard. On peut donc espérer que les autorités belges feront preuve de la même courtoisie.

Pierre de Belay. Au Palais de Justice de Bruxelles. 1936


Plainte contre le procureur


De manière un peu plus surprenante, Maître Mary annonce que son client va porter plainte contre le procureur de Paris, François Molins. Rien que çela. Le fondement de cette plainte résiderait dans une prétendue violation du secret de l'instruction. Mais où porte-t-il plainte ? En Belgique ou en France ?

Si l'on s'en tient au droit français, Maître Mary ne peut tout de même pas ignorer que le secret de l'instruction n'est pas opposable au ministère public. Ce principe traditionnel a été consacré dans la loi du 15 juin 2000. A l'article 11 du code de procédure pénale consacrant le secret de l'instruction a été ajouté un alinéa ainsi rédigé : « Toutefois, afin d'éviter la propagation d'informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l'ordre public, le procureur de la République peut, d'office et à la demande de la juridiction d'instruction ou des parties, rendre publics des éléments objectifs, tirés de la procédure, ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause". On observe d'ailleurs que des dispositions comparables existent en droit belge. Certes, en principe, le parquet belge est lié par le secret, mais la loi autorise néanmoins le Procureur du Roi à communiquer, avec l’accord du juge d’instruction et lorsque l’intérêt public l’exige, des informations à la presse à propos d’affaires en cours d’instruction.
 
Quoi qu'il en soit, le procureur Molins s'est montré extrêmement prudent, se bornant à citer les premières déclarations de Sarah Abdeslam, et affirmant ensuite qu'il fallait les "prendre avec précaution", et qu'elles "laissent en suspens toute une série d'interrogations sur lesquelles l'intéressé devra s'expliquer". A aucun moment, le procureur ne s'est prononcé sur les charges retenues.

Les premières mesures prises par la défense de Salah Abdeslam suscitent donc des interrogations sur la suite de l'affaire. On ignore si Maître Sven Mary a le droit de plaider en France, mais, en tout cas, une petite mise à niveau en droit français semble d'ores et déjà s'imposer.

Sur le mandat d'arrêt européen : Chapitre 5 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

vendredi 18 mars 2016

L'avant projet de loi El Khomri et la laïcité

Il n'est pas facile de prendre connaissance de l'avant-projet de loi El Khomri. On trouve sur internet la première mouture du texte ainsi que les modifications proposées par le gouvernement et envoyées au Conseil d'Etat dans une saisine rectificative. Pour comprendre l'état actuel du projet, et être mesure d'en faire une analyse critique, il faut donc comparer les deux textes. C'est sans doute l'exercice auquel se sont livrés celles et ceux qui contestent aujourd'hui le texte.

Quoi qu'il en soit, l'une de ses dispositions ne suscite que fort peu de commentaires. Il s'agit de l'article 6 du Préambule qui affirme que "la liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessité du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché". Certes, les rectifications transmises au Conseil d'Etat écartent la référence à un Préambule, mais c'est pour lui substituer des principes essentiels dont le contenu n'est pas modifié.

Laïcité et secteur privé


Dans l'état actuel du droit, le principe de laïcité ne s'applique pas à l'entreprise privée. De manière traditionnelle, il permet d'imposer le respect du principe de neutralité aux agents publics, l'idée étant que toute manifestation de leur opinion religieuse risque de laisser penser aux usagers qu'il font l'objet d'un traitement dicté par les convictions de l'agent et non par les règles de sa fonction.

Nul ne peut contester que la question de l'élargissement du principe de laïcité au secteur privé est pourtant aujourd'hui une question qui mérite d'être posée. La Cour européenne des droits de l'homme nous y incite. Dans un arrêt Leyla Sahin c. Turquie du 24 juin 2004, elle affirme ainsi que la loi de l'Etat peut imposer une ingérence dans la liberté religieuse, dès lors que cette ingérence peut être considérée comme "nécessaire dans une société démocratique". Et, dans un arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni du 15 janvier 2013, elle accepte d'exercer son contrôle de proportionnalité sur l'obligation de neutralité imposée aux employés d'une compagnie aérienne privée.

Le droit français évolue dans le même sens. Dans une décision du 25 juin 2014, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans une démarche comparable, exerce un contrôle de proportionnalité, cette fois à propos de la célèbre affaire Baby Loup. Elle affirme ainsi que l'atteinte à la liberté religieuse qu'impose le règlement intérieur d'une crèche de droit privé interdisant le port du voile aux salariées d'une crèche privée n'est pas excessive par rapport aux finalités poursuivies par l'établissement. La décision permet ainsi l'application de facto de l'obligation de neutralité dans le secteur privé. Depuis cette date, une proposition de loi, votée en première lecture à l'Assemblée et actuellement devant cette date, vise à l'étendre de jure à l'ensemble des établissements accueillant des enfants.

