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jeudi 31 mai 2012

La mission Lescure et l'avenir d'Hadopi

Le 22 mai 2012, a été annoncée la nomination de Pierre Lescure, l'ancien Président de Canal +, à la présidence d'une mission de concertation sur l'avenir de la loi Hadopi du 12 juin 2009. Les médias ont largement repris l'information. Certains ont insisté sur l'intervention du ministre de la culture, Aurélie Filipetti, qui tient manifestement à gérer ce dossier, écartant de facto la nouvelle ministre de PME et de l'économie numérique, Fleur Pellerin. D'autres ont mis en évidence la personnalité de Pierre Lescure, proche des industriels du secteur. 

L'espace des lobbys

Il est plus difficile de s'interroger sur les éventuelles modifications de la loi Hadopi, susceptibles d'intervenir dans les mois à venir. Les promesses de campagne du Président François Hollande sont restées imprécises sur ce point. Sans doute parce que la gauche est partagée entre les "libertaires" qui souhaitent l'abrogation du texte assortie d'une licence globale taxant les fournisseurs d'accès (FAI), et les acteurs culturels qui veulent, avant tout, la protection des droits des auteurs et créateurs.  

Pour le moment, on peut au moins envisager quelques évolutions possibles, sachant que le premier rapport de l'autorité indépendante instituée par la loi Hadopi se présente, avant tout, comme un instrument de communication destiné à montrer l'efficacité du texte. 

La liberté d'accéder à internet

La disposition la plus discutée de la loi Hadopi est évidemment celle qui permet la suspension de l'accès à l'internet de l'abonné coupable de téléchargements illégaux. Cette mesure est l'ultime sanction après plusieurs avertissements de l'internaute par l'autorité indépendante Hadopi, et s'inscrit dons dans une stratégie connue sous le nom de "riposte graduée".  

Le Conseil constitutionnel a imposé l'intervention du juge judiciaire pour prononcer une telle sanction, dans sa décision du 10 juin 2009, imposant une modification de la loi en octobre 2009. Il estime en effet, "qu'en l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et à l'expression des idées et des opinions", le droit à la libre communication des pensées et des opinions garanti par l'article 11 de la Déclaration de 1789 implique "la liberté d'accéder à internet".   

Méchant pirate victime de la riposte graduée. Walt Disney. Peter Pan. 1953.


Riposte graduée et neutralité du net

Cette "riposte graduée" susceptible d'aboutir à une suspension de l'accès à internet est, par ailleurs, incompatible avec le principe de neutralité du net. D'abord formulé aux Etats Unis, il vise à affirmer l'égalité de traitement des flux de données, excluant toute discrimination à l'égard de la source, de la destination ou de contenu de l'information transmise sur le réseau. Le principe de neutralité interdit donc les restrictions d'accès à internet. Sans avoir stricto sensu, une quelconque valeur juridique en droit français, le principe de neutralité est repris par plusieurs organisations internationales, et notamment l'OSCE

Tous ces éléments concourent à fragiliser cette sanction considérée comme injustement sévère, d'autant qu'elle touche souvent, non pas l'internaute indélicat, mais l'ensemble de son entourage. Là encore, la sanction pèse de manière très différente selon les familles, celles qui ne disposent que d'un seul accès se trouvant plus lourdement pénalisées. La suspension de l'abonnement pourrait donc disparaître de la gamme de sanctions possibles contre les internautes, ce qui ne signifie pas l'abandon de toute répression contre les téléchargements illégaux.

D'autres évolutions, plus conjoncturelles, pourraient intervenir, en particulier dans la composition de l'autorité indépendante. Nul n'ignore que la Présidente d'Hadopi et ses principaux collaborateurs ont dressé un bilan particulièrement optimiste, pour ne pas dire gonflé, des résultats obtenus depuis la création de cette institution. Et ces statistiques ont été largement utilisées lors de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy. La question est alors posée de la pérennité d'une autorité pas très indépendante.

Pour le moment, rien ne permet de penser que la loi Hadopi sera abrogée. Il est probable, en revanche, qu'elle sera modifiée pour mettre en place une nouvelle forme de "riposte graduée". C'est précisément le rôle de la mission Lescure de trouver un consensus. Ce n'est certainement pas chose facile dans un secteur dominé par de puissants lobbies. 



mardi 29 mai 2012

L'affaire Aurore Martin : le recours contre un mandat d'arrêt européen

La Cour européenne a rendu le 25 mai une décision d'irrecevabilité du recours présenté par Madame Aurore Martin, dirigé contre la décision des autorités françaises d'exécuter un mandat d'arrêt européen émis par l'Espagne. On se souvient que Madame Martin fait l'objet d'un tel mandat pour faits de participation à une organisation terroriste, et terrorisme, pour avoir participé en Espagne aux activités du parti basque Batasuna. 

L'irrecevabilité manifeste

Sur le fond, la décision ne faisait guère de doute. Elle n'est guère différente d'autres décisions d'irrecevabilité, notamment celle concernant Robert Stapleton en mai 2010. Elle était alors saisie par un Irlandais soupçonné d'être le banquier de l'IRA et accusé de différents délits de droit commun, qui contestait le mandat d'arrêt européen émis à son encontre par le Royaume Uni. En l'espèce, la Cour considère qu'il y a irrecevabilité manifeste. Le requérant ne démontre pas, en effet que l'exécution du mandat d'arrêt l'exposerait à un "déni flagrant" de ses droits à un procès équitable. En filigrane, on distingue également une certaine réticence à donner satisfaction à un requérant juridiquement en fuite, alors même que les Etats concernés sont évidemment parties à la Convention européenne des droits de l'homme et lui offrent donc la possibilité de contester devant le juge les décisions qui le touchent. 

Mandat d'arrêt et infractions politiques

De même, le caractère "politique" de l'infraction relève davantage du discours militant que de l'argument juridique. Il est vrai que la décision-cadre du 13 juin 2002, qui constitue le fondement du mandat d'arrêt européen, interdit à l’Etat dans lequel le mandat d’arrêt doit être exécuté d’opposer le caractère politique de l’infraction pour refuser la remise de la personne recherchée. Cette disposition heurtait ainsi le principe fondamental reconnu par les lois de la République interdisant précisément l’extradition dans un but politique, et le Conseil d'Etat, dans son avis du 26 septembre 2002, n'a pas manqué de le faire observer. La seule solution était donc de réviser la Constitution, ce qui fut fait avec la loi du 25 mars 2003. L'article 88 de la Constitution comporte désormais un second paragraphe : « La loi fixe les règles relatives au mandat d'arrêt européen en application des actes pris sur le fondement du traité de l'Union européenne ».


Nada. Claude Chabrol. 1974

Mandat d'arrêt et extradition

On pourrait en déduire que le mandat d'arrêt européen est, sur ce point, moins protecteur que l'extradition. Cette dernière concerne cependant l'ensemble des Etats, y compris les moins respectueux de l'Etat de droit.  A ce titre, il n'est pas surprenant que l'on se méfie d'éventuelles demandes formulées par des dirigeants peu scrupuleux et simplement désireux de se faire livrer des opposants politiques.