Opinions et convictions


L'avant-projet de loi El Khomry n'envisage pas d'imposer le respect du principe de neutralité dans l'entreprise. Au contraire, il affirme un principe général selon lequel "la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses ne peut connaître de restrictions". La formulation n'est pas neutre. Il ne s'agit pas d'opinions, mais de convictions, formulation qui fait sortir le fait religieux de la sphère privée pour le faire pénétrer dans un espace public. L'opinion relève de l'intime, la conviction est exprimée, affirmée aux autres.

Nature de la tâche à accomplir et fonctionnement de l'entreprise


Il est vrai qu'il est possible de déroger à cette liberté du salarié. Ce n'est d'ailleurs pas chose nouvelle et l'article L 1121-1 du code du travail affirme déjà que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". S'appuyant sur cette disposition, les auteurs du projet de loi considèrent qu'il demeure "à droit constant".

Ce n'est pas si évident. Le code du travail se réfère ainsi à la "nature de la tâche à accomplir" alors que le texte proposé préfère évoquer les "nécessités du fonctionnement de l'entreprise". Certes, la formulation retenue semble offrir au chef d'entreprise une possibilité plus large de refuser l'affirmation des convictions religieuses des salariés. Mais la formulation est aussi plus subjective que la référence à la tâche à accomplir et elle risque donc de susciter des divergences d'interprétation. La prière sur le lieu de travail pourra-t-elle être refusée au nom du "fonctionnement de l'entreprise" ? Les contentieux ne manqueront sans doute pas, et le juge devra donner un contenu à une notion bien incertaine comme il devra en donner un au contrôle de proportionnalité.

Au-delà de ces problèmes de rédaction qui pourront, du moins on l'espère, être résolus lors du débat parlementaire, l'avant-projet de loi illustre parfaitement une tendance récente qui consiste à inverser la logique du droit français de la laïcité.

La juge Carolyn Walter-Diallo prête serment sur le Coran. Brooklyn. 16 décembre 2015

Une évolution vers le droit anglo-saxon


Celui repose sur l'idée que le salarié doit se plier aux contraintes de l'entreprise, et que c'est à elle de les définir. C'est ainsi, par exemple, que le port du voile peut être interdit pour des raisons de sécurité, ou pour des motifs liés à la diversité de la population à laquelle l'entreprise apporte un service (affaire Baby Loup). L'avant-projet El Khomry,  quant à lui, affirme "la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses", liberté qui  "ne peut connaître de restrictions". Ce n'est donc pas l'entreprise qui est au coeur de la décision mais le salarié lui-même. Rien ne lui interdit, a priori, de porter un signe religieux, de solliciter un lieu de culte, de faire sa prière à son poste de travail etc. Il appartiendra ensuite à l'entreprise d'essayer de trouver un fondement juridique susceptible de mettre un frein à ces revendications.

L'avant-projet rejoint, sur ce point, la conception anglo-saxonne de la laïcité. Elle repose entièrement sur la primauté de la liberté religieuse, ou plus exactement de la liberté d'exprimer ses convictions religieuses. Ce n'est plus le salarié qui doit se soumettre au règlement intérieur de l'entreprise, comme dans l'affaire Baby-Loup, mais l'entreprise qui doit s'adapter, et offrir au salarié les moyens d'affirmer ses convictions religieuses. Sur ce point, l'avant-projet peut être considéré comme une sorte de ballon d'essai visant à intégrer la conception nord américaine de la laïcité, celle qui considère la liberté religieuse comme autorisant l'expression de tous les communautarismes et de tous les prosélytismes. Espérons que le Parlement ouvrira le débat.


Sur la laïcité : Chapitre 10 section 1 du manuel de Liberté publiques sur internet.



lundi 14 mars 2016

La réforme de la prescription en matière pénale

Le 10 mars 2016, a été votée en première lecture par l'Assemblée nationale la proposition de loi déposée par Alain Tourret et Georges Fenech réformant la prescription en matière pénale. Les médias ne s'intéressent pas, ou peu, à un texte considéré comme un toilettage de la procédure pénale. Ils se trompent, car des règles les procédures élaborées avec soin sont souvent plus efficaces pour protéger les libertés que des proclamations incantatoires.

Dès 2007, un rapport d'information réalisé par les sénateurs Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung appelait de ses voeux un droit de la prescription "moderne et cohérent". Il formulait dix-sept propositions concrètes tant en matière civile qu'en matière pénale. La loi du 17 juin 2008 est intervenue ensuite pour réformer la prescription en matière civile, mais le chantier n'a jamais été réellement ouvert en matière pénale. C'est maintenant chose faite avec la présente proposition de loi. Elle ne comporte que trois articles, qui viennent clarifier un système juridique qui avait grand besoin d'une intervention législative

L'apparence de la simplicité


Certes, tous les étudiants en droit savent que la prescription de l'action publique est de un an, trois ans et dix ans pour les contraventions, les délits et les crimes (articles 7, 8 et 9 du code de procédure pénale). Quant à la prescription des peines, elle est respectivement de trois ans, cinq ans et vingt ans (articles 133-2, 133-3 et 133-4 code de procédure pénale). En principe, le point de départ du délai de prescription est le jour de l'infraction pour l'action publique et la décision de condamnation définitive pour la peine. 

Ces règles n'ont que l'apparence de la simplicité. Elles ont été bouleversées au fil des ans par des interventions législatives et jurisprudentielles qui ont fait du droit de la prescription un ensemble normatif complexe et peu lisible.

La loi est intervenue, à de multiples reprises, pour établir des régimes dérogatoires. Il s'agit, le plus souvent, d'allonger les délais de prescription de l'action publique. C'est ainsi que les crimes contre l'humanité sont imprescriptibles, que le délai est allongé à trente ans en matière de terrorisme et de trafic de stupéfiants. S'il demeure fixé à vingt ans pour les infractions commises sur les mineurs, il ne commence à courir qu'à partir de la majorité de la victime. Celle-ci peut donc porter plainte jusqu'à son trente-huitième anniversaire. A l'inverse, les délits de presse figurant dans la loi du 29 juillet 1881 bénéficient d'un délai de prescription abrégé, soit trois mois à compter de la publication, délai porté à un an pour les infractions liées à la discrimination.

De leur côté, les juges n'ont pas contribué à simplifier le régime juridique de la prescription.  S'agissant des infractions dissimulées par leurs auteurs, ils ont repoussé le point de départ du délai au jour où les faits délictueux ont été constatés. De même, ils ont adopté une jurisprudence de plus en plus souple sur les actes susceptibles d'interrompre le délai de prescription. Dans un arrêt du 7 novembre 2014 l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a ainsi admis la suspension du délai en matière d'infanticide lorsqu'un "obstacle insurmontable" rend les poursuites impossibles. Tel est le cas lorsque les grossesses d'une femme ont été masquées par son obésité, qu'elle n'ont pas été déclarées et que ses accouchements ont eu lieu dans la clandestinité. Le  point de départ du délai de prescription a donc été repoussé au jour de la découverte, dans son congélateur, des cadavres des nouveaux-nés. 

Toutes ces évolutions répondent à des finalités incontestables. Ne s'agit-il pas d'empêcher que des infraction graves demeurent impunies ? Il n'empêche que le résultat global est une certain confusion, d'autant que les critères développés par les juges ne sont pas toujours d'une grande limpidité.

La proposition de loi Tourret vise à clarifier le droit, d'une part en renforçant les droits des parties civiles par un allongement, au moins partiel, des délais de prescription, d'autre part en donnant des définitions claires des notions utilisées pour fixer le point de départ du délai ou sa suspension.

 Maarten Baas. Horloge du Rijksmuseum. Amsterdam

Allongement de certains délais


Le texte prévoit l'allongement de dix à vingt ans du délai de prescription de l'action publique en matière criminelle, et de trois à six ans en matière délictuelle. Dans une volonté de clarté, le législateur procède à l'alignement du délai de prescription des peines, ce qui conduit à allonger de cinq à six ans celui visant les délits.

En matière criminelle, ce doublement de la durée de prescription de l'action publique vise à offrir aux parties civiles l'assurance que la recherche du coupable sera poursuivie aussi longtemps qu'il est nécessaire. Il tient compte surtout des progrès considérables de la preuve scientifique. C'est ainsi que des traces ADN qui n'étaient pas exploitables au moment des faits peuvent le devenir vingt ans après.

D'une manière générale, la loi ne touche pas aux délais dérogatoires, si ce n'est qu'ils figurent désormais clairement dans le texte et ne sont donc plus disséminés entre le code pénal et le code de procédure pénale. Dans une préoccupation d'égalité, le texte original de la proposition affirmait l'imprescriptibilité des crimes de guerre, au même titre que les crimes contre l'humanité. Le Conseil d'Etat, sollicité pour avis, a estimé que l'imprescriptibilité devait rester exceptionnelle, d'autant que tous les crimes de guerre ne présentent pas le même caractère de gravité. Le texte voté en première lecture est donc d'une portée plus modeste : seuls sont imprescriptibles les crimes de guerre connexes à un ou plusieurs crimes contre l'humanité.

Sécurité juridique


La proposition de loi renforce la sécurité juridique en précisant clairement le point de départ du délai de prescription, pour chaque infraction ou catégorie d'infractions. 

Elle donne d'abord une définition claire des infractions "occultes ou dissimulées" pour lesquelles le délai de prescription commence à la date de leur constatation. Un nouvel article 9 al 2 du code de procédure pénale définit l'infraction occulte comme celle qui "en raison de ses éléments constitutifs, ne peut être connue ni de la victime, ni de l’autorité judiciaire". Quant à l'infraction dissimulée, c'est celle "dont l’auteur accomplit délibérément toute manœuvre caractérisée tendant à en empêcher la découverte". Ces définitions sont celles données par la Cour de cassation et elles auront désormais un incontestable fondement législatif.