Le mandat d'arrêt, en revanche, repose sur deux notions fondamentales. La première est l’« espace judiciaire européen », constitué des territoires étatiques de l'ensemble des Etats membres. La seconde la « reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires » au sein de l'Union européenne. En vertu de ce principe, une décision prise par une autorité judiciaire de l'un des Etats membres a plein effet dans tous les autres Etats membres. En conséquence, les autorités de l’Etat membre sur le territoire duquel la décision doit être exécutée doivent prêter leur concours à cette exécution, comme s’il s’agissait d’une décision prise par leurs propres autorités.  Le mandat d’arrêt européen repose ainsi sur la confiance mutuelle entre les Etats membres et implique une véritable coopération judiciaire. Le risque d'une demande pour des motifs purement politiques est donc très réduit. 

Mandat d'arrêt et terrorisme

En Espagne comme en France, les autorités peuvent dissoudre un parti politique parce qu'il participe à des activités terroristes. L'article 3 de la loi du 1er juillet 1901 permet ainsi la dissolution d'une association " qui aurait pour but de porter atteinte à l'intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement" (art. 3). Or on sait que les partis politiques ont, en France, le statut d'association, la seule différence avec le droit commun étant l'obligation de constituer parallèlement une seconde association de financement. De même, la participation à un mouvement terroriste peut être sanctionnée par l'infraction d'"association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste"(art. 421-2-1 c. pén.). Cette infraction n'a rien à voir avec un délit d'opinion, dès lors qu'elle suppose un commencement d'exécution, une aide directe apportée à un mouvement terroriste.

Le droit positif ne joue donc pas en faveur de Madame Aurore Martin. Cette constatation n'exclut pas cependant certaines interrogations à l'égard du mandat d'européen. Car cette procédure a les défauts de ses qualités. Sa rapidité n'est pas sans conséquences sur le recours qui s'exerce lui aussi rapidement. La Chambre d'instruction dispose en effet de vingt jours pour statuer lorsque le requérant refuse sa remise aux autorités d'émission du mandat. Cette procédure peut sembler sommaire, du moins si on la compare au droit de l'extradition, qui suppose un double recours, devant le juge judiciaire pour contester l'avis de la Chambre d'instruction, puis devant le Conseil d'Etat pour contester la légalité du décret d'extradition. Sur ce point, la procédure de recours contre le mandat d'arrêt européen apparaît un peu rapide, alors que celle des recours dirigés contre une décision d'extrader est un peu lente. 




vendredi 25 mai 2012

QPC : prélèvement des cellules souches à des fins thérapeutiques

Le 16 mai 2012, le Conseil constitutionnel a rendu une décision sur la conformité à la Constitution de l'article L 1241-1 du code de la santé publique. Ce texte, très récent puisqu'il est issu de la loi du 7 juillet 2011 autorise le prélèvement de cellules souches à des fins scientifiques ou thérapeutiques, évidemment sous certaines conditions. 

Les cellules qui réparent

Ces cellules souches peuvent être définies comme celles qui sont à l'origine de tous les organes du coeur humain. Elles ont la particularité d'être indifférenciées, ce qui signifie qu'elles ne sont pas encore spécialisées. L'embryon, une semaine après la fécondation, dispose ainsi déjà de quelques dizaines de cellules souches qui vont peu à peu fabriquer les différents organes. Une fois l'organisme entièrement constitué, il restera quelques précieux gisements de cellules souches, notamment dans la moelle osseuse. 

Ces cellules souches sont précieuses pour les biologistes, dans la mesure où elles constituent un véritable moteur de régénération cellulaire. Sur l'adulte, les prélèvements de cellules souches dans la  moelle osseuse permettent ainsi de traiter des leucémies. Mais c'est sur l'embryon que les cellules souches sont le plus accessible, soit dans le placenta, soit dans le cordon ombilical. Elles peuvent donc être prélevées lors de l'accouchement. 

Un marché rémunérateur

On l'a compris, les cellules-souches sont aussi un marché très rémunérateur. L'entreprise requérante est précisément spécialisée dans la conservation des cellules-souches. Elle veut offrir aux familles la possibilité de les prélever lors de l'accouchement, et de les conserver pour pouvoir éventuellement les utiliser dans l'hypothèse où un membre de la famille serait un jour atteint d'une maladie grave. 

Le problème est que l'article L 1241-1 du code de la santé publique n'envisage, conformément à la pratique française des dons d'organe, qu'un don anonyme pour un usage allogénique, c'est à dire extérieur à la famille donneuse. Cette utilisation interdit la création de banques de cellules souches, prélevées par les familles et dans leur propre intérêt. C'est précisément ce que conteste la société requérante qui y voit une atteinte à la liberté individuelle garantie par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ainsi qu'au droit à la santé figurant dans le Préambule de la Constitution de 1946.

Renoir. L'enfant au biscuit. 1898.


L'intérêt général et non pas la liberté individuelle

Le Conseil constitutionnel refuse d'entrer dans ce raisonnement. A ses yeux, le législateur n'a jamais envisagé le don d'organe comme une prérogative individuelle exercée à des fins d'intérêt personnel. Au contraire, les lois bioéthiques du 29 juillet 1994, puis du 6 août 1994 ont toujours considéré, par exemple, le don de gamètes comme le don d'un couple fertile à un couple stérile, dans une démarche gratuite et purement altruiste. Seule l'existence d'un projet parental peut justifier la conservation des gamètes du couple donneur, voire la création d'embryons in vitro, 

En l'espèce, la loi du 7 juillet 2011 adopte une démarche sensiblement identique. Le principe est le don anonyme de cellules souches à des fins thérapeutiques pour permettre de traiter certains patients. La seule exception à cet anonymat est l'hypothèse où ce don est indispensable pour traiter un malade déjà identifié dans la cellule familiale. Cette condition fait cependant l'objet de nombreux contrôles médicaux.

Le droit à la santé n'est pas davantage un argument recevable, selon le Conseil constitutionnel. En effet, sauf en de très rares cas, d'ailleurs autorisés par la loi, l'état actuel des connaissances scientifiques ne permet pas de considérer que l'utilisation des cellules souches issues d'un membre de la famille serait plus efficace que celle de cellules provenant d'un donneur anonyme. Le Conseil considère donc sagement qu'il n'a pas à substituer son appréciation à celle des scientifiques. 

Derrière cette décision, parfaitement fondée en droit, on voit apparaître une certaine crainte de la privatisation de ces technologies nouvelles, la volonté de préserver l'égalité devant ces avancées scientifiques porteuses d'immenses espoirs thérapeutiques. Sans que le mot soit prononcé, c'est bien le service public de la santé qu'il s'agit de préserver. 




jeudi 24 mai 2012

Le tribunal correctionnel des mineurs va disparaître

Certains feignent de s'étonner de l'annonce par le Garde des sceaux de la suppression du tribunal correctionnel des mineurs (TCM) créé par la loi du 10 août 1011, entrée en vigueur début 2012. BFM annonce que "Taubira crée la polémique" et Rachida Dati critique une réforme "irresponsable". A dire vrai, c'est plutôt cette surprise qui est surprenante. Tout le monde comprend que l'UMP considère madame Taubira comme "le maillon faible". Quoi qu'elle dise, c'est vers elle qu'il faut donc diriger les attaques. Feindre l'étonnement à l'égard de la suppression des TCM relève du jeu de rôle électoral, auquel personne ne croit, pas même les acteurs.