De la même manière, la proposition précise les conditions d'interruption de la prescription. Une telle démarche est fort utile, et on se souvient que les juges ont parfois été contraints de prendre des décisions quelque peu tirées par les cheveux pour éviter l'extinction de l'action publique. Dans la célèbre affaire des disparues de l'Yonne, ils ont ainsi considéré qu'un "soit transmis" du parquet adressé à la DDASS avait interrompu la prescription. Or, il s'agissait d'un acte administratif et non pas judiciaire. Cette approximation a tout de même permis, in fine, le procès et la condamnation d'Emile Louis. 

Tenant compte de cette situation, la proposition de loi adopte une définition large de ces conditions d'interruption. Est ainsi susceptible d'interrompre la prescription "tout acte d'enquête, d'instruction ou de poursuite tendant effectivement à la constatation des infractions ou à la recherche, à la poursuite ou au jugement de leurs auteurs". Ils peuvent émaner des autorités judiciaires et notamment du juge d'instruction mais aussi des parties civiles. Si ces dernières sont suffisamment actives, elles peuvent donc relativement facilement interrompre la prescription. 

La lecture des débats qui ont précédé le vote en première lecture témoigne de la qualité du travail parlementaire. Pour une fois, le débat étroitement politique, les discours militants en tous genres, ont été écartés au profit d'une volonté commune d'améliorer un droit devenu plus ou moins illisible. Il ne reste plus à espérer que le débat continuera dans cette discrétion qui permet un travail de qualité.


jeudi 10 mars 2016

L'impossible définition de la manifestation

Les lycéens et les étudiants qui arpentent les boulevards pour protester contre l'avant-projet de loi El Khomri ignorent la définition juridique de la manifestation. Ils ne sont pas les seuls tant elle demeure incertaine dans le droit positif, et ce n'est pas celle proposée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans son arrêt du 9 février 2016 qui va lever cette incertitude.

M. Pierre X, responsable de la CGT dans le département du Rhône, est poursuivi devant le tribunal correctionnel pour organisation de manifestation sans déclaration préalable, infraction réprimée par l'article 431-9 du code pénal. On sait en effet que la liberté de manifestation est soumise au régime de la déclaration préalable (art. L 211-1 du code de la sécurité intérieure), déclaration faite par ses organisateurs auprès de l'administration préfectorale (préfet de police à Paris et Marseille). Il s'agit à la fois d'informer les autorités chargées de maintenir l'ordre et de permettre au juge judiciaire de poursuivre d'éventuelles infractions. Or Pierre X, sans avoir procédé à aucune déclaration, s'est installé à une barrière de péage de l'autoroute A6 avec une centaine de ses camarades du syndicat, pour distribuer aux automobilistes des tracts sur la réforme des retraites. 

La manifestation, sans mégaphone et sans banderole


Le tribunal correctionnel de Lyon a prononcé sa relaxe, confirmée en juin 2014 par la Cour d'appel. A ses yeux, le requérant n'a pas participé à une manifestation, au sens juridique du terme. Pour la Cour, la manifestation se définit comme "un déplacement collectif organisé sur la voie publique aux fins de produire un effet politique par l'expression pacifique d'une opinion ou d'une revendication, cela à l'aide de chants, banderoles, bannières, slogans, et l'utilisation de moyens de sonorisation". Dès lors que Pierre X et les membres de la CGT ne brandissaient aucune banderole et ne s'époumonaient dans aucun mégaphone, ils ne participaient pas à une manifestation mais se bornaient à distribuer des tracts sur la voie publique.

La Chambre criminelle écarte cette définition au motif qu'elle "ajoute à la loi des conditions qu'elle ne prévoit pas quant aux modalités matérielles d'expression des buts de la manifestation". Des dispositions combinées du code de la sécurité intérieure et du code pénal, elle déduit une autre définition : "tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune". En d'autres termes, la manifestation existe dès qu'il y a une utilisation de la voie publique pour exprimer une opinion, quel que soit le moyen d'expression, slogan, banderole, mégaphone etc. 

Certains se réjouissent que la Cour de cassation ait enfin énoncé une définition claire de la manifestation. Sans doute se réjouissent-ils un peu rapidement, car il faut bien reconnaître que cette définition ne lève pas toutes les incertitudes, en particulier si l'on considère la manifestation comme l'objet d'une liberté publique.

Pollier Andrée. La foule bleue. La Manifestation. Triptyque n° 1.