La suppression de ces TCM, il y en a un dans le ressort de chaque cour d'appel, est l'une des promesses de campagne de François Hollande. Les juges des enfants l'attendaient même avec impatience. A leurs yeux, cette mesure est le premier volet, le signe avant-coureur de la reconstruction de la justice des mineurs (voir, dans ce sens, l'excellent article de J. P. Rozenczveig, sur son blog, ainsi que celui de Christine Bartolomei, publié en mai 2012).

Rappelons que les TCM sont composés de trois juges, un juge des enfants qui en assure la présidence et deux magistrats assesseurs. Ils ont pour mission de juger les mineurs de plus de seize ans qui risquent une peine égale ou supérieure à trois années d'emprisonnement, et qui sont dans une situation de récidive légale. Autant dire qu'ils ne concernent qu'une infime partie de la justice des mineurs, environ 300 cas par ans sur 150 000 dossiers. Sur ce plan, leur suppression passera donc inaperçu. 

Alors pourquoi tant de bruit ? Parce que ces TCM constituent l'élément le plus visible d'une réforme de la justice des enfants, engagée durant le précédent quinquennat et qui a suscité une opposition sans précédent. Pour le Président Sarkozy, un mineur délinquant est d'abord un délinquant, et il doit être jugé dans les mêmes conditions qu'un majeur. 

Leçon de calcul à de jeunes détenus. Maison Centrale de Melun. 1930
Photo d'Henri Manuel


Obstacles à la suppression de la justice des mineurs

Le problème est que ce n'est pas possible. La Convention de New York sur les droits des enfants de 1989, évidemment ratifiée par la France, énonce dans son article 40 que "les Etats parties s'efforcent de promouvoir l'adoption de lois, de procédures, la mise en place d'autorités et d'institutions spécialement conçues pour les enfants suspectés, accusés ou convaincus d'infraction à la loi pénale ". Certes, il ne s'agit pas d'une obligation absolue, puisque les Etats se bornent à "s'efforcer" de mettre en place une justice pénale spécifique pour les mineurs. 

En revanche, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 29 août 2002, empêche, cette fois très clairement, la suppression de la justice des mineurs. Il consacre comme principes fondamentaux reconnus par les lois de la République d'une part "l'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l'âge" et d'autre part "la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées". Autant dire qu'il constitutionnalise la justice des enfants.

Le processus d'asphyxie

Pour contourner ces difficultés, il a été décidé de réduire l'espace de la justice des mineurs, dans un lent processus d'asphyxie. Il s'est engagé avec la loi Perben du 9 septembre 2002 qui abaisse l'âge minimum de la garde à vue (de 13 à 10 ans) et de la détention provisoire (de 16 à 13 ans). La loi du 10 août 2007 réduit les sanctions éducatives, systématise la comparution immédiate, supprime l'excuse de minorité et généralise les peines planchers aux mineurs de 16 à 18 ans récidivistes. La loi du 10 août 2011, et la création des TCM n'est donc que la dernière étape d'un processus dont l'objet final est l'alignement de la justice des mineurs sur celle des majeurs, et la disparition de sa spécificité. 


Pour les juges des enfants, un mineur délinquant est d'abord un enfant, et il doit être jugé en tenant compte de sa situation globale, de son encadrement familial, de son parcours scolaire. La punition n'est pas dissociable de l'éducation. Cette démarche globale est sans rapport avec l'éventuelle fermeté de la peine finalement prononcée. 

L'annonce du Garde des Sceaux était donc très attendue, comme une sorte de réhabilitation de la justice des mineurs. Il demeure cependant difficile de revenir tout simplement au statu quo ante. En effet, dans une décision rendue sur QPC le 8 juillet 2011, le Conseil constitutionnel a considéré comme inconstitutionnel l'article L 251-1 du code de l'organisation judiciaire, qui prévoit que le juge des enfants qui procède à l'instruction est également le président de la formation de jugement. Une réflexion globale sur la justice des mineurs s'impose donc, avec cette fois pour fondement essentiel l'intérêt supérieur de l'enfant.

lundi 21 mai 2012

Québec : La liberté de manifester et le "printemps érable"

On se souvient qu'en mars 2012, les genevois ont adopté par votation une loi autorisant de fortes restrictions à la liberté de manifester. Aujourd'hui, c'est au Québec que le même problème se pose, avec la loi "permettant aux étudiants de recevoir l'enseignement dispensé par les établissement de niveau postsecondaire qu'ils fréquentent", plus connue sous le nom de "loi 78"

Ces textes ont été votés par deux Etats de droit, deux Etats fédérés qui exercent les compétences de maintien de l'ordre face à un Etat fédéral exigeant dans ce domaine depuis le développement de la menace terroriste. La différence essentielle entre les deux textes réside cependant dans leurs conditions d'adoption. Alors que le texte genevois a été voté par la population dans une tranquillité suisse, la loi québécoise se présente comme un texte de circonstance, dont l'objet est de mettre fin au mouvement de protestation engagé depuis plus de trois mois contre la hausse de 82 % des droits d'inscription dans les universités.


Une loi de circonstance

Le gouvernement Charest a finalement fait voter la  loi 78 après avoir hésité à utiliser la législation anti terroriste contre les étudiants. Il assume parfaitement son caractère de circonstance. Le champ d'application de la loi est ainsi limité au domaine de l'enseignement supérieur. On y trouve des dispositions très dérogatoires au droit commun, telle que la réquisition des employés qui doivent "se présenter au travail conformément à leur horaire habituel" le 19 mai à 7 h (art. 10).  On y trouve aussi des dispositions très ponctuelles qui précisent notamment que la reprise des cours dans les collèges aura lieu, au plus tard, le 17 août 2012 à 7 h, sauf dans celui d'Ahuntsic qui ne reprendra que le 30 août à la même heure (section 2 art. 2). 

Une loi d'exception

Ces dispositions pourraient faire sourire si elles ne révélaient pas l'existence d'une législation qui n'est plus seulement de circonstance, mais aussi d'exception. En effet, les étudiants comme leurs professeurs font l'objet d'un traitement à part, au mépris du principe d'égalité de la loi. Cette rupture apparaît très clairement si l'on examine ses dispositions pénales (section 5). Une association d'étudiants qui appelle à la grève peut ainsi être condamnée à une peine de 25 000 à 125 000 $ d'amende, doublée en cas de récidive. Quant à ses dirigeants, ils seront poursuivis à titre personnel, et condamnés à des peines allant de 7 000 $ à 35 000 $, toujours doublés en cas de récidive. A ces dispositions pénales s'ajoute évidemment un principe de responsabilité civile pour tout dommage causé à l'occasion de l'un de ces mouvements (art. 22). 



Manifestation autorisée au Québec, en 1976.

La liberté de manifester, du régime répressif à l'autorisation préalable

La liberté de manifester est évidemment au coeur de ce régime d'exception. Observons d'emblée que le droit québécois, en matière de libertés publiques, est un droit nord-américain. Comme aux Etats Unis, la liberté de manifester relève de la liberté d'expression, du  "Symbolic Speech"qui protège l'expression non verbale. Elle est donc en principe organisée sur la base du régime répressif. Autrement dit, chacun peut manifester librement, sauf à rendre compte d'éventuelles infractions devant le juge pénal ou des dommages causés devant le juge civil. 

En droit français, la liberté de manifester relève davantage de la liberté de circulation, et peut facilement donner lieu à des restrictions pour des motifs d'ordre public. 

C'est précisément ce modèle qu'adopte la loi 78, puisqu'elle met en place un régime de déclaration préalable, très proche de celui que nous connaissons en droit français, toujours régi par un ancien décret-loi du 23 octobre 1935. Les organisateurs d'une manifestation de plus de cinquante personnes doivent ainsi déclarer aux forces de police, au moins huit heures avant son début, l'heure, l'itinéraire et les moyens de transport utilisés. Contrairement au droit français, rien ne les oblige cependant à déclarer les motifs de la manifestation, comme si le législateur québécois ne s'intéressait à rien d'autre qu'au conflit actuel. Quoi qu'il en soit, les forces de police peuvent rejeter la déclaration "en cas de risques graves pour la sécurité publique", exiger un changement de lieu ou d'itinéraire. Les étudiants se heurtent donc au pouvoir discrétionnaire de la police, ce qui revient à transformer le régime de déclaration en régime d'autorisation préalable. 

Vue de la France, cette législation québécoise apparait étrange, en rupture totale avec l'image de cette démocratie vivante qui a longtemps été un centre d'innovation en matière de libertés. Sur ce point, la loi 78 nous montre ce que nous n'aimons pas voir, cette fragilité de l'Etat de droit qui concerne aussi les grandes démocraties. Le phénomène ne concerne pas que nos amis québécois qui ont au moins le mérite de protester. En France, la loi du 2 mars 2010 qui vise à sanctionner les "violences de groupe"est bien proche de la loi 78, et les protestations ne sont guère sorties du cercle des juristes vertueux. 





samedi 19 mai 2012

Facebook, l'entretien d'embauche et le droit du travail

Le jour de l'entrée en Bourse de Facebook est peut-être le meilleur moment pour s'interroger sur l'utilisation des réseaux sociaux par d'éventuels employeurs, utilisation qui relève à l'évidence d'une mauvaise action. Pour la première fois, un projet de loi a été déposé aux Etats Unis, le SNOPA (Social Networking on Line Protection Act, destiné à lutter contre une telle pratique.

Le choix entre la vie privée et Pôle Emploi

Lorsqu'un jeune cadre résolument tourné vers l'avenir passe un entretien d'embauche, il lui est souvent demandé s'il dispose d'un compte Facebook. Premier piège. S'il répond non, le candidat recule de trois cases, passe immédiatement pour un crétin archaïque, resté à l'âge de la marine à voile et de la lampe à huile. Plus grave, il est soupçonné d'être un individu asocial, incapable de développer des activités de cohésion et de s'intégrer dans une équipe. La seule réponse possible est donc "oui". Le problème est alors la seconde question, car certains employeurs n'hésitent pas à réclamer les identifiants du candidat pour regarder le contenu de leurs pages, les informations personnelles qu'ils partagent, voire les tweets qu'ils envoient à leurs amis. S'il refuse, le candidat protège sa vie privée, mais n'a aucune chance d'être recruté. Sachant qu'il y a encore trente concurrents dans le couloir, il cède à la pression, donne les codes, et accepte que ses données soient espionnées. 

La pratique peut évidemment être absolument identique à l'égard de l'employé de l'entreprise, auquel il est demandé de livrer ses identifiants, dans le but de vérifier que sa réputation et sa vie privée sont conformes à l'esprit de l'entreprise. Agissant ainsi, l'employeur fait tout simplement disparaître la frontière entre la vie professionnelle et la vie privée. 

Il est difficile d'évaluer la fréquence d'une telle pratique, car les victimes ne s'en plaignent pas. Si elles ont obtenu l'emploi, elles se bornent désormais à faire attention aux propos qu'elles tiennent sur les réseaux sociaux. Si elles ne l'ont pas, elles s'efforcent d'oublier l'incident.



Un consentement donné sous la pression

L'illégalité d'une telle pratique ne fait guère de doute. L'identité numérique, c'est à dire concrètement les codes que nous utilisons pour accéder à nos pages personnelles ou aux réseaux sociaux, sont considérés comme des données personnelles au sens de la loi du 6 janvier 1978. Elles ne peuvent donc être communiquées à des tiers qu'avec le consentement de l'intéressé. Dans le cas de notre candidat à l'embauche ou de notre salarié, il y a précisément vice de consentement, ce qui signifie qu'il n'a pas donné librement un consentement éclairé, mais qu'il a été contraint de céder à une pression extérieure. 

On pourrait envisager de considérer une telle pratique comme un harcèlement moral, mais la définition de cette infraction ne le permet pas vraiment, du moins pas totalement. En effet, le harcèlement moral relève du code de travail (art. L 1152-1 c. trav.) et n'est donc applicable qu'aux salariés, et non pas aux candidats à l'embauche, puisque ces derniers, par hypothèse, n'ont pas de contrat de travail. En tout état de cause, le harcèlement ne pourrait donc être invoqué que pour sanctionner les pressions réalisées pour obtenir les identifiants des salariés de l'entreprise. Ce fondement est par ailleurs bien fragile puisque, après la déclaration par le Conseil constitutionnel, le 12 mai 2012, de l'inconstitutionnalité de l'infraction de harcèlement sexuel, celle de harcèlement moral devrait bientôt être l'objet d'une QPC.

Le droit français est donc bien démuni face au développement de telles pratiques. Pour une fois cependant, un peu d'espoir vient des Etats Unis, où les demandes de codes confidentiels par les employeurs sont devenues de plus en fréquentes, au point que le droit américain commence sérieusement à s'intéresser à cette pratique. 

L'exemple du Maryland

Les premiers à intervenir ont été des Etats fédérés. Le New Jersey, l'Illinois et la Californie ont déposé des projets de loi interdisant la demande d'identifiants de réseaux sociaux par les employeurs. Mais la première loi sur le sujet a finalement été votée par le Maryland le 9 avril 2012. On observe cependant que ce texte s'est heurté à une opposition résolue des milieux d'affaires, voire de certains services publics, qui voulaient que figurent dans la loi des exceptions permettant de s'assurer que certains candidats à des postes de travailleurs sociaux, notamment au profit des minorités visibles, ne tenaient pas sur les réseaux sociaux des "discours de haine". La loi apparaît cependant très équilibrée, dans la mesure où elle interdit également à l'employé de télécharger sans autorisation les informations commerciales ou financières de l'entreprise. 

Vers une loi fédérale : le SNOPA

Le 9 mai 2012, un projet de loi fédérale a été déposé devant la Chambre des Représentants. Le SNOPA reprend globalement le texte du Maryland, mais se montre encore plus ambitieux. En effet, l'interdiction de demander les identifiants des réseaux sociaux n'est plus imposée aux seuls employeurs des entreprises privées, mais s'étend aussi aux collèges et aux universités.