Manifestation et attroupement


La définition donnée par la Cour de cassation gomme la distinction traditionnelle entre manifestation et attroupement. Les deux termes renvoient à l'idée d'un regroupement de personnes sur la voie publique. La manifestation désigne l'acte par lequel s'exprime une volonté collective. La notion d'attroupement, quant à elle, sert à fonder la responsabilité de l'administration lorsque ce regroupement de personnes est à l'origine d'un dommage aux biens ou aux personnes, ou encore pour exprimer une menace pour l'ordre public, voire engager une responsabilité pénale, lorsque les participants refusent par exemple de se disperser (art. 431-3 c. pén.). 

A dire vrai, cette distinction entre rassemblement et attroupement était déjà battue en brèche par la jurisprudence administrative. Dans une ordonnance du 5 janvier 2007, le juge des référés du Conseil d'Etat s'était déjà appuyé sur la notion de manifestation pour admettre la légalité de l'interdiction par le préfet de police de Paris de la distribution de repas contenant du porc sur la voie publique. Si la distribution d'une soupe populaire suscite généralement un attroupement, il n'était pourtant pas si évident de la considérer comme une manifestation. C'est pourtant la qualification qui lui a été attribuée par le juge.

Le rassemblement de personnes


Cette vision englobante de la manifestation conduit-elle à une simplification ? On peut en douter, car la Cour de cassation finit, dans sa décision du 9 février 2016, par recourir à une troisième notion, celle de "rassemblement de personnes".  Comment doit-on le définir ? A partir de combien d'individus devient-on un "rassemblement" ? La question est posée et il faudra sans doute quelques décisions de jurisprudence pour lever l'incertitude.

L'autonomie de la liberté de manifestation


Surtout, la décision du 9 février 2016 n'apporte aucune solution au problème essentiel de l'autonomie de la liberté de manifestation. Pour le moment, cette dernière est perçue comme une liberté secondaire, plus exactement comme la conséquence d'une autre liberté. 

Pour le Conseil constitutionnel, la liberté de manifester se rattache au "droit d'expression collective des idées et des opinions" (décision du 18 janvier 1995). Pour la Cour européenne, elle est plutôt liée à la "liberté de réunion pacifique" garantie par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme. La liberté de manifester est donc rattachée, tantôt à la liberté d'expression, tantôt à la liberté de réunion. La tentation existe alors de ne retenir que ce caractère induit, comme si elle était moins fondamentale que d'autres et ne méritait pas un statut d'autonomie.

Le régime juridique


Cette impression ne peut qu'être renforcée par le caractère quelque peu désuet de son régime juridique. Celui-ci figure dans le code de la sécurité intérieure qui ne fait que reprendre les dispositions du décret-loi du 23 octobre 1935. Or, le régime de déclaration préalable est aujourd'hui de plus en plus difficile à mettre en oeuvre.  
Du côté des pouvoirs publics, la tentation de glisser vers un régime d'autorisation préalable est souvent présente. Nul n'a oublié qu'en juillet 2014, le préfet de police de Paris a ainsi interdit des manifestations de soutien aux victimes palestiniennes de l'intervention israélienne à Gaza, en invoquant une atteinte à l'ordre public qui ne sautait pas aux yeux. Et le juge des référés a refusé, le 19 juillet 2014, de suspendre cette interdiction, sans réellement vérifier s'il n'était pas possible de garantir à la fois l'ordre public et la liberté de manifestation. 

Du côté des manifestants, la tentation est toute différente. Les réseaux sociaux permettent aujourd'hui des "nouveaux rassemblements de personnes" dépourvus, en apparence au moins, d'organisation visible. Il n'y a donc personne pour déclarer la manifestation. Dans ce cas, la définition donnée par la Cour de cassation devient encore plus délicate, car la "volonté commune" développée par les manifestations se réduit souvent à l'organisation d"apéros géants" ou de "flash mobs". Il n'empêche qu'il y a bien un "rassemblement de personnes" sur la voie publique. Tous les critères de la manifestation sont présents, si ce n'est que la déclaration préalable est impossible. 

On l'a compris, la décision de la Chambre criminelle rendue le 9 février 2016 n'apporte aucune solution aux problèmes qui sont ceux de la liberté de manifestation. C'est donc le législateur qui devrait aujourd'hui se pencher sur cette liberté quelque peu maltraitée. A un moment où il est possible de prononcer l'interdiction de n'importe quelle réunion sur le fondement de l'état d'urgence, il faut bien reconnaître que cette intervention législative est cependant peu probable.



dimanche 6 mars 2016

Le rapport Rogemont et la nomination des présidents de l'audiovisuel public

Le rapport d'information présenté à l'Assemblée nationale, le 21 janvier 2016, par Marcel Rogemont (député PS - Ille et Vilaine) est passé largement inaperçu. On peut le regretter car il porte sur l'application, par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), de la loi du 15 novembre 2013 relative à l'indépendance de l'audiovisuel public. Il dresse donc le premier bilan de cette loi récente. Il le dresse sans complaisance, même si les propositions de changement demeurent très modestes. 