Bien entendu, nul ne sait encore comment le texte va évoluer, s'il sera modifié, et même s'il sera voté. Il présente cependant l'intérêt de poser la première pierre d'une nouvelle approche de la protection des données dans l'entreprise. Jusqu'à aujourd'hui, la définition de la frontière entre la vie privée et celle de l'entreprise, dans la relation de travail, était laissée à la jurisprudence qui posait quelques principes, mais ne parvenait pas vraiment à définir un cadre juridique précis. Aujourd'hui, l'effort législatif américain devrait susciter une prise de conscience de la nécessité de définir clairement l'espace de la vie privée à l'ère numérique. 


jeudi 17 mai 2012

QPC : L'accès aux origines, une fin de non-recevoir

Dans sa décision du 16 mai 2012, le Conseil constitutionnel a mis un  point d'arrêt à toute revendication constitutionnelle en faveur de la reconnaissance d'un droit d'accès aux origines.  Cette solution était attendue, car aucune norme de valeur constitutionnelle ne permet de justifier une telle reconnaissance. Le Conseil aurait pu se borner à prendre acte de ce défaut de fondement constitutionnel. Il ne s'est cependant pas arrêté à ce raisonnement purement négatif, mais a pris nettement position en considérant que ce droit d'accès aux origines porterait atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle que constitue le droit à la santé. 

Approche négative : l'absence de fondement textuel

Aucune norme constitutionnelle ne permet au Conseil constitutionnel de fonder la reconnaissance du droit d'accès aux origines. Certes, le Conseil considère que le droit au respect de la vie privée a valeur constitutionnelle, en le rattachant à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et au principe de liberté individuelle qu'il garantit. Souvenons nous qu'il a réaffirmé ce droit très récemment dans sa décision rendue sur QPC du 16 décembre 2010, à propos du fichier des empreintes génétiques. En l'espèce, le Conseil énonce cependant que l'accouchement sous X ne porte pas atteinte à la vie privée de l'enfant, et pas davantage à son droit de mener une vie familiale normale, mentionné dans le Préambule de la Constitution de 1946. Aux yeux du Conseil, l'enfant bénéficie d'une filiation adoptive et a donc une vie privée absolument normale. L'affirmation d'une atteinte spécifique à la vie privée d'un enfant adopté, du fait de son abandon à la naissance, reviendrait en effet à nier les principes fondamentaux du droit de l'adoption. 

Sur ce plan, le Conseil a sans doute trouvé une inspiration dans l'arrêt Odièvre rendu par la Cour européenne 13 février 2003. En effet, la Cour admet la conformité de la législation française à l'article 8 de la Convention. La vie privée de l'enfant né sous X n'est pas réellement affectée par les conditions de sa naissance, dès lors qu'il a pu bénéficier d'une filiation adoptive

Quant à la Convention de New York sur les droits de l'enfant, elle n'a évidemment pas valeur constitutionnelle, et ne peut pas davantage offrir un argument utile en faveur d'un droit aux origines. Son article 7 reconnait seulement à l'enfant le droit de connaître ses parents, "dans la mesure du possible". Cette réserve tient évidemment compte du fait qu'aucune disposition juridique n'interdit à une femme d'avoir un enfant sans que sa filiation paternelle soit déclarée, et sans même que l'enfant connaisse l'identité de son père. Mais cette réserve peut aussi être interprétée comme octroyant aux Etats une certaine latitude pour adopter des législations dérogeant au droit de connaître ses parents, notamment l'accouchement sous X. 

Le Conseil aurait pu interrompre son raisonnement à ce stade, et conclure qu'aucune norme constitutionnelle n'autorise la consécration du droit de connaître ses origines. Il a pourtant dépassé cette approche négative pour consacrer, de manière positive, la constitutionnalité de l'accouchement sous X. 

Buffon. Cigogne.

Approche positive : la constitutionnalité de l'accouchement sous X.  

Le 11è alinéa du Préambule de 1946 énonce que la Nation "garantit à tous, notamment à l'enfant et à la mère (...) la protection de la santé". Le Conseil s'appuie précisément sur cette disposition pour affirmer qu'en autorisant l'accouchement sous X , "le législateur a entendu éviter le déroulement de grossesses et d'accouchements dans des conditions susceptibles de mettre en danger la santé tant de la mère que de l'enfant et prévenir les infanticides ou des abandons d'enfants ; qu'il a ainsi poursuivi l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé". 

Par ce raisonnement, le législateur revient aux finalités même qui ont prévalu à la mise en oeuvre de l'accouchement sous X. De manière implicite, il affirme que le droit d'accès aux origines doit céder devant le droit fondamental à la santé. Si on peut comprendre la quête d'identité qui anime ceux qui revendiquent le droit aux origines, on doit aussi prendre en considération la protection de la vie humaine, celle de la mère et de l'enfant.

En fondant la constitutionnalité de l'accouchement sous X sur le droit à la santé, le Conseil constitutionnel oppose une fin de non-recevoir aux requérants.

La responsabilité du législateur

La revendication en faveur du droit aux origines est-elle pour autant sans issue ? Sans doute pas, car le Conseil prend soin de noter que la loi du 22 janvier 2002 organise déjà la connaissance par l'enfant de ses origines personnelles, dès lors que sa mère biologique a accepté de laisser son nom, sous pli scellé, lors de la naissance, et que contactée ensuite par le Conseil national de l'accès aux origines personnelles, elle consent à la rupture de son anonymat. Pour le moment donc, l'accès aux origines existe, mais s'exerce par consentement mutuel.

Il n'est pas impossible d'aller plus loin, et d'envisager d'imposer cet accès aux origines à la mère biologique. Dans ce cas, le Conseil précise qu'il ne lui appartient pas "de substituer son appréciation à celle du législateur sur l'équilibre défini entre les intérêts de la mère de naissance et ceux de l'enfant". Au législateur de prendre ses responsabilités.



mardi 15 mai 2012

Le secret de la défense nationale bientôt devant la Cour européenne ?

Maître Olivier Morice, l'avocat des familles des victimes de l'attentat de Karachi, a annoncé, le 11 mai 2012, la saisine de la Cour européenne des droits de l'homme, dans le but d'obtenir la condamnation de la France pour la non conformité à la Convention européenne de la législation actuelle sur le secret de la défense nationale. 

Secret défense et séparation des pouvoirs, une question non résolue

On se souvient que la QPC transmise au Conseil constitutionnel sur la conformité à la Constitution des articles 413-9 à 413-12 du code pénal, et L 2311-1 à L 2312-8 du code pénal, relatives au secret de la défense nationale, avait suscité, le 10 novembre 2011, une décision qui laissait un sentiment d'inachevé. Le Conseil déclarait alors inconstitutionnel le texte autorisant le classement secret défense de certains lieux devenus pratiquement inaccessibles au pouvoir judiciaire, dès lors qu'une perquisition ne pouvait plus s'y dérouler sans que ceux là qui y étaient soumis aient été préalablement avertis. A ses yeux, une telle mesure opérait une "conciliation déséquilibrée" entre les exigences du procès équitable et le respect de la séparation des pouvoirs. 

Le Conseil constitutionnel s'était en revanche refusé à apprécier l'ensemble de la procédure liée au secret défense, notamment le classement des documents et leur éventuelle déclassification. Or, le principe de séparation des pouvoirs est tout aussi malmené lorsqu'il s'agit d'interdire l'accès à des documents que lorsqu'il s'agit d'empêcher de perquisitionner dans certains immeubles. Dans les deux cas, la décision de classement relève de l'Exécutif. Elle est opposable au pouvoir judiciaire. De même, la déclassification est soumise pour avis à la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) qui rend un simple avis consultatif que le ministre compétent est libre de ne pas suivre. Et de nouveau, l'Exécutif peut s'opposer aux investigations du juge. 