La loi du 15 novembre 2013 avait pour objet, on s'en souvient, de mettre fin à l'invraisemblable dispositif de la loi du 5 mars 2009 qui donnait  au Président de la République le pouvoir de nomination des présidents de France Télévision, Radio France et de la société en charge de l'audiovisuel extérieur de la France. La loi du 15 novembre 2013 rend au CSA la compétence de désignation de ces présidents. Le rapport examine donc la situation depuis novembre 2013. Son champ est très large et il étudie l'ensemble du fonctionnement du CSA. Le plus important demeure cependant l'analyse qui est faite de la procédure de nomination des présidents de l'audiovisuel public.

Le rapporteur examine avec soin les deux nominations intervenues depuis novembre 2013, celle de Mathieu Gallet désigné à l'unanimité des membres du CSA à la Présidence de Radio France en février 2014, et celle de Delphine Ernotte nommée en avril 2015 à la tête de France Télévisions. Force est de constater que les deux procédures révèlent des dysfonctionnements réels.

Le législateur de 2013 a prévu, et c'est une innovation par rapport au système antérieur à 2009, que les candidatures seraient désormais évaluées par le CSA sur la base d'un projet stratégique développé par les candidats. Au moment du débat parlementaire, il avait d'abord été question d'un contrat d'objectifs et de moyens, formulation remplacée par celle de projet stratégique par un amendement de la ministre de la culture de l'époque, Aurélie Filipetti. Le problème est que le candidat ne bénéficie d'aucune lettre de mission, d'aucun contact avec l'autorité de tutelle, pour élaborer ce projet stratégique. Ce dernier demeure donc un pur exercice de style, totalement abstrait et détaché de la réalité de l'entreprise. 


Mathieu Gallet 



Non sans malice, le rapporteur rappelle ainsi que le projet de Mathieu Gallet a suscité l'enthousiasme du CSA qui a affirmé qu'il était "porté par une vision claire de la gouvernance de l'entreprise, de la politique de ressources humaines et du dialogue social". En mars 2015, un an après la désignation de son Président, Radio France a pourtant été touché par la plus longue grève de son histoire, grève qui a duré presque un mois. Le dialogue social sur le terrain n'était peut-être pas aussi parfait que dans le projet stratégique. 

Le rapporteur reconnaît néanmoins qu'au moment où il le rédigeait, Mathieu Gallet ignorait tout des difficultés financières de l'entreprise. Il reconnaît aussi que la ministre de la culture de l'époque, autorité de tutelle de Radio France, n'avait défini aucun cadre à ce projet, déclarant tout simplement faire confiance au CSA. Pour résumer le rapport, on peut dire que la désignation de M. Gallet est le résultat de l'ignorance du candidat, de l'indifférence du ministre, et de la légèreté du CSA.


Candidat élaborant son projet stratégique
Raymond Savignac. Affiche publicitaire Océanic. 1959 

Delphine Ernotte


L'analyse de la nomination de Delphine Ernotte est sans doute encore plus accablante, dès lors que les principaux acteurs entendaient tirer les leçons de cette malheureuse première expérience. D'une part, le CSA a demandé un bilan quadriennal des résultats de France Télévisions pour exercer son pouvoir de nomination en pleine connaissance de la situation de l'entreprise. D'autre part, l'autorité de tutelle a présenté une feuille de route définissant ses objectifs à l'horizon 2020.

Mais cette fois c'est la confidentialité de la procédure qui a été violemment critiquée. On se souvient que le CSA a choisi de ne pas divulguer le nom des candidats auditionnés, dans le but avoué de ne pas décourager les candidatures de personnalités exerçant déjà des fonctions dans une entreprise publique ou privée. Le problème est que cette confidentialité a entrainé des soupçons d'irrégularités, de pressions diverses, voire tout simplement de partialité. Ces soupçons étaient d'autant plus forts que les auditions ont eu lieu à huis clos et que les projets stratégiques n'ont pas été publiés.

Le résultat de cette procédure est qu'elle a suscité un certain nombre d'actions contentieuses. Le recours déposé par plusieurs syndicats contre le décret de nomination de Delphine Enrotte s'appuyait surtout sur le manque d'impartialité du CSA. Il a été rejeté par le Conseil d'Etat le 3 février 2016. La Haute Juridiction se borne à affirmer que le principe d'impartialité n'est pas violé, dès lors que le dossier ne laisse pas apparaître que le Président du CSA ou l'un de ses membres ait pris position en faveur ou en défaveur de l'un des candidats. Cette analyse très courte du principe d'impartialité tiendrait-elle devant celle plus exigeante développée par le Cour européenne des droits de l'homme ? On peut, à tout le moins en douter, dès lors que la juridiction européenne exige que l'instance et la procédure suivie aient l'apparence de l'impartialité. Le moins que l'on puisse dire est qu'une procédure secrète et opaque ne donne pas l'apparence de l'impartialité.

D'autres actions, de caractère pénal cette fois, ont été engagées par des syndicats pour abus d'autorité et trafic d'influence. Même si elles ont peu de chances d'aboutir, leur existence même contribue à semer le doute sur la rigueur des procédures suivies par le CSA.

Le rapport Rogemont s'efforce de trouver des solutions pour rétablir une procédure satisfaisante. Il écarte la proposition extrême formulée par certains, qui consisterait à retirer au CSA la compétence de nomination pour ne lui laisser que celle de la régulation du secteur. En effet, cela reviendrait à rendre au pouvoir politique la compétence de nomination et à rattacher l'audiovisuel public à l'Exécutif. Ce serait donc un retour à la pratique sarkozyste mise en oeuvre dans la loi de 2009. 

Le rapporteur suggère donc des modifications moins radicales et il évoque des "ajustements". Le premier consiste à se recentrer sur les compétences du candidat, en écartant la notion de projet stratégique, projet qui ne peut être élaboré sérieusement par un candidat qui ne bénéficie pas de l'ensemble des données relatives à l'entreprise. C'est si vrai qu'après les nominations intervenues, le CSA, la tutelle et l'entreprise elle-même ne se réfèrent plus à ce projet, considéré comme un "exercice hors sol" dont il est d'ailleurs difficile de savoir s'il n'a pas été élaboré par un consultant extérieur. Quant à la confidentialité de la procédure, le rapporteur la qualifie de "mal nécessaire", dans l'intérêt du service public, afin de permettre aux profils les plus variés de se porter candidats. Sur ce point, la lecture du rapport laisse une impression étrange. Après un constat extrêmement sévère, le rapport se limite à prendre acte de la situation et à proposer quelques ajustements à la marge. Une telle modestie dans les propositions suscite d'autres soupçons... Pourrait-on imaginer que le rapport parlementaire ménage un président du CSA qui serait un ami politique ?





mardi 1 mars 2016

L'image d'Ilan Halimi devant la CEDH : le poids des mots, le choc des photos

Dans un arrêt du 25 février 2016 Société de Conception de Presse et d'Edition c. France, la Cour européenne des droits de l'homme estime que les juges français n'ont pas porté atteinte à la liberté de l'information en ordonnant l'occultation, par le magazine Choc, d'une photographie d'Ilan Halimi, prise durant sa séquestration, en janvier 2006. 

Ce cliché, envoyé à sa famille avec une demande de rançon, montre les traces des tortures que ses ravisseurs lui ont fait subir durant vingt-quatre jours, avant de l'abandonner mourant près d'une voie ferrée. Publié dans Choc trois années après les faits, il illustre un long article sur l'affaire, au moment précis de l'ouverture du procès de ceux qui ont été appelés le Gang des barbares, dirigé par Youssouf Fofana.

Saisis en référé par la famille d'Ilan Halimi, les juges français ont ordonné l'occultation de la photo, sans interdire l'article qu'elle illustrait. A leurs yeux, une telle publication n'est pas justifiée par les nécessités de l'information. Elle est, au contraire, attentatoire à la dignité humaine, porte atteinte au respect dû aux morts et à la vie privée des proches d'Ilan Halimi.

Après avoir épuisé les voies de recours interne, la société éditrice de Choc saisit la Cour européenne des droits de l'homme, estimant que les juges français ont porté atteinte à la liberté de l'information garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La revendication même peut sembler choquante, mais force est de constater que la société requérante n'est pas dépourvue de moyens juridiques. Elle s'appuie en effet sur une conception européenne de la liberté de l'information apparemment plus protectrice que celle développée par le droit français.

Principe de dignité et atteinte à la vie privée


En droit français, la protection de l'image d'une personne décédée repose sur deux éléments. D'une part, l'article 226-6 du code pénal autorise les ayants-droit ou les héritiers à porter plainte pour l'atteinte portée à leur vie privée. D'autre part, une action peut être engagée sur le fondement de l'article 16 du code civil qui énonce que "la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci (...)". La jurisprudence a imposé une interprétation constructive de ces dispositions. Dans une décision du 20 décembre 2000 rendue à propos de la publication de photos d'un préfet assassiné, la Cour de cassation déclare en effet que "l'image est attentatoire à la dignité de la personne humaine". 

Dans sa décision du 25 février 2016, la Cour européenne affirme que le droit français est conforme à l'article 10 de la Convention européenne. 

Une ingérence prévue par la loi et un but légitime


Il n'est pas contesté, dans cette décision, que la décision des juges français emporte une ingérence dans la liberté de l'information. Mais la l'article 10 affirme qu'une telle ingérence peut être licite si elle "prévue par la loi", si elle "poursuit un but légitime" et si elle est "nécessaire dans une société démocratique", trois conditions cumulatives.