La Cour européenne et la séparation des pouvoirs

Le recours devant la Cour européenne ne peut s'appuyer directement sur la séparation des pouvoirs, car ce principe ne figure pas, en tant que tel, dans la Convention européenne. Il relève en effet de l'organisation constitutionnelle de chaque Etat. 

Le principe de séparation des pouvoirs n'est certes pas nommé, mais il constitue néanmoins le fondement théorique d'un certain nombre de dispositions de la Convention. Il sous-tend les règles du procès équitable de l'article 6, qui imposent qu'une cause soit jugée par un tribunal indépendant. Cette indépendance se définit en effet par l'absence de pressions de l'Exécutif sur les juges (art. 6 § 1). De même, le principe de sûreté impose que personne ne puisse être privé de sa liberté par une décision administrative, sans l'intervention d'un juge (art. 5 § 3). 

Dès une décision du 9 juin 1998, McGinley et Egan c. Royaume Uni, la Cour avait estimé qu'un système juridique qui empêche des requérants d'accéder aux pièces dont ils ont besoin pour faire valoir leurs droits devant un juge peut constituer une violation des règles du procès équitable. En l'espèce cependant, les demandeurs, qui prétendaient avoir été exposés à des rayonnements dangereux lors d'essais nucléaires, avaient omis d'utiliser la procédure de déclassification mise en place par le droit britannique. La Cour européenne a donc considéré qu'aucune violation des règles du procès équitable n'avait été commise par le Royaume Uni. 

Dans une décision du 26 février 2000 Rowe et Davis c. Royaume-Uni, la Cour européenne reconnaît la nécessité du secret de la défense nationale, mais énonce très clairement que le refus de communiquer certains éléments de preuve doit être soumis à l'appréciation d'un juge. La Cour impose donc l'intervention d'un juge,  et non pas d'une autorité administrative comme la CCSDN. 

Les promesses du candidat François Hollande

Les familles des victimes de l'attentat de Karachi ne sont donc pas sans arguments devant la Cour européenne, même s'il y a finalement peu de chances que leur recours parvienne à son terme.  

Le candidat François Hollande avait promis à ces familles, s'il était élu, de réaliser la déclassification des documents demandés. On doit donc s'attendre à ce que le Président Hollande tienne la promesse du candidat, ce qui rendrait inutile le recours devant la Cour européenne. 

La CCSDN, de son côté, dans quatre avis du 19 avril très opportunément publiés au JO le vendredi 4 mai, soit l'avant-veille du second tour des présidentielles, avait d'ailleurs donné un avis favorable à la déclassification de soixante-cinq documents relatifs à l'affaire de Karachi. Aurait-elle à redouter les suites d'un recours devant la Cour européenne ? Son existence pourrait elle être remise en cause au profit d'un véritable recours juridictionnel ? Il est possible que la Cour ne sera pas saisie, et que nous n'aurons pas la réponse à ces questions. D'une certaine manière, on peut le regretter. 




samedi 12 mai 2012

Le Président Sarkozy au Conseil constitutionnel. Obstacles juridiques.

Le Figaro du 10 mai 2012 annonce : "Sarkozy bientôt au Conseil constitutionnel". Le journal précise que l'ancien Président de la République a l'intention de rejoindre le Conseil dont il est membre de droit. Il y exercera évidemment "une position dominante", puisque "trois de ses membres lui doivent leur nomination". Selon certains échos, il pourrait même en "devenir le patron". 

Ce discours illustre une nouvelle fois la manière dont l'ancien Président et ses amis envisagent la fonction juridictionnelle, simple instrument de puissance au service des ambitions personnelles. L'analyse juridique demeure très approximative. On observe notamment que le Président Sarkozy, durant son mandat, n'a nommé qu'un seul membre du Conseil constitutionnel, monsieur Michel Charasse, et non pas trois. Quand bien même il y en aurait trois, cette situation ne changerait d'ailleurs rien au fait qu'un membre du Conseil, une fois nommé, n'a plus rien à attendre de l'autorité qui l'a nommé. Il ne peut effectuer qu'un seul mandat, et on ne voit pas très bien quel intérêt il aurait à se placer volontairement sous l'autorité d'un ancien Président battu. 

Quoi qu'il en soit, le plus surprenant n'est pas là. Dans ce même article, il est précisé que le Président Sarkozy entend siéger sans renoncer à son cabinet d'avocat, et sans se sentir lié par l'obligation de réserve qui pèse sur les membres du Conseil. Autrement dit, l'objet est de profiter des avantages accordés aux membres du Conseil, sans accepter une seule des contraintes qui pèsent sur eux. Un Conseil constitutionnel "à la carte" en quelque sorte. 

Membre du Conseil constitutionnel et avocat

L'ancien Président considère qu'il peut parfaitement siéger au Conseil en conservant ses responsabilités dans son cabinet d'avocats. Tout au plus accepte t il de limiter ses activités de conseil aux dossiers internationaux, pour éviter les conflits d'intérêt. Ce propos est une simple déclaration d'intention et aucun instrument de contrôle ne permet de vérifier concrètement sur quels dossiers travaille un avocat. Le secret professionnel s'y opposerait de toute façon. 

Le régime des incompatibilités prescrit par l'article 57 de la Constitution interdit le cumul de la fonction de membre du Conseil constitutionnel avec celle de ministre ou de membre du palement. L'ordonnance du 7 novembre 1958 étend cette incompatibilité aux membres du Conseil économique, social et environnemental. Enfin, la loi organique du 19 janvier 1995 précise que les incompatibilités applicables aux parlementaires le sont également aux membres du Conseil. De fait, les membres du Conseil ne peuvent plus acquérir un mandat électoral ou "exercer une fonction de conseil qui n'était pas la leur avant le début de leur mandat". 

On peut considérer que "avant le début de son mandat", Nicolas Sarkozy était Président de la République et non pas avocat, ce qui conduirait à considérer qu'il y a incompatibilité. Mais on peut aussi considérer que Nicolas Sarkozy était effectivement avocat "avant le début de son mandat", puisqu'il a exercé de telles fonctions lors de sa "traversée du désert", entre 2000 et 2001. Le droit ne se montre guère éclairant sur la question. 

La pratique, quant à elle, va plutôt dans le sens du non cumul. Robert Badinter et Roland Dumas se sont tenus éloignés de leur cabinet d'avocat. Monique Pelletier avait choisi de cumuler les deux fonctions, mais elle y a renoncé. Il est vrai qu'elle n'a pas été Présidente de la République, et que les risques de conflit d'intérêt sont évidemment beaucoup plus réduits. Rappelons en effet que l'article 7 de l'ordonnance de 1958 interdit aux membres du Conseil de "consulter sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel". 

Portrait d'un membre de droit (Affiche de la campagne électorale de 1981)

Obligation de réserve

D'après le Figaro, Nicolas Sarkozy considère "que le fait de siéger parmi les Sages ne lui interdit pas de prendre parfois position dans la vie politique française". Il pense sans doute à M. Giscard d'Estaing qui lui a apporté son soutien lors de la campagne électorale. On songe aussi à Madame Simone Veil appelant à voter "oui" au referendum sur la Constitution européenne, en 2005, alors qu'elle était membre du Conseil. 

Ces choix, on doit le reconnaître, vont à l'encontre des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance de 1958 qui interdit aux membres du Conseil de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel". Mais comment serait il possible de savoir que tel ou tel sujet, évoqué par exemple dans un débat télévisé, ne donnera pas lieu ensuite à une QPC ? L'élargissement constant du contentieux constitutionnel rend très contraignantes cette obligation de réserve, même si Nicolas Sarkozy n'est pas le premier à envisager sa violation. 

Face à cette sorte de régime dérogatoire revendiqué par Nicolas Sarkozy, il appartient désormais au Conseil, et à lui seul, de se prononcer. L'article 10 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 prévoit que le Conseil peut décider, par un vote à bulletin secret, de la compatibilité entre la qualité de membres et les activités en cause. S'il les estime incompatibles, il peut prononcer la démission d'office de l'intéressé. 

Quelle que soit la réponse apportée aux revendications du Président Sarkozy, cette situation met une nouvelle fois en évidence les incertitudes qui pèsent sur le statut des membres du Conseil, et plus particulièrement sur celui des membres de droit. A dire vrai, il n'est pas anormal qu'un ancien Président de la République désire intervenir dans la débat politique. Ce qui est anormal, c'est qu'il siège au Conseil constitutionnel. 


jeudi 10 mai 2012

Laïcité, neutralité, et subventions

Le Conseil d'Etat a rendu, le 4 mai 2012, un arrêt Fédération de la libre pensée et d'action sociale du Rhône qui montre, une nouvelle fois, la souplesse du principe de laïcité, et sa capacité d'évoluer avec la société. La fédération requérante contestait la délibération du conseil municipal de Lyon attribuant à l'association Communauté Sant'Egidio France une subvention pour l'aider dans l'organisation des 19è Rencontres pour la paix. Elle considère que cette aide financière va à l'encontre de l'article 2 de la célèbre loi de séparation des églises et de l'Etat qui énonce que "La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte". Le tribunal administratif avait repris ces arguments et annulé la délibération. La Cour administrative d'appel a, au contraire, considéré que cette délibération ne viole pas le principe de séparation des églises et de l'Etat. C'est précisément cette analyse que le Conseil d'Etat confirme dans son arrêt du 4 mai. 

La neutralité

On le sait, le principe de laïcité figure dans l'article 1er de la Constitution, selon lequel "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Il implique d'abord la liberté de conscience. Aux termes de l'article 1er de la loi de 1905, la République garantit donc à chacun le libre exercice du culte de son choix. A ce principe de liberté de conscience s'ajoute celui de la neutralité de l'Etat, qui exclut toute religion officielle et impose à aux autorités étatiques une véritable obligation d'indifférence à l'égard de la religion. Le système français de laïcité repose ainsi sur l'idée que les convictions de chacun doivent être respectées et que la religion relève exclusivement de la sphère privée. 

Pierre Dumont (1884-1936). L'église de Vétheuil. Collection particulière

L'interdiction de financement public des cultes

Dès lors que la religion est un élément de la vie privée, il n'existe aucun financement public des cultes et le clergé n'est pas rémunéré par l'Etat, sauf dans la zone concordataire d'Alsace Lorraine. La loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat autorise néanmoins la création d'associations cultuelles auxquelles ont été dévolus les biens des établissements du culte. Ces groupements, fondés très simplement sur le fondement de la loi sur les associations de 1901, doivent avoir "exclusivement pour objet l'exercice d'un culte".

La jurisprudence traditionnelle se montre très rigoureuse et considère comme illégale toute subvention directe versée à une association cultuelle. Dès lors que ces groupements ont un objet exclusivement religieux, le juge considère que soit l'objet de la subvention est religieux et donc illégal, soit il n'est pas religieux et, dans ce cas, il se situe en dehors de l'objet social de l'association, autre cas d'illégalité (par exemple, dans l'arrêt du 9 octobre 1992, Commune de St Louis c. Assoc. Siva Soupramanien de St Louis).

Les éléments de souplesse

La sévérité de cette jurisprudence n'empêche tout de même pas l'établissement de certains liens financiers entre les collectivités publiques et les groupements religieux. 

Dans l'article 2 de la loi de 1905, figure ainsi l'autorisation de subventionner sur le budget de l'Etat les services d'aumônerie destinés à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics. D'autre part, l'interdiction de subvention n'interdit pas la rémunération de prestations spécifiques. Par exemple, l'administration pénitentiaire peut passer un accord financier avec une congrégation pour assurer la prise en charge des détenus, principe acquis par un arrêt du 27 juillet 2001, Synd. national pénitentiaire FO. La collectivité passe alors un contrat en échange d'une prestation déterminée. Elle ne subventionne pas un culte.

Enfin, rien n'interdit de renoncer purement et simplement à la contrainte imposée par l'association cultuelle, et son principe de spécialité auquel il est bien difficile de déroger. L'Etat ou les collectivités locales peuvent ainsi subventionner des activités d'intérêt général qui s'exercent dans un cadre confessionnel comme des hôpitaux ou des crèches. 

La qualification d'association cultuelle

Dans le cas de l'arrêt du 4 mai 2012, le Conseil d'Etat fait un pas de plus dans le raisonnement. Il se déclare en effet compétent pour qualifier la nature du groupement que la ville de Lyon a subventionné. Il fait ainsi observe que "les seules circonstances qu'une association se réclame d'une confession particulière ou que certains de ses membres se réunissent, entre eux, en marge d'activités organisées par elles, pour prier, ne suffisent pas à établir que cette association a des activités cultuelles". Une association de fidèles, dès lors qu'elle n'a pas pour mission d'organiser le culte, n'est donc pas une association cultuelle. En l'espèce, ce groupement se bornait à organiser un colloque réunissant des participants de différentes confessions. Quand bien même quelques "personnalités religieuses" figuraient parmi les participants, quand bien même les travaux étaient quelquefois interrompus pour permettre à chacun de remplir ses devoirs religieux, le groupement n'était pas une association cultuelle. La ville de Lyon pouvait donc parfaitement subventionner le colloque, sans violer la loi de 1905. 

Certains pourront penser que cet arrêt confère au juge la possibilité d'admettre ou non la légalité d'une subvention à partir de la qualification d'association cultuelle qu'il délivre lui-même. D'autres estimeront qu'une telle jurisprudence exprime une laïcité apaisée, une relation sereine entre les autorités publiques et religieuses.








lundi 7 mai 2012

La reconstruction du système judiciaire et des libertés publiques

Tout Président de la République nouvellement élu se trouve confronté au même risque, celui de décevoir ceux-là même qui ont voté pour lui. Dans le cas de François Hollande, le risque est peut être moins élevé, car il n'est jamais entré dans le jeu de la surenchère électorale, se limitant à formuler soixante engagements précis, parfaitement accessibles à tous sur internet

En cette période de crise financière et économique, les libertés publiques n'ont pas figuré au centre de la campagne électorale. Certaines d'entre elles ont été évoquées pour mieux les renier, et on se souvient du candidat Président mettant en cause les principes fondamentaux du droit des étrangers sans trop distinguer entre leur situation régulière ou irrégulière. D'autres ont été évoquées rapidement, comme l'intégration de la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l'Etat dans la Constitution, l'une des propositions du nouveau Président Hollande.