Les deux premiers éléments ne posent aucune problème. L'ingérence est prévue par la loi, dans la mesure où le code civil français protège à la fois la vie privée dans son article 9 et la dignité de la personne dans son article 16. Le but légitime est également une évidence, car les juges français ont interdit la publication de la photo dans le but de protéger la vie privée de la famille d'Ilan Halimi. 


Affiche. Mai 1968.

La nécessité dans une société démocratique


La nécessité de l'ingérence dans une société démocratique suscite davantage l'intérêt. Pour l'apprécier, la Cour met en balance le droit au respect de la vie privée d'un côté, et le droit à la liberté de l'information de l'autre. Un certain nombre de critères sont alors mis en oeuvre, qui sont issus d'une jurisprudence constante, et que la Cour a tout récemment rappelés dans son arrêt du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi c. France

Certains sont absolument identiques à ceux développés par les juges français. Tel est le cas du critère tiré de la notoriété de la personne. La protection de l'image est plus importante pour les personnes privées que pour les personnes publiques, en particulier lorsque ces dernières sont photographiées dans un contexte public. En l'espèce, la Cour fait une distinction très nette entre l'article et la photographie. Elle estime que l'image peut véhiculer des informations très personnelles, voire intimes. Dans un arrêt Mgn Limited c. Royaume-Uni du 18 janvier 2011, elle considère ainsi que relève de la liberté de l'information un article du Daily Mirror révélant la toxicomanie d'un célèbre mannequin. En revanche, elle considère que la publication d'une photo la montrant devant les Narcotics Anonymous a porté une atteinte disproportionnée à sa vie privée. Elle lui a infligé une souffrance inutile, dès lors que l'information utile figurait déjà dans l'article.

Observons que dans l'affaire Mgn Limited, la photo avait été prise à l'insu de l'intéressée. Le mode d'obtention du cliché constitue ainsi le second critère permettant à la Cour d'évaluer la nécessité de l'ingérence dans la liberté de l'information. En l'espèce, la photo d'Ilan Halimi n'a pas été prise à son insu, mais par ses tortionnaires eux-mêmes, ce qui est bien pire. En effet, elle n'avait pas vocation à être publiée. Dans un premier temps, elle a été envoyée à la famille, à l'appui de la demande de rançon. Ensuite, après l'arrestation du Gang des barbares, elle a été versée au dossier et est donc devenue une pièce à conviction de nature judiciaire. 

Le troisième critère commun avec le droit français réside dans la manière de traiter une information touchant à la vie privée d'une personne, dans l'appréciation de la douleur infligée à ses proches et de son impact auprès des lecteurs. Comme les juges français, la Cour estime que la photographie, en montrant le visage blessé d'Ilan Halimi et en suggérant ainsi les tortures qui lui ont été infligées, porte atteinte au principe de dignité ainsi qu'au sentiment d'affliction de sa famille. D'une manière générale, elle sanctionne ainsi l'absence de "prudence et de précaution" des journalistes qui n'ont pas mesuré les conséquences d'une telle publication sur les proches de la victime.

Le débat d'intérêt général


Reste à étudier le dernier critère utilisé par la Cour européenne pour évaluer l'équilibre entre la liberté de l'information et le droit au respect de la vie privée. Il repose sur l'appréciation du débat d'intérêt national, débat qui peut justifier, aux yeux de la Cour, une atteinte, parfois très importante, à la vie privée des personnes.

Dans son arrêt von Hannover II du 7 février 2012, la Cour affirme ainsi que la photographie du prince Reinier de Monaco, affaibli par la maladie, relève de ce débat d'intérêt général. Cette notion permet ainsi de faire prévaloir la liberté de l'information alors même que le cliché a été pris dans un lieu privé, à l'insu de l'intéressé, et que la famille y voit une atteinte à sa vie privée. De même, et la famille Grimaldi n'a décidément pas de chance, la Cour juge, dans son arrêt Couderc de novembre 2015, que la publication en 2005, dans le Daily Mail et dans Paris-Match, des révélations d'une femme mentionnant que le père de son fils est le prince Albert est justifiée par un débat d'ordre général. Pour la Cour, l'absence de descendance connue du prince, à l'époque de l'article,  est un sujet de débat que l'existence d'un enfant est de nature à nourrir.

De cette jurisprudence, on pouvait déduire une conception absolutiste de la liberté de l'information, finalement assez proche de celle développée par les juges américains dans leur interprétation du Premier Amendement. Les tabloïds semblaient bénéficier d'une sorte d'impunité, tout et n'importe quoi pouvant désormais relever du débat d'intérêt général. En venant préciser la jurisprudence Mgn Limited de 2011, l'arrêt du 25 février 2016 pose désormais des limites à cette conception extensive de la liberté de l'information. Si l'on peut tout dire, ou presque, on ne peut pas tout montrer. Le poids des mots, le choc des photos, le célèbre slogan ne croyait pas si bien dire.