Les libertés ont pourtant considérablement souffert durant le quinquennat qui vient de s'écouler. Elles n'ont pas réellement disparu, mais ont fait l'objet d'un  grignotage lent et insidieux, au bout du compte, bien plus dangereux qu'une remise en cause directe et massive qui a au moins l'avantage de susciter une opposition immédiate. Aujourd'hui, il serait utile de réaliser un audit pour mesure l'ampleur des dégâts dans ce domaine. Sans aller jusque là, bien modestement, Liberté Libertés Chéries voudrait aujourd'hui dresser une petite liste des attentes dans ce domaine. Cette liste ne prétend pas exhaustive, et nous espérons bien que les lecteurs de LLC viendront compléter ce travail préparatoire. 

L'émergence de libertés nouvelles

Les plus visibles, celles qui constituent des promesses électorales identifiées, concernent l'émergence de libertés nouvelles. Le droit des homosexuels au mariage et à l'adoption, le droit de mourir dans la dignité,  l'adoption de principe de non-discrimination dans de multiples domaines. Ces réformes, à dire vrai, ne suscitent guère de difficultés, dès lors que le Président dispose d'une majorité parlementaire pour les voter. 

Plus difficile en revanche seront l'insertion de la loi de 1905 dans la Constitution et le droit de vote des étrangers aux élections locales. Elles exigent en effet une révision constitutionnelle et le recours soit au référendum, soit au vote du Congrès à la majorité qualifiée des 3/5è. La première procédure peut sembler bien lourde, et la seconde procédure plus risquée, car on ne sait pas encore si la majorité parlementaire socialiste regroupera les 3/5è du Congrès.  

Quoi qu'il en soit, ces réformes visibles ne doivent  pas cacher que l'objectif le plus immédiat doit demeurer la réparation des dommages causés aux libertés par le précédent quinquennat. 

La remise en état des libertés traditionnelles

Ces dernières années ont vu un lent travail de grignotage de certaines libertés traditionnelles. On pourrait multiplier les exemples.

Ainsi de la liberté d'expression. Souvenons nous de la loi du 5 mars 2009 qui confère au Président de la République le droit de nommer les Présidents des sociétés France Télévision et Radio France, et de faire pression sur eux lorsque le contenu des programmes ne le satisfait pas. Ce texte n'a t il pas permis, indirectement, l'éviction pure et simple d'humoristes de France Inter accusés de se montrer trop caustiques à l'égard du pouvoir en place ? 

Ainsi du droit au respect de la vie privée. Souvenons nous de l'extension considérable du champ d'application du Fichier national des empreintes génétiques (FNAEG), du "fichier des honnêtes gens" destiné à stocker des données biométriques sur l'ensemble des citoyens titulaires d'une pièce d'identité, voire du développement considérable de la vidéoprotection. Dans tous les cas, les intrusions dans la vie privée ont été autorisées, sur le fondement d'une démarche sécuritaire de plus en plus affirmée. 

Ainsi enfin du principe de sûreté. Le droit récent se caractère par la multiplication des internements administratifs. Il est vrai que le Conseil constitutionnel a bien souvent censuré ce types de dispositions et imposé une intervention du juge judiciaire, mais sans réellement pouvoir contester le principe même de ces procédures. C'est vrai pour l'hospitalisation sans leur consentement des patients psychiatriques, la rétention des étrangers en "Centre de rétention administrative" avant leur éloignement, voire la rétention de sûreté qui maintient en détention des personnes condamnées à l'issue de leur peine, sur la seule base d'une évaluation subjective du risque de récidive qu'elles représentent.

Tous ces exemples, et bien d'autres encore, témoignent de la lente dégradation de nos libertés et nécessitent des réformes rapides. Mais ces dernières ne seront efficaces que si, au préalable, le nouveau Président s'est attaqué à la reconstruction du système judiciaire. 

La reconstruction du système judiciaire

Le système judiciaire sort de cinq années de destruction. On pense d'abord à la réduction du nombre des postes, à la nouvelle carte judiciaire, en un mot aux conditions matérielles de l'exercice du service public de la justice. Mais cette dégradation n'est rien à côté de la destruction des fondements mêmes de la justice. 

Le premier d'entre eux est la séparation des pouvoirs, mise à mal par les conditions de nomination des magistrats. La réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) effectuée par le Président Sarkozy apparaît purement cosmétique. Si le Président de la République ne préside plus le CSM, ce dernier ne rend cependant que des avis sur la nomination des membres du parquet et le Garde des Sceaux peut donc passer outre cet avis. Qui a oublié que Philippe Courroye a été nommé  procureur de la République à Nanterre, malgré l'avis défavorable du CSM ? Il n'est guère surprenant, dans ces conditions, que ledit procureur ait attendu plusieurs mois avant d'envisager la saisine d'un juge d'instruction dans l'affaire Woerth-Bettencourt. Encore ne l'a t il fait qu'après injonction de la Cour de cassation.

Gilbert Thiel, Bernard Swysen et Marco Paulo. Le pouvoir de convaincre. 2012


Cet exemple illustre parfaitement le problème essentiel de notre justice qui est l'absence d'indépendance des membres du parquet. Ces derniers devraient appartenir à un corps séparé de magistrats, et dont l'indépendance serait garantie au même titre que celle des magistrats du siège. Une telle réforme est d'autant plus urgente que la Cour européenne, depuis l'arrêt Moulin du 23 novembre 2010, refuse de considérer les représentants du parquet comme des "magistrats" au sens du droit européen. Depuis cette date, l'administration Sarkozy s'est bornée à adopter quelques "pansements législatifs", substituant notamment le juge des libertés au procureur pour décider de la prolongation de la garde à vue. Mais le problème principal, celui de l'indépendance du parquet, n'est pas résolu. 

Enfin, il faut se souvenir de la menace qui a existe sur les juges d'instruction eux-mêmes. S'appuyant sur l'affaire d'Outreau, le Président Sarkozy, au début de son mandat, a entrepris de supprimer les juges d'instruction. A l'époque, il envisageait sérieusement l'adaptation du système américain, et de substituer à la procédure inquisitoire une procédure accusatoire considérée comme supérieure. Il est vrai qu'elle offre beaucoup de nouveaux débouchés aux avocats. 

A l'appui de cette réforme, le Président déplorait alors, non sans hypocrisie, la trop grande puissance d'un juge d'instruction seul et souvent inexpérimenté. En réalité, on se méfiait non pas de la puissance, mais de l'indépendance de ces magistrats. Quant à leur manque d'expérience, il suffisait d'y remédier en nommant à ces postes des magistrats titulaires d'une solide expérience, plus anciens dans la carrière, et évidemment mieux rémunérés. C'est ce qui doit être fait aujourd'hui, et très rapidement afin de garantir aux citoyens leur droit à une justice indépendante et efficace. 

Le Président François Hollande doit maintenant s'attaquer à ces différents chantiers. La réforme des libertés n'est pas nécessairement la plus spectaculaire, car il est sans doute nécessaire de reconstruire les fondements de notre système judiciaire avant de créer de nouveaux droits au profit des citoyens. C'est le seul moyen de rétablir la confiance en la justice